Richard Lesage, bibliothécaire à Harvard University: « Notre histoire est notre richesse. Pourquoi en avoir peur ? »

On dit qu’il y a des Mauriciens partout. Il y en a en tout cas un dans l’antre d’une des plus importantes bibliothèques du monde, la Widener Library, à Harvard University. Là, Richard Lesage, Librarian for South and South East Asia, apporte et approfondit sans cesse son expérience née de son métissage mauricien. Nous ne devrions pas avoir peur de notre histoire, dit celui qui a corroboré études généalogiques et génétiques pour explorer et affirmer ses racines autant européennes qu’asiatiques.

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Né en 1955 à Vacoas, Richard Lesage a, comme il aime à le rappeler, grandi « à l’ombre des grands camphriers. » Il en a peut-être gardé le goût de ce qui pousse en cherchant toujours plus loin, toujours plus haut. Après avoir fréquenté le collège du St-Esprit, il rejoint le Foyer Mgr Murphy, puis s’envole pour des études au séminaire de Rome. Devenu jésuite en 1980, il va poursuivre sa formation pendant plusieurs années en Inde, puis de nouveau en Italie et en France. Il travaille ensuite deux ans à Maurice, dans la paroisse de Plaine Magnien-L’Escalier. Ce dont il dit garder de très bons souvenirs.

Cela n’empêche pas qu’il se retrouve confronté, peu après, à une remise en question de sa vocation. Ayant décidé de changer de voie, il joue à la Green Card Lottery organisée par le département d’État américain, qui permet à des personnes appartenant à des groupes sous-représentés de s’installer aux États-Unis. Bingo ! Le voilà à Boston, en 1997. Après avoir exercé divers petits boulots, il postule à l’université de Harvard, où il obtient le poste d’assistant-bibliothécaire, dans la section de French and Italian Collection Development.

En 2000, alors qu’il étudie en vue d’obtenir une maîtrise en bibliothéconomie du Simmons College de Boston, Richard Lesage décroche un poste à la Houghton Library, qui abrite spécifiquement les ouvrages rares et manuscrits que détient Harvard. Là, il va coordonner un projet de recatalogage de la prestigieuse collection de Harry Elkins Widener. Imaginez plutôt : quelque 3 300 ouvrages, principalement de littérature anglaise, avec des dédicaces et annotations de la main d’auteurs comme Coleridge, Wordsworth, Dickens. « Je naurais jamais cru que je tiendrais un jour entre mes mains le first folio de Shakespeare ou un exemplaire original de Songs of Innocence and Experience annoté par William Blake lui-même ! »s’extasie Richard Lesage.

Fort de cette exceptionnelle expérience, il va ensuite devenir Projects Librarian dans le Preservation Department de la Widener Library de Harvard. Là, il travaille sur divers projets, dont la Latin American Pamphlet Digital Collection (collection de 5 000 pamphlets rares ou uniques de l’Amérique latine du 19e siècle) ; le Harvard Project on the Soviet Social System Online (collection numérique qui donne accès à divers documents sur la société soviétique entre 1917 et les années 1940) ; ou encore le TibetanLiterary Heritage, qui a consisté à numériser 10 millions de pages d’ouvrages littéraires tibétains ayant survécu à la révolution culturelle chinoise.

Après avoir été le Technical Services Librarian de la section Afrique et Asie de la Harvard College Library, il est, depuis 2013, Librarian for South and South East Asia. Outre l’anglais, le français, le kreol et l’italien, ses années indiennes ont en effet mis à son palmarès linguistique l’hindi, le tamoul et une certaine connaissance du sanskrit. Il collecte également les ouvrages en bengali, tibétain, thaï, laotien, khmer, indonésien et malais. Il a aussi contribué à étendre la partie mauricienne, notamment en faisant don d’ouvrages de Dev Virahsawmy à la section Afrique subsaharienne. Aujourd’hui, une pléiade d’ouvrages d’auteurs mauriciens sont disponibles à la Harvard Library.

Né d’une mère anglaise et d’un père mauricien, Richard Lesage raconte aussi avoir « grandi parmi les Blancs. » Mais très tôt, « j’ai senti qu’il y avait une différence. Je me sentais marginal », avoue-t-il. Sa tante Olga, vers qui on le renvoie pour les questions ayant trait à la généalogie familiale, a parsemé ses diagrammes de mentions affichant « métissage ».
Sous ce mot, la réalité de petits artisans blancs prenant pour femmes des Indiennes. Certaines venant du Kerala, d’autres d’Andhra Pradesh. « Au début, je croyais qu’il s’agissait de femmes libres. Jusqu’à ce que l’historien Richard Allen m’apprenne qu’il y avait à cette époque un vaste trafic d’enfants, en particulier de filles, prises en Inde et vendues comme esclaves dans les Mascareignes, où elles deviennent les servantes-épouses de ceux qui les achètent. »

De retour aux Archives, il va effectivement découvrir, dans les livres d’affranchissement de la période révolutionnaire, les noms de femmes de sa généalogie, qui ont été affranchies à l’âge de 18 ans… En général juste avant la naissance de leur premier enfant. « La genèse des gens de couleur à Maurice se trouve là aussi »,
fait-il ressortir.

Il y a deux ans, il décide d’essayer de corroborer ces découvertes par les tests génétiques disponibles aux États-Unis. « Et là, j’ai appris que j’étais à 81% Européen et à 17% South Asian », raconte-t-il. « J’en ai éprouvé non seulement joie et fierté, mais aussi une grande paix », confie Richard Lesage. Pour lui, « il ne sert à rien de vouloir vivre dans une société de mensonges et de faux-semblants. C’est un appauvrissement », estime-t-il.

« Les Archives nationales de Maurice, c’est une mine. Il y a là des trésors », dit celui qui les a fréquentées depuis tout petit, quand il allait y passer ses vacances avec sa tante qui y a travaillé notamment avec Auguste Toussaint. « Mais je ne comprends toujours pas que l’on n’ait pas trouvé les moyens d’abriter ces archives de façon plus adaptée. Elles documentent non seulement une part importante de l’histoire de Maurice, mais aussi une tranche de l’histoire de l’humanité. »

Pour Richard Lesage, l’histoire du peuplement de Maurice, dans toute sa diversité et complexité, constitue notre patrimoine commun, toutes catégories confondues. « Il ne faut pas morceler le patrimoine, il appartient à tous et il est d’importance pour chacun de nous. Le connaître est essentiel pour créer un réel mauricianisme. Pour apprendre que nous sommes multiples, et riches de cela », insiste-t-il.

À Harvard, Richard Lesage se plaît bien dans la vie qu’il y a créée avec la solaire et dynamique Rhea, une collègue d’origine grecque devenue son épouse en 2001. Uniquement séparés par quelques étages, le couple apprécie d’être plongé dans les collections qu’ils gèrent respectivement à la Widener Library. Mais il serait plus qu’intéressé à partager son expertise avec son pays natal, à faire valoir la nécessité d’une véritable bibliothèque académique. « Comment écrire l’histoire de son pays en se basant sur des mythes ? Il faut du contenu, et pour cela, il faut pouvoir se pencher sur nos sources premières. »

Encore faut-il espérer pouvoir faire mentir l’adage qui voudrait que « nul n’est prophète en son pays »

Quand une bibliothèque émerge du naufrage du Titanic

Au beau milieu du Harvard Yard, la Widener Library affiche ses imposantes colonnades. Dans le réseau de la Harvard Library, qui regroupe 73 bibliothèques totalisant 19 millions d’ouvrages, la Widener s’impose en effet comme la tête de proue, avec ses 3,5 millions d’ouvrages répartis sur 92 km d’étagères… Et son histoire est singulière. Elle tient en effet son existence, quelque part, du naufrage du Titanic.

En avril 1912, le jeune Harry Elkins Widener, 27 ans, businessman et collectionneur de livres, embarque avec ses parents à bord du Titanic. Son père et lui meurent dans le naufrage qui s’ensuit. Sa mère, Eleanor Widener Rice, y survit. En 1915, elle fait construire à Harvard, dont son fils était diplômé, la Widener Library, qui abrite notamment la bibliothèque ayant appartenu à Harry Widener au moment de son décès, de même que quelques ajouts notoires effectués par sa famille après cette date.

Cette collection de quelque 3 300 ouvrages recèle un grand nombre d’œuvres rares. En 1944, un des rares exemplaires encore existants de la Bible de Gutenberg (que l’on peut en ce moment y voir en exposition), fut ajouté à la collection par George D. Widener et sa sœur.

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