This is the dark time, my love

Le noir du deuil national a recouvert la Grande Bretagne, après l’annonce, ce jeudi 8 septembre, du décès de la reine Elizabeth II à l’âge de 96 ans. A travers le monde, cette annonce suscite émotion et hommages. Contrastés.
Que l’on aime ou pas la monarchie, Elizabeth II a indéniablement incarné une époque. Souveraine à tout juste 25 ans à la mort de son père George VI en février 1952, elle pose une élégance et une distinction qui, au fil des années, évolueront vers une figure de bienveillante sagesse au cœur d’un monde sur-agité.
Lors de sa visite officielle de trois jours à Maurice en mars 1972, accompagnée du prince Philip, duc d’Édimbourg, elle attire les foules : quelque 250 000 Mauriciens auraient tenu à être présents sur le passage du cortège officiel, pour tenter de la voir. Dans beaucoup de maisons, sa photo trône en bonne place, parfois à côté de la Vierge Marie.
Mais si elle est le temps de l’hommage, la mort est aussi le temps d’un bilan. Et dire à quel point Elizabeth II a incarné une époque qui disparait avec elle, c’est aussi dire qu’elle n’a pas marqué cette époque uniquement pour les bonnes raisons.
Dans un post sur Facebook, le journaliste et écrivain guyanais Ruel Johnson écrit ceci le 9 septembre dernier : « Know your history. You have been fed a carefully curated image of cups of tea and crumpets and curtsies and corgis when what exists was built upon blood and injustice.”
Il fait ici référence à l’histoire de son pays, petite colonie sud-américaine connue comme British Guiana jusqu’en 1966, date de son indépendance (et dont l’histoire présente un certain nombre de similitudes avec celle de Maurice).
En 1953, face aux revendications locales s’inscrivant dans une mouvance internationale d’indépendance, la Couronne britannique décide de créer une nouvelle Constitution. Les premières élections législatives donnent au Parti Populaire Progressiste (PPP) de Cheddi Jagan (parti de gauche) une très large victoire avec 18 sièges sur 24 à l’Assemblée. Ce qui n’est pas du goût de la Grande Bretagne, qui supprime la Constitution, démantèle le parti, et envoie ses troupes pour réprimer violemment la contestation.
Ruel Johnson rappelle ainsi qu’en 1954, deux ans après l’accession d’Elizabeth II au trône, le jeune poète guianien Martin Wylde Carter, lui-même un an plus jeune que la monarque, a été jeté en prison pour avoir manifesté, aux côtés de Cheddi Jagan, contre the rule of the British Empire sur son pays.
Et c’est en prison que Martin Wylde Carter écrit ce poème :
« This is the dark time, my love,
All round the land brown beetles crawl about.
The shining sun is hidden in the sky
Red flowers bend their heads in awful sorrow.
This is the dark time, my love,
It is the season of oppression, dark metal, and tears.
It is the festival of guns, the carnival of misery.
Everywhere the faces of men are strained and anxious.
Who comes walking in the dark night time?
Whose boot of steel tramps down the slender grass?
It is the man of death, my love, the strange invader
Watching you sleep and aiming at your dream. »
Du Guyana à l’Inde, on ne peut faire l’impasse sur ce qu’aura aussi été l’entreprise coloniale britannique alors qu’Elizabeth II est déjà monarque. A Maurice, nous ne pouvons overlook le contentieux très douloureux qui nous oppose à la Grande Bretagne depuis 1968, et de façon renouvelée aujourd’hui : l’affaire des Chagos. Le sort des Chagossiens.
Il se trouve que la date du décès d’Elizabeth II, le 8 septembre, correspond aussi à la date de naissance de Charlesia Alexis. Celle qui a vu le jour le 8 septembre 1934 à Diego Garcia est une des incarnations de ce qu’une grande puissance peut infliger à un peuple démuni : la déportation, l’exil forcé, la maltraitance, le mépris. Comme plus de 2 000 autres personnes étant nées et ayant vécu aux Chagos, Charlesia Alexis a souffert dans sa chair de leur déportation forcée lorsque, dans le cadre du processus aboutissant à l’indépendance de Maurice en 1968, les Britanniques décident de détacher cette partie du territoire mauricien pour le louer aux Etats Unis, pour y établir l’une de leurs plus importantes bases militaires. Broyée par les conditions inhumaines de cet exil forcé, Charlesia restera jusqu’au bout une femme meurtrie et en colère, qui s’est toujours battue pour retourner chez elle. Entre celle qui, pieds nus mains nues, affrontait la police à Port Louis en mars 1981 et celle qui, malade, décède à Crawley en décembre 2012, il y a cette femme-là.
Une femme qui chante le patrimoine des Chagos comme en témoigne l’enregistrement réalisé avec Philippe de Magnée pour le PRMA.
Une femme qui rit de tout son foutan à la face de ses indécents oppresseurs.
Une femme debout, farouche, femme-vigie qui a longtemps regardé le soleil couchant en espérant que la fermeture entre la mer et le ciel s’ouvrirait pour laisser passer le bateau qui la ramènerait là-bas, chez elle, dans ces îles où la vie avait la rugosité d’une noix de coco, la joie d’un samedi de fête, la douceur d’un berceau d’enfant…
Cette histoire n’est pas finie. Elle est même plus que jamais d’actualité.
Car n’oublions pas que la Grande Bretagne refuse toujours, actuellement, de reconnaître l’avis consultatif de février 2019 de l’ONU qui affirme que l’excision de l’archipel des Chagos du territoire de Maurice était « unlawful », que le fait que le Royaume Uni continue de gérer les Chagos est un « wrongful act of a continuing character » et que les Britanniques doivent mettre fin à leur administration des Chagos « dans les plus brefs délais ».
Trois ans et demi plus tard, la Grande Bretagne n’a toujours pas obtempéré. Comme le dit l’ONU, la décolonisation de Maurice est donc incomplète. Ce qui revient à dire que la Grande Bretagne ne nous a toujours pas accordé une indépendance totale…
On peut dire que ce sont les Premiers ministres britanniques et leurs gouvernements successifs qui sont responsables de cet état de fait. Mais on ne peut faire l’impasse sur le fait que les premiers jugements de la Haute Cour de Londres reconnaissant que les Chagossiens devaient pouvoir retourner dans leur archipel ont été cassés en 2004 par des orders in council, émis par la Reine d’Angleterre.
Une injustice qui a notamment fait réagir l’avocat Philippe Sands, qui vient de sortir un ouvrage intitulé La dernière colonie.
Celui-ci est déjà connu pour avoir contribué à la création de la Cour pénale internationale, plaidé contre le massacre des Rohingyas, paru contre Pinochet au Chili ou dans des grands procès des meurtres de masse de l’ex-Yougoslavie ou du Rwanda, dénoncé l’illégalité de la guerre en Irak et la torture à Guantánamo. En 2010, il a accepté de représenter l’Etat mauricien devant les tribunaux internationaux, et de convaincre les juges que la «dernière colonie» britannique en Afrique appartient en vérité à Maurice. Face à la cour de La Haye en 2019, il a fait témoigner Liseby Elisé, déportée des Chagos en 1974, il a plaidé, passionnément, et la Cour Internationale de Justice a tranché: l’archipel fait partie de Maurice, selon la Cour internationale de justice (CIJ), et la Grande-Bretagne doit le lui restituer.
Sands dit avoir entendu ce jour-là «le fracas du pouvoir qui change de camp». Mais la Grande Bretagne refuse toujours de renoncer à son pouvoir pourtant jugé illégal. C’est aussi cela, notre rapport au pays de la Reine.
Le chagrin de vies saccagées, la force d’un combat jamais abdiqué…
La romantisation de la monarchie arrive en tout cas à un terme avec le décès d’Elizabeth II. Il y a le deuil d’une famille, il y a le deuil d’un pays, il y la reconnaissance de certaines qualités et valeurs qu’a incarnées cette souveraine, et il y a aussi la nécessité de faire face à notre réalité : nous sommes toujours dans le dark time d’une guerre de pouvoir autour d’une décolonisation qui refuse de se conclure véritablement. Et d’une nouvelle « colonisation » menée par de nouvelles puissances, plus seulement occidentales mais orientales cette fois.
Question brûlante : jusqu’où devrons-nous faire le deuil de notre souveraineté?

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SHENAZ PATEL

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