SHAKEEL MOHAMED : « Maurice est déjà en situation de crise »

Notre invité de cette semaine est Me Shakeel Mohamed, avocat, député et chef de file du Parti Travailliste au Parlement. Dans cette interview réalisée vendredi matin, Shakeel Mohamed passe en revue l’actualité et termine sur les « réalités » mauriciennes qui l’obligent a restreindre ses ambitions politiques.
 
Certains observateurs trouvent que le gouvernement n’a toujours pas décollé, qu’il ne maîtrise pas certains dossiers, qu’il est empêtré dans les contradictions des partenaires de l’alliance, des ministres. C’est un avis que vous partagez sûrement !
C’est un bon résumé du fonctionnement du gouvernement. Ou plutôt de son non-fonctionnement. Qu’est-ce que le gouvernement fait bien ? De la communication. Mais au fil du temps, on commence à réaliser que ce n’est que de la com qui ne repose pas sur grand-chose, qui n’apporte pas de résultats concrets. Lutchmeenaraidoo l’a fait avec le budget, Jugnauth également avec la vision 2030. L’emballage était bien fait, la séance bien organisée, mais les promesses n’ont pas été réalisées, l’action n’a pas suivi le discours. Il ne suffit pas de choisir les mots justes, symboliques, de dire « ce projet a un gros potentiel et nous allons le réaliser ». Que « nous allons créer des emplois par milliers », que « dans deux ans nous serons en situation de plein emploi ». Surtout quand l’analyse chiffrée des projets ne colle pas avec les promesses. Permettez-moi de parler de la dernière promesse du vice-Premier ministre Soodhun. Il vient d’annoncer que l’Arabie Saoudite va construire un super hôtel à Maurice et que le fils du roi va venir personnellement s’occuper de la construction d’une marina ! C’est un exemple de ce que fait le gouvernement. Il y a beaucoup de déclarations et de communications vides de contenu. On commence à s’en rendre compte.
 
Quel est le principal reproche que vous faites au gouvernement ?
De ne pas se mettre au travail sérieusement pour se concentrer dans une campagne de palabres sur ce que le précédent gouvernement a fait. Une partie du question time parlementaire est consacrée à cet exercice de déballage. Par ailleurs, la « gestion » de l’affaire BAI a été tellement mal faite qu’elle a occupé la majorité du temps du gouvernement depuis le mois d’avril, et ce n’est pas fini.
 
N’est-il pas normal de révéler les frasques du précédent gouvernement ? Les Mauriciens ne doivent-ils pas savoir que Navin Ramgoolam a dépensé Rs 13 millions en location de voitures lors de ses séjours à Londres ? Et on ne cite qu’un exemple !
Il faut savoir que, parfois, les réponses à ces questions spéciales ne sont pas exactes. Je ne crois pas dans l’exactitude des informations qui émanent du PMO pour les réponses parlementaires. D’autant qu’au PMO on peut facilement perdre des rapports, comme celui intérimaire sur les courses à Maurice. Le PMO est manipulé, il fonctionne comme un bureau politique. Ces questions dirigées font partie de la com, d’une campagne orchestrée pour détourner l’attention de l’incompétence du gouvernement.
 
Ce n’était pas mieux à l’époque du gouvernement travailliste !
Je ne vais vous dire que c’était parfait, mais on ne faisait pas que ça. Oui, il y avait des problèmes à l’époque du gouvernement PTr. Oui, la MBC s’était spécialisée dans le culte de la personnalité, mais je n’ai pas hésité à traîner la MBC en cour — contre les instructions de Navin Ramgoolam — et à avoir gain de cause.
 
Vous avez envoyé une lettre à l’IBA pour dénoncer la MBC. C’est un gag ! Mais, plus sérieusement, ce que ce vous reprochez à Roshi Bhadain aujourd’hui, n’est-ce pas ce que le gouvernement précédent a demandé à Dan Callikan de faire pendant des années : mettre la télévision au service d’un gouvernement et de ses ministres ?
Tout d’abord, permettez-moi de vous rappeler que j’avais déjà rapporté Dan Callikan à l’IBA. C’est vrai que c’est le même travail mais avec une différence de taille. Callikan était employé pour faire ce travail, alors que Bhadain est un élu du peuple qui n’est pas censé faire ce travail de manipulateur de la télévision. Nous avons affaire à un politicien qui s’occupe ouvertement de la « gestion » de la télévision publique. Il se permet de choisir son journaliste pour l’accompagner dans ses missions. C’est du jamais vu. Il est évident que M. Bhadain jouit d’un pouvoir de décision très fort au sein du gouvernement.
 
Qu’est-ce qui lui donne droit à ce fort pouvoir de décision selon vous ?
Au fait que le Premier ministre ne peut pas gérer le pays en dehors de ses coups de gueule rappelant l’Anerood Jugnauth d’antan. Il s’attendait que son fils Pravind prenne la relève comme Premier ministre l’année prochaine, mais le problème juridique de son fils a affecté sa stratégie. Il ne peut pas rely sur Xavier Duval, qui pense qu’il peut devenir lui-même Premier ministre. SAJ se repose donc sur l’ami proche de Pravind Jugnauth, Roshi Bhadain, qui, déjà, agit comme calife à la place du calife.
 
Faites-vous partie de ceux qui trouvent que le gouvernement manque de cohésion ?
Oui. Surtout après ce que Soodhun a déjà dit publiquement sur Xavier-Luc Duval avant de se rétracter. Mais je dois reconnaître que les membres du gouvernement méritent un oscar pour leur hypocrisie, pour leur capacité à faire croire que tout va bien, alors que derrière, ils se tendent des pièges.
 
Nous avons parlé du gouvernement qui ne décolle pas. Est-ce que l’opposition, elle, a décollé ?
Non. Il est plus facile de trouver une cohésion quand on est au pouvoir, car il s’agit de travailler pour le pays. Dans l’opposition, c’est autre chose, surtout avec opposition actuelle. L’alliance entre le PTr et le MMM n’existe plus mais sa courte union a laissé des traces. Le MMM s’est scindé en trois partis et il y a une course chez les anciens militants pour essayer d’entrer les premiers au gouvernement. Le PTr a été clairement secoué aux dernières élections…
 
Secoué ou anéanti ?
Sérieusement secoué. Le PTr a connu de moments pires dans le passé, ne serait-ce qu’aux élections de 1982 et de 1991. Dans le premier cas, il n’avait pas pu faire élire un seul député. Dans le deuxième cas, seulement trois. Le PTr a perdu les dernières élections par sa faute, parce qu’il a déplu à la population. Un des éléments de cette défaite est d’avoir présenté Bérenger comme Premier ministre et Ramgoolam comme Président. Nous avons fait cette analyse et la nouvelle équipe PTr au Parlement n’est pas faite de gens qui ne disent pas les choses dans les instances dirigeantes. Nous ne sommes pas là pour faire l’éloge des anciens, et cela a surpris.
 
Mais l’appareil du parti n’est-il pas toujours contrôlé par les anciens ?
L’appareil du parti est aujourd’hui partagée entre les anciens et les plus jeunes, mais nous sommes dans une situation de transition.
 
Période qui n’a pas duré longtemps. Quand Arvin Boolell a voulu mettre de l’ordre, on lui demandé d’aller jouer ailleurs et le leader en congé a repris sa place vite fait.
Il est tout à fait normal qu’il y ait des secousses au sein du parti Après la défaite de 2014. Il est normal que certains se proposent pour diriger le parti et que les partisans du leader en congé ne voient pas cela d’un bon oeil. C’est un fonctionnement démocratique. Je dis que nous sommes en transition parce que beaucoup d’anciens ont déjà signifié leur intention de se retirer, ce qui va permettre d’apporter du sang neuf au parti.
 
En mai, vous avez déclaré que Navin Ramgoolam était le handicap du Parti travailliste. Puisqu’il est toujours leader des rouges, cela signifie-t-il qu’il a été soigné et a guéri de ce handicap ?
Oui, de plusieurs façons. Je pense que mon analyse était juste. En France, en Grande-Bretagne, dans les grandes démocraties, quand le leader perd les élections, il se retire. Nous ne sommes pas obligés de faire la même chose, mais je crois qu’en cas de lourde défaite, le leadership du parti doit être remis en question. Ce n’était pas le cas en mai quand j’ai fait la déclaration que vous citez. Mais, depuis, il y a eu des discussions au sein du parti et Navin Ramgoolam s’est remis en question sur son style, son passé, ce qu’il a fait, ce qu’il n’a pas fait, sa stratégie. Nous savons au sein du parti qu’il a reconnu ses erreurs.
 
Et les enquêtes de toutes parts qui sont faites contre lui ?
J’ai eu une conversation avec le ministre Bhadain, qui a admis qu’il était possible que Navin Ramgoolam ne soit pas trouvé coupable dans les affaires initiées contre lui à Maurice. Il me parlait en tant qu’avocat s’adressant à un de ses confrères, pas en tant que politicien. Mais par contre il m’a dit que Navin Ramgoolam aura des problèmes avec le FBI et les autorités chargées de la répression des fraudes en Grande-Bretagne. Je vous rappelle que Bhadain a été le membre du gouvernement qui portait les attaques contre Navin Ramgoolam. Le fait qu’aujourd’hui il semble ne plus être sûr de son point me semble important. Pour moi, le gouvernement veut que Navin Ramgoolam ne soit plus le leader du PTr parce qu’il a peur de lui et de la possibilité, réelle, qu’il puisse revenir au pouvoir. Parce qu’il est populaire et qu’à sa manière il a su être un bon gestionnaire.
 
Pour avoir Rs 200 millions dans ses coffres forts, il faut être un bon gestionnaire !

Navin Ramgoolam a choisi de garder les millions des contributions dans ses coffres. Anerood Jugnauth, lui, a choisi de mettre ses millions dans le Sun Trust Building. Tous les partis politiques reçoivent des contributions en période d’élection. On a mis l’accent sur cela pour tenter de décrédibiliser Navin Ramgoolam.
 
Vous n’êtes pas choqué par le fait que Navin Ramgoolam avait plus de Rs 200 millions chez lui ?
Pas du tout ! Ce qui m’irrite dans cette affaire, c’est que cette somme n’ait pas été utilisée plus tôt pour construire le bâtiment du PTr, tout comme les Jugnauth ont bâti celui du MSM.
 
Vous pensez sérieusement que Navin Ramgoolam peut revenir au pouvoir dans l’avenir ?
Oui. Vous me direz que Navin Ramgoolam a beaucoup de cases contre lui. Mais on oublie que Pravind Jugnauth a été élu aux dernières élections alors qu’il était sous caution dans l’affaire MedPoint. On savait qu’il était un Premier ministre potentiel et malgré sa caution, on l’a élu. Alors, dites-moi ce qui pourrait empêcher Navin Ramgoolam d’être élu ?
 
Anerood Jugnauth avait donc raison de dire que « moralité pas rempli ventre ! « 
Je ne trouve rien d’immoral dans le fait que les partis politiques reçoivent des contributions financières. Ce que je trouve immoral, c’est l’hypocrisie du gouvernement sur ce sujet. Le cinéma autour des affaires de Navin Ramgoolam n’intéresse plus autant les Mauriciens. Ce qui les intéresse, ce sont les promesses de la campagne électorale qui n’ont pas été tenues. L’alliance Lepep avait promis de résoudre le problème du chômage en créant des milliers d’emploi, de faire baisser les prix, d’instaurer un salaire minimum. À la place, le gouvernement nomme des médecins qui sont proches des politiciens dans le service civil. Et malgré cela, le ministre Gayan est toujours en poste à la Santé, malgré ses déclarations.
 
Anerood Jugnauth a dit que la déclaration de Gayan sur la méthadone était une boutade, un joke. — Et quand le même Anil Gayan a déclaré au Parlement qu’il était étonné de voir un non-hindu à la tête du groupe parlementaire du PTr, c’était également un joke, une boutade ?
En France, pour bien moins que ça, Nadine Morano (ndlr : à l’effet que la France est « un pays de race blanche ») a été condamnée par tous les leaders politiques, à l’unanimité. À Maurice, Ivan Collendavelloo, le leader du Mouvman Liberater, dit comprendre les propos d’Anil Gayan et Anerood Jugnauth les traite de boutade. L’alliance Lepep a promis de faire les choses différemment du PTr, après presque un an de pouvoir, rien n’a changé à Maurice. Combien de temps les Mauriciens vont-ils le supporter ?
 
Que va-t-il se passer selon vous ?
L’année prochaine, le chômage va augmenter. Tous les économistes le disent, sauf Vishnu Lutchmeenaraidoo et Showkutally Soodhun. Les Mauriciens ont peur de dépenser pour des achats de première nécessité. Les investisseurs ne viennent plus à Maurice. Il est clair que 2016 sera pire que cette année. Est-ce que le gouvernement peut se ressaisir ? Je ne le crois pas. Nous sommes déjà dans une situation de crise. La déception et la colère de la population risquent de mener Maurice à une explosion sociale qui sera incontrôlable.
 
Les journalistes ont noté que vous entretenez d’excellents rapports au Parlement avec votre ex-adversaire préféré, Paul Bérenger. Vos koutyou-koutyou au Parlement sont-ils le prélude à un nouvel épisode de koz-kozé rouge-mauve ?
Pendant longtemps Paul Bérenger et la famille Mohamed ont été des adversaires acharnés. Nous avons été très méchants des deux côtés, et avec le recul, je ne suis pas sûr que cela ait fait honneur à la politique mauricienne. Paul Bérenger et moi avons eu l’occasion de nous connaître et de nous apprécier, mais ce n’est pas une histoire d’alliance politique. Nous parlons, nous partageons des idées, mais je n’oublie pas qu’une des raisons qui nous ont fait perdre les élections est d’avoir proposé Bérenger comme Premier ministre.
 
Donc, pas de dialogue pour un koz-kozé plus tard ?
Écoutez, je dialogue aussi avec Xavier et Adrien Duval, et d’autres du PMSD.
 
Vous ne dialoguez pas avec les membres du MSM ?
C’est différent. Le MSM veut savoir ce qu’il va faire si jamais il devait remplacer le PMSD et on sait qu’Alan Ganoo attend derrière la porte. Peut-être même que Bérenger entrera au gouvernement. Comme vous le savez, à Maurice, tout est possible en politique. En tout cas, la seule certitude que j’ai c’est que le PTr ne va pas entrer au gouvernement, en dépit des appels de pied du MSM vis-à-vis des députés rouges. Le MSM est numériquement plus fort au sein de l’alliance, mais il est faible au sein de l’assemblée nationale en termes de membres pouvant avoir une image nationale.
 
Prévoyez-vous un rajeunissement de la classe politique ou allons-nous continuer avec les mêmes qui sont dans l’arène depuis les 20 dernières années, au moins ?
Je crois qu’il est temps de faire voter une loi pour limiter le poste de Premier ministre à deux mandats. Il faut permettre à une nouvelle génération de renouveler le personnel et le leadership politique mauricien.
 
Vous pensez que les leaders actuels vont se retirer et céder la place sans réagir ?
Ce ne sont pas eux qui décident, mais les électeurs. En ce qui concerne le PTr, les électeurs ont fait savoir aux dernières élections qu’ils voulaient d’un renouvellement. Ils ont élu des candidats plutôt jeunes en rejetant les autres. Il est nécessaire de renouveler les appareils des partis politiques. Les plus grands politiciens sont ceux qui savent se retirer de la politique à temps. Avant d’être trop usés.
 
Vous êtes le chef de file des travaillistes au Parlement, mais vous n’êtes pas membre du bureau politique rouge. Cette situation vous frustre-t-elle ?
Je ne suis même pas dans la hiérarchie du parti et j’admets que c’est frustrant. Étant chef de file au Parlement dans un autre pays, il aurait été normal que je sois candidat au leadership du parti.
 
Pourquoi ne le faites-vous pas ?
Parce que je n’ai pas les « qualités » nécessaires selon les critères de la politique mauricienne. C’est une réalité que je suis obligé d’accepter. Je remplis mon rôle en tant que député, je pense faire un travail au Parlement, je me contente de ça.
 
Avez-vous été obligé de ne pas aspirer au leadership du PTr ?
C’est une bonne formule. J’ai été obligé de faire face à la réalité et je l’ai acceptée.
 
Et les politiciens s’étonnent publiquement que les jeunes se désintéressent de la politique !
Quand je suis revenu à Maurice, en 1992, et que je m’étonnais du fonctionnement des partis politiques, mon père m’a dit qu’il avait posé la même question quand il était revenu au pays après ses études, dans les années 1960. Finalement, je suis obligé de constater que les choses évoluent très lentement dans le domaine politique.
 
Il y a quatre ans, on vous interrogeait ici même sur la succession politique chez les Mohamed et vous nous aviez dit que vous destiniez votre fils à devenir un jour Premier ministre. Vous maintenez ces propos ?
Je viens de vous parler de mon incapacité à réaliser mes ambitions politiques en raison des « réalités » mauriciennes. Du temps s’est passé depuis cette interview et des choses ont changé. À l’époque, je n’avais qu’un fils et aujourd’hui j’en ai trois. Je suis heureux comme père et je souhaite à mes enfants de vivre dans une île Maurice différente, où ils n’auront pas à faire face aux mêmes situations que moi. J’espère qu’ils feront ce qu’ils ont envie de faire dans la vie et qu’ils pourront réaliser leurs rêves en toute liberté dans une île Maurice différente, débarrassée de tout ce qui nous emprisonne encore mentalement aujourd’hui.

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