Fayzal Ally Beegun (syndicaliste) : “les gros clients doivent s’assurer des conditions de travail”

2024 démarre sur une fort mauvaise note pour le textile mauricien. Une étude menée par une organisation internationale, Transparentem, épingle cinq compagnies de textile locales qui fabriquent des produits pour des marques de luxe étrangères, pour travail forcé infligé aux travailleurs étrangers. Les représentants de Transparentem se sont entretenus avec ces employés venant de pays différents en 2022 et 2023 et qui sont employés par des compagnies de textile mauriciennes, pour écouter leurs doléances, avant de rédiger leur rapport. Transparentem avance également que certains de ces gros clients épinglés ont accepté d’indemniser les travailleurs étrangers victimes à hauteur de £ 400 000.
Le syndicaliste Fayzal Ally Beegun monte au créneau pour dénoncer “le fait que le trafic humain est hélas ! toléré par les régimes successifs à la tête du pays. Cette situation perdure depuis plusieurs décennies sans qu’aucun gouvernement ne vienne avec des mesures adéquates et courageuses.”
Pour l’ardent défenseur des droits des travailleurs, surtout les étrangers qui, rappelle-t-il, “contribuent depuis plus de 30 ans à l’économie mauricienne, cette situation doit changer, et cela n’est possible que si l’état, le patronat, dont ceux qui opèrent les usines de textile à Maurice, et les gros clients, comme ceux épinglés par Transparentem, développent une synergie, et s’assurent, en permanence, que les travailleurs étrangers évoluent dans des conditions décentes et humaines.”

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Transparentem évoque le travail forcé imposé à des travailleurs étrangers, de même que des conditions insalubres de vie, le manque d’accès à de l’eau potable, de même qu’à des dortoirs infestés de cafards et de punaises. Comment réagissez-vous à cela ?

Cela fait plus de 30 ans que je déplore haut et fort via les médias les maltraitances multiples auxquelles sont sujets les travailleurs étrangers qui sont à Maurice. C’est très triste de le répéter et de le constater : la situation empire année après année ! Maintes et maintes fois, j’ai dénoncé des compagnies qui opèrent des dortoirs qui ressemblent davantage à des poulaillers qu’à autre chose; avec 90 travailleurs à un étage, et 70 autres à un autre étage. Nou bann prison mem pli bon pou reste ki sa bann dortwar la !
À chaque campagne électorale, les politiques qui s’affrontent brandissent qu’ils vont construire des dortoirs neufs et aménagés comme c’est le cas à Singapour ou à Dubaï. Et au final, rien ! Pourtant, personne ne demande des hôtels cinq étoiles pour ces hommes et femmes qui quittent leur pays et leurs familles pour venir travailler à Maurice.
Oui, ils sont en quête d’un salaire meilleur que dans leurs pays respectifs. Mais ce n’est nullement une raison pour les maltraiter ! De tout temps, je n’ai demandé que des endroits décents et des conditions humaines pour ces personnes. Ce sont des êtres humains avant tout, et qui ont des droits comme tout autre être humain. Alors pourquoi différencier et les traiter comme des moins que rien ?

À quels types de maltraitance faites-vous allusion ?
Comme Transparentem l’a évoqué dans son étude, cela va des conditions insalubres dans les dortoirs, infestés de bestioles, sans aération adéquate, les lits les uns sur les autres, le manque d’espace pour circuler, la nourriture qui laisse souvent à désirer en termes d’alimentation équilibrée et repas complet, l’accès à des douches et des toilettes propres, bien entretenues et disponibles, des heures de travail appropriées, entre autres.
Savez-vous que chaque employé d’usine qui perçoit entre Rs 12 000 et Rs 15 000 comme salaire voit celui-ci être ponctionné de Rs 2 800 à Rs 3000, chaque mois ? Cette somme est prélevée par la compagnie qui les emploie pour payer leur alimentation et le local où ils habitent. Rs 3 000 pour vivre et manger dans des conditions insalubres : c’est juste, ça ? Et que leur reste-t-il de leur paie une fois ces sous enlevés ? Ki zot reste pou avoy zot fami ?
J’ai déjà soulevé la question avec les autorités. Je leur ai demandé pourquoi est-ce que ce n’est pas écrit noir sur blanc sur les contrats de ces travailleurs que la compagnie leur prendra Rs 3 000 de leur salaire, une fois qu’ils sont à Maurice. En guise de réponse, zot tou nek inn get mwa dan figir, san repons.

Transparentem fait état de trafic humain, en sus de travail forcé. Comment en est-on arrivé là ?
Tous les régimes qui se sont succédé ont laissé faire… Cette situation découle tout simplement du fait que chacun, l’Etat, le patronat et les gros clients campent sur leurs positions ! Au lieu de développer une synergie commune et d’oeuvrer ensemble, en maintenant la pression sur les compagnies qui emploient ces travailleurs étrangers et sont récipiendiaires de ces gros contrats, pour qu’elles respectent un cahier de charges. Il y a trop de laisser-aller, et de négligences.
Pourquoi est-ce que les gros clients comme ceux épinglés par Transparentem, les Calvin Klein, Tommy Hilfiger et autres qui sont cités, n’envoient pas leurs représentants régulièrement pour rencontrer, discuter et écouter les travailleurs étrangers employés par ces compagnies avec qui ils passent leurs contrats ? Cela relève de leur responsabilité, aussi, de s’assurer que ces êtres humains qui fabriquent leurs produits vivent dans des conditions décentes et soient bien traités !
Pourquoi ne font-ils pas des visites surprises ? Cela aussi ils en ont le droit, parce que ce sont eux qui allouent les gros contrats à coup de millions, et ils ont donc leur mot à dire. S’ils ne sont pas satisfaits des conditions dans lesquelles les travailleurs sont traités, ils ont la possibilité de résilier les contrats ! C’est totalement différent des fois où les compagnies concernées ont largement le temps de “réparer les dégâts”, entre-temps, comme nettoyer, montrer une image loin de la réalité quand ces représentants débarquent le temps de visites prévues et calculées !
L’État, de même, doit aussi assurer pleinement son rôle sur ce plan. Cela fait des années que successivement, des organisations étrangères, égratignent Maurice pour des manquements et pour le trafic humain. Cela doit cesser.

Que faut-il faire, d’après vous, pour remédier à la situation ?
Déjà, que l’État, le patronat et les clients acceptent de travailler ensemble pour leur propre bien ! L’État mauricien s’assurera que ces étrangers évoluent dans des conditions décentes, et n’aura plus à avoir “a bad name” sur l’échiquier mondial. Les gros clients sauront s’ils peuvent faire confiance ou pas à leurs partenaires locaux. Ils seront Safe de travailler avec des compagnies qui respectent les normes internationales, et seront à l’abri d’études comme celles de Transparentem où leurs noms et réputations sont traînés dans la boue.
Et les compagnies de textile mauriciennes ne peuvent que sortir gagnantes d’une telle démarche, car une fois la confiance instaurée, elles recevront des commandes régulièrement. C’est une question de crédibilité, de réputation mondiale et de confiance.

Transparentem évoque l’indemnisation des travailleurs étrangers par certains gros clients concernés, à hauteur de £400 000. Qu’en pensez-vous ?
Je me demande à qui iront ces sous, d’abord ? Est-ce que l’Etat peut s’assurer que cet argent ira effectivement aux travailleurs étrangers dont les droits ont été bafoués et lésés ?
Par ailleurs, je me demande une chose encore : si certains de ces clients ont accepté de compenser ces travailleurs étrangers, cela veut dire, donc, qu’ils reconnaissent que ces compagnies ont abusé de leurs droits sur ces employés. Ces compagnies ne sont-elles pas redevables, elles aussi, envers ces travailleurs lésés ? Comment comptent-elles s’en acquitter ?

La source de tous les problèmes découle donc d’une mauvaise gestion des ressources humaines…
Et du fait que l’État mauricien et le patronat refusent, depuis trente ans, de ne plus avoir recours à des agents recruteurs. C’est le maillon dont il faut se défaire dans ce processus ! Comment peut-on expliquer qu’un travailleur étranger, venu comme machiniste il y a une vingtaine d’années, soit aujourd’hui un millionnaire et qu’il se la coule douce à Maurice ? Et il n’y a pas qu’un ou deux cas comme ça, mais bien plusieurs… que l’État et le patronat soutirent, et tolèrent. Ces agents recruteurs font la pluie et le beau temps : ils imposent des frais exorbitants à ceux qui sont en quête de travail à Maurice.
Combien de fois est-ce que les représentants du ministère du Travail ou les directeurs de ressources humaines des compagnies demandent aux travailleurs la somme payée aux agents recruteurs pour venir travailler à Maurice ? La plupart de ces personnes contractent des dettes à hauteur de Rs 300 000 en ce sens. Et ils doivent rembourser cette somme une fois leurs contrats terminés.
Dans plusieurs cas, certains travailleurs se sont suicidés, car ne pouvant pas honorer cette dette. D’autres expliquent que leurs proches et parents restés au pays reçoivent des menaces de la part des agents en question… C’est une grosse faiblesse dans l’emploi des travailleurs étrangers qui doit, à mon avis, être rapidement, résolue par les autorités locales.
Il faut impérativement que l’État, le patronat et les gros clients qui dépensent par millions pour leurs contrats mettent leurs ressources en commun et s’assurent sur une base permanente et régulière que les travailleurs étrangers soient bien traités et vivent et travaillent dans des conditions décentes. Une fois cette étape traversée, les travailleurs seront davantage en confiance pour donner le meilleur d’eux-mêmes. Cela coule de source !

Quelle lecture donnez-vous à l’étude de Transparentem ?
Je trouve cela très regrettable qu’en 2024, Maurice soit toujours égratignée sur le plan du trafic humain, et cela à l’échelle mondiale. Cela peut avoir des répercussions très néfastes pour nous. Que ce soit en termes d’investissement que pour le tourisme. Maurice en prend un sale coup pour son image à l’international et passe pour être un État où l’étranger est maltraité. C’est dommage d’en arriver là.
En même temps, Transparentem ne vient que confirmer ce que moi, comme syndicaliste, et plusieurs médias dénonçons sur une base régulière, pour ce qui est du trafic humain, des injustices, des maltraitances infligées à ces pauvres diables ! Notre démarche n’a rien d’antipatriotique, ce qui est une critique qui m’est souvent adressée. Au même titre que les journalistes, j’ai le devoir de dénoncer les injustices; c’est tout.

Propos recueillis par Husna Ramjanally

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