Vassen Kauppaymuthoo : « Au niveau écologique, les années à venir seront très difficiles »

Pour respecter la tradition, nous sommes allés, en ce début d’année, à la rencontre de l’ingénieur en environnement Vassen Kauppaymuthoo. Comme d’habitude, il partage son bilan écologique de l’année écoulée et les perspectives pour 2023. Le tout sur un mode très pessimiste.

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Vous nous disiez au début de l’année dernière que les Mauriciens étaient conscients de la dégradation de la situation environnementale dans le monde et à Maurice. Depuis, cette prise de conscience a-t-elle augmenté ?

— Je crois que le Mauricien se trouve face à une situation où il a d’autres préoccupations que la protection de l’environnement. Ses préoccupations sont d’ordre social, financier, et il n’arrive plus à envisager un avenir. Résultat : de petites vagues d’immigrants — surtout des jeunes et ceux qui le peuvent — qui quittent le pays. Tout cela a créé un débalancement qui fait qu’on a shifté de la prise de conscience environnementale vers les problèmes du quotidien. Alors que ce qui est en train de se passer au niveau mondial est intimement lié à la question climatique.

Donc, les Mauriciens se sont, par la force des choses, trouvé d’autres priorités ?

— Oui. Je trouve que les Mauriciens sont devenus très matérialistes. Leur engouement pour les centres commerciaux le prouve. Avant, le dimanche on allait à la plage pour s’asseoir sous un filao et manger un briani en famille. Aujourd’hui, c’est remplacé par une promenade dans les centres commerciaux, où l’on doit dépenser. On est en train de transformer notre île en la bétonnant, sans réfléchir au fait que ce n’est pas ce que les Mauriciens recherchent et ce que le touriste désire. Je ne crois pas que le touriste fait des heures de vol pour aller visiter les mêmes centres commerciaux qu’il peut avoir chez lui. Je me demande si, à la fin, nous n’allons pas perdre de notre attrait, de notre spécificité touristique. Je ne suis pas sûr que ce soit la bonne voie pour Maurice.

Existe-t-il une bonne voie à suivre ?

— La bonne voie, c’est celle de la transformation écologique comme le font certains pays d’Amérique latine. C’est de valoriser notre nature, nos îles et nos îlots. À Maurice, les touristes recherchent la tranquillité, veulent découvrir les lagons, les coraux, les montagnes, la diversité de la nature et des Mauriciens. Ils veulent découvrir des choses qui n’existent pas chez eux, pas les centres commerciaux.

Il n’empêche que les centres commerciaux poussent comme des champignons après la pluie — qui ne tombe toujours pas. Le plus grand de l’océan Indien ouvert il y a seulement quelques jours et les Mauriciens s’y ruent…

— C’est vrai, et la question suivante mérite d’être posée : est-ce que les Mauriciens sont devenus des consuméristes — il faut fêter les fêtes et dépenser dans les centres commerciaux — ou alors est-ce seulement un lieu de promenade où on fait plus du lèche-vitrine, où on se promène, on regarde, mais on n’achète pas ? Mais vous avez raison, les centres commerciaux poussent et créent un paradigme dans lequel les Mauriciens vont finir par se perdre…

l Ne se sont-ils pas perdus dans ce paradigme ?

— Je crois qu’il y a quand même des Mauriciens qui vont se promener dans la nature et à la plage. Mais ils sont de moins en moins nombreux, alors que la foule des centres commerciaux ne cesse de grandir. Chaque année, on trouve de moins en moins de places de parking dans ces centres pendant les fêtes et c’est un trend qui n’est pas bon.

Certains assimilent les centres commerciaux au développement, à la modernité…

— Je ne crois pas que ce soit le cas. Le développement, la modernité, c’est voir dans le long terme, c’est réfléchir à l’avenir de ses enfants, c’est voir le beau dans le simple. Ce que nous voyons à Maurice, c’est du matérialisme qui ne mène pas loin. Les foules dans les centres commerciaux démontrent à mon avis un malaise et un mal-être de la société mauricienne qui essaye de retrouver son bonheur dans la consommation. Mais c’est temporaire : on a plaisir à recevoir un cadeau électronique dernier cri qui vaut très cher, mais au bout d’une semaine on le met dans un coin, on l’oublie. Ce qui n’est pas le cas de l’émotion ressentie devant un beau coucher de soleil, lors d’une belle plongée dans le lagon, d’une marche dans la forêt ou de l’ascension d’une montagne.

Faudrait-il fermer les centres commerciaux et revenir aux petites boutiques où on avait un compte avec son “karne rasion” ?

— (Rires) Je crois qu’on devrait transformer notre vision de Maurice. Je crois que les centres commerciaux devraient se transformer, être différents. Dans ce domaine, nous n’avons pas innové, nous n’avons fait que copier Dubaï et les centres commerciaux à travers le monde, sans innover. Pour s’en sortir, Maurice doit innover, car avec 2023, qui va être une mauvaise année à beaucoup de points de vue, qu’est-ce qu’on va faire avec toutes ces places d’avion, ces chambres d’hôtel et ces centres commerciaux ? On n’aurait pas dû se contenter de copier ce qui se fait ailleurs et réfléchir, mais se demander ce qui fera la différence pour inciter les touristes à venir à Maurice plutôt que d’aller ailleurs. On a longtemps parlé de la gentillesse des Mauriciens dans les hôtels. Or, aujourd’hui, la main-d’oeuvre dans ces établissements est de plus en plus étrangère. Qu’est-ce qui va nous rester pour briller comme une petite lumière sur la carte mondiale du tourisme, ce qui a été longtemps le cas de Maurice ? On s’est longtemps contentés d’investir dans l’immobilier, mais on entend de plus en plus des propriétaires étrangers qui cherchent à revendre en raison du krach immobilier mondial qui ne va pas nous épargner. Est-ce que beaucoup des IRS ne vont pas devenir des complexes fantômes comme il y a eu beaucoup de villes fantômes aux États-Unis après la ruée vers l’or ?

Est-ce que ce sont des questions que se posent les autorités responsables du développement à Maurice ?

— Les décideurs, comme le ministre des Finances, parlent uniquement le langage des économistes. Si vous allez voir le ministre des Finances pour lui dire « j’ai un projet dans lequel il faut investir Rs 1 milliard pour en récolter 2 avec de l’emploi, du GDP du FDI», vous avez son attention. Mais si vous lui dites qu’il faut investir dans un hectare d’océan à Rs 3 milliards pour l’avenir, il ne vous comprend pas, il ne vous écoute pas. Pour les financiers, il faut du gain à court terme et malheureusement, les membres des conseils d’administration des sociétés sont plus des comptables qui parlent le langage de la finance. Il n’y a pas beaucoup d’environnementalistes sur ces boards. Plus la situation économique va devenir difficile, plus c’est le langage de l’argent qui va se faire entendre et s’imposer, et plus l’environnement va prendre la deuxième ou la troisième place dans les priorités. Pour moi, les années à venir vont être très, très difficiles pour l’environnement. À moins que ceux qui investissent ne réalisent que l’économie bleue et l’économie verte doivent être les nouveaux piliers de notre économie, représentent un fort potentiel de croissance pour l’avenir.

Les écologistes/environnementalistes ne sont-ils pas un peu victimes de l’attitude militante — pour ne pas dire extrémiste — que certains d’entre eux ont adoptée dans un passé récent ?

— Il y a eu, effectivement, une forme de radicalisation dans le discours des écologistes, surtout des jeunes, qui disent qu’on a beaucoup parlé, mais qu’on n’a pas fait grand-chose au niveau de la prise de décision. Ils disent qu’ils n’ont pas d’avenir et ne veulent pas avoir d’enfants. Mais le problème, c’est ce que ces jeunes doivent travailler et entrer dans le système, et bien souvent, malgré eux, ils se font happer, et l’écologie n’est plus leur priorité.

l Plus on vous écoute, plus on se dit que vous avez une vision très pessimiste de l’avenir…

— C’est une vision très réaliste. Les années à venir vont être très, très difficiles. Les effets du changement climatique vont plus se faire ressentir en s’intensifiant : nous allons droit dans le mur que nous n’avons pas su éviter.

Malgré le fait qu’on vient d’organiser à la suite de la COP 27 en Égypte la conférence de Montréal ? Pourquoi les autorités mondiales n’arrivent-elles pas à s’entendre sur les mesures urgentes à prendre pour sauver ce qui peut encore l’être dans notre bien commun ?

— Je crois que notre bien commun est actuellement l’otage de lobbys. À tel point qu’on peut se demander si ce sont nos dirigeants politiques qui nous dirigent où d’autres personnes beaucoup plus puissantes, comme celles qui financent les partis politiques, et certaines grandes puissances qui agissent dans les coulisses. Malgré la gravité de la situation écologique, on n’arrive pas à se mettre d’accord sur des solutions, parce qu’il n’existe pas d’intérêt économique et financier à aller dans cette direction. Si au niveau du Conseil de sécurité des Nations unies on n’a pas pu empêcher une guerre en Europe, il n’y a pas grand-chose à espérer des grandes conférences internationales. Ce qui ressort de ces conférences, c’est que les pays qui ont pollué vont mettre de l’argent sur la table pour compenser les pays qui ont souffert de leur pollution ! On retourne toujours au langage financier en oubliant l’essentiel : il faut transformer radicalement notre société.

Quelles conséquences la guerre en Ukraine va-t-elle avoir sur l’écologie ?

— Cette guerre est en train d’amener une bipolarisation du monde entre la démocratie et d’autres systèmes de gouvernance, dont l’autocratie. Les gens ne croient plus dans la démocratie et se disent que l’on élise A ou B, l’on se retrouve avec les mêmes résultats, les mêmes problèmes, les mêmes difficultés. Ce qui permet aux extrêmes de prendre le dessus et nous sommes arrivés à une situation où la démocratie fait face à une perte de confiance des populations et à une autocratie envahissante. Avec la guerre en Ukraine, qui risque de dégénérer en conflit mondial, les gens vont être appelés à choisir entre les démocrates et les autocrates. J’avoue que je ne suis pas sûr qu’ils plébiscitent la démocratie. Peut-être que ce qui est en train de se passer va créer un nouvel ordre mondial, qui va remplacer les Nations unies de plus en plus impuissantes. Je crois qu’il faut arriver à cette situation de crise mondiale pour que les gens réagissent pour développer de nouvelles idéologies, de nouveaux système de pensée, de nouvelles manières de gérer le monde.

On vient d’enregistrer des températures négatives extrêmes en Amérique du Nord, un hiver doux en Europe, la sécheresse en Afrique et dans d’autres continents. Quelle va être l’évolution de la situation climatique en 2023 ?

— Elle va empirer, et on le sait depuis plusieurs décennies, depuis les premiers rapports sur le changement climatique…

Dans son message de fin d’année, le président français a provoqué la surprise générale en demandant : qui aurait pu prévoir que la situation climatique allait s’intensifier négativement ? Est-ce que cela veut dire que tout le travail des écologistes alertant sur l’évolution négative de la situation n’a pas été entendu et compris par les dirigeants de la planète ?

— C’est la surprise du président de la République française par rapport à la situation climatologique qui est surprenante ! On sait depuis des années que si des mesures ne sont pas prises — et elles ne l’ont pas été ! —, la situation va empirer. On savait depuis l’année dernière que le monde n’allait pas atteindre les objectifs fixés par la COP 21, qui s’était tenu à Paris ! On s’est rendu compte l’année dernière que la population urbaine est en train d’augmenter et qu’en 2050, 70% de la population mondiale vont vivre dans un univers bétonné. Ce n’est pas une surprise, parce que c’est l’économie qui mène le monde…

Ce n’est pas une nouveauté…

— Mais le fait que certaines personnes se sont beaucoup enrichies pendant l’épidémie de Covid en est une preuve manifeste. Ceux qui ont investi en bourse durant cette période se sont enrichis. Nous avons des super puissants, des super riches qui cherchent encore à avoir plus d’argent, alors que le reste de la planète s’est appauvri. On se retrouve dans une situation où l’argent est devenu encore plus puissant qu’autrefois. On sait que le niveau de la mer va continuer à monter, que les températures vont devenir extrêmes, entre autres, ce qui va remettre en question notre système économique. Qu’on le veuille ou non, on ne va plus pouvoir fonctionner comme avant. On risque d’avoir des confinements climatiques. Le climat va devenir le grand perturbateur mondial qui va obliger à aller vers la transformation et vers une redistribution des cartes.

Nous allons consacrer le reste de cette interview à une question de brûlante actualité nationale. À ce jour, le niveau d’eau est dramatique dans nos réservoirs…

— La situation est déjà critique et je ne pense pas qu’elle va s’améliorer. Il n’y a pas de grosses pluie sni de système dépressionnaire prévu avant la fin de janvier. Malheureusement, on n’a rien appris du passé. Après la grande sécheresse de 1998, on avait annoncé la construction de réservoirs, de digues et surtout le besoin de revoir notre système de distribution d’eau. Or, on sait depuis des années que 50% de l’eau qui entre dans les tuyaux de la CWA sont perdus sous forme de fuites ou de connexions illégales. Qu’est-ce qui a été fait ? Pour pallier le manque d’eau, on va rationner la distribution tout en continuant à donner des permis pour de nouveaux lotissements ! À Rivière Noire, les deux puits qui alimentent le district en eau doivent aujourd’hui fournir une population qui a augmenté de dix fois. Ce n’est pas possible. On a surdéveloppé, bulldozé, donné des permis sans vouloir se rendre compte que la nature a des limites.

Les Mauriciens comprennent-ils la gravité de la situation ou est-ce qu’ils se disent que la pluie va finir par tomber et on passera à autre chose ? Comme d’habitude…

— Le Mauricien a la mémoire courte et oublie — ou ne veut pas savoir — qu’il faut construire sur le moyen et le long termes, au-delà d’un mandat électoral. Dans cette situation de crise, on fait du fire fighting, on colmate, mais on ne construit pas une résilience, et excusez l’expression, ça va nous péter à la figure !

Le dessalement de l’eau de mer serait-il une solution au problème ?

— Ça pourrait être une solution temporaire en cas d’urgence. Il faut savoir qu’il existe des unités ambulantes qui peuvent dessaler un mètre cube d’eau pour Rs 35, alors que la CWA vend la même quantité d’eau potable à Rs 5. Mais il faut aussi savoir que l’eau dessalée rejetée à la mer est beaucoup plus salée et peut avoir un impact sur l’environnement marin.

L’augmentation du tarif de l’eau pourrait-elle diminuer ou mettre fin au gaspillage des ressources ?

— Le problème de l’eau n’en est pas un de gaspillage, mais de gestion. Si le travail de captation et de distribution d’eau était bien fait, les robinets devaient couler 24/7 à Maurice.

Ah bon ! Je suis sûr que tous les Mauriciens sont, comme moi, curieux de savoir comment et pourquoi cela pourrait se faire …

— De 1950 à aujourd’hui, la pluviométrie a diminué de 9%. En 1950, Maurice recevait environ 2 mètres (2 000 millimètres) d’eau de pluie en moyenne par an, aujourd’hui il n’en tombe que 1,80 mètre (1 800 millimètres). Il tombe suffisamment d’au pour remplir nos réservoirs et alimenter tous ceux qui vivent à Maurice. La pluviométrie annuelle à Dubaï est de 270 millimètres par année, et ce pays, qui compte plus de 3 millions d’habitants, n’a pas de problème d’eau. À Maurice, il tombe 1 800 millimètres d’eau par année et on n’arrive pas à remplir nos réservoirs ! On est une île tropicale, pas un désert ! Ce qui autorise à se poser certaines questions.

Par exemple, une éventuelle privatisation de la CWA ?

— Le mécontentement actuel et justifié contre la CWA pourrait être un prétexte pour confier la gestion de l’eau à une firme étrangère. Cela a été le cas en Amérique du Sud, ce qui a provoqué des révolutions au Pérou et au Chili. C’est, à mon avis, un exemple à ne pas suivre. La solution à ce problème national est simple : capter toute l’eau de pluie, en évitant les pertes vers la mer, s’assurer que le distribution soit bien faite en remplaçant les tuyaux percés ou trop vieux. La question est : pourquoi est-ce qu’on ne le fait pas ?

Dernière question. Après ce constat hyper pessimiste, comment voyez-vous l’avenir de Maurice ?

— Je suis Mauricien : le sang qui coule dans mes veines, l’air, la mer créent un attachement à Maurice qui dépasse tout. Je crois qu’il faut changer les choses. Quelle que soit la forme que prendra ce changement, qui va sans doute faire très mal, il est nécessaire pour construire un monde, un pays meilleur. Il va falloir pour survivre penser autrement et je crois que nous sommes capables de le faire, comme le passé nous l’a démontré. Il faut réfléchir dans le long terme, mettre de côté les rappels d’un passé qui nous divise. Il faut arrêter de copier les autres pour construire notre identité nationale. C’est à partir de cette identité que nous arriverons à construire un avenir meilleur pour tous.

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