Déni géologique

Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois, dit l’adage. Autant dire qu’ils sont nombreux, à travers la planète, à pouvoir prétendre s’asseoir sur le trône suprême. Car quand bien même la source de tous nos maux serait clairement identifiable (et d’ailleurs identifiée), en l’occurrence nos lois économiques – et que l’on résume par souci de clarté dans ces colonnes sous le terme « croissance » –, l’on préfère semble-t-il toujours l’ignorance à l’action ! C’est que, dans la secte du mercantilisme mondial, où les gourous se reconnaissent le plus souvent à leurs costumes trois-pièces, le déni est définitivement bien plus rentable, pratique et, il faut l’avouer aussi, confortable.

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Cette faculté innée et typiquement humaine à feindre de ne pas voir le danger, nous convainquant ainsi qu’il nous passera à côté, n’est cependant pas la propriété exclusive des politiques et des industriels. Non, le déni est partout, dans toutes les sphères sociales, sans distinction aucune. Pire : il touche même les scientifiques, ceux-là même qui, par leur expérience et leur sens de la logique, ne devraient justement jamais douter. C’est ainsi que certains remettent régulièrement en question des données recueillies, des conclusions et des extrapolations, quand bien même seraient-elles le fruit de longues années d’étude et de réflexion. Y compris d’ailleurs en matière de changement climatique.

Un des cas les plus récents concerne une « guerre sémantique » initiée au sein de la communauté des géologues, et relative à l’emploi d’un néologisme apparu il y a une trentaine d’années, à savoir « Anthropocène ». Mais qu’est-ce qu’il signifie exactement ? Et en quoi est-il important ? Répondons d’abord à la première question. Pour faire simple, l’Anthropocène (qui succède à l’Holocène) marque, selon l’un des « pères » du concept, le Nobel de chimie Paul Josef Crutzen, l’ère géologique où l’être humain a commencé à influer significativement son environnement. Une nouvelle partie de l’histoire humaine donc, et qui, toujours selon son auteur, aurait débuté avec la révolution industrielle.

Oui, mais voilà : tous ne sont pas d’accord. Et un groupe de travail constitué sur l’Anthropocène vient de rejeter à une large majorité une proposition visant à acter ce changement d’époque. En fait, pour être plus précis, ces experts ne remettent pas vraiment en question l’entrée dans cette nouvelle ère géologique; en revanche, ils considèrent qu’il faut pour dater celle-ci un « marqueur » du changement, et que la révolution industrielle, trop récente, ne se prête pas vraiment à cet exercice. Ainsi, selon eux, l’on pourrait remonter aussi loin que la colonisation de l’Amérique ou même l’invention de l’agriculture et de l’élevage, déjà source d’émissions de gaz à effet de serre…

Cette manière de voir, trop clinique et sans flexibilité aucune, est de notre humble avis (avis heureusement partagé par de nombreux experts) erroné et, même, anachronique. Remettre en question le début de « l’ère de l’humain » dans le sens des bouleversements imposés par celui-ci sur son écosystème équivaut à une sorte de déni, et ce, même si les membres engagés dans le groupe de travail contestataire ne sont pas pour autant des climatosceptiques. Certes, l’homme aura toujours impacté son environnement, mais dans des proportions différentes. Ainsi, comment contester le fait que l’impact de nos activités ait aujourd’hui dépassé le seuil de soutenabilité au vu des bouleversements environnementaux associés ? C’est un non-sens !

Colin Waters, professeur à l’université britannique de Leicester et président du groupe de travail sur l’Anthropocène, ne s’était d’ailleurs pas rangé à l’avis général. Ainsi disait-il récemment : « Les humains influencent la biosphère depuis des dizaines de milliers d’années, mais cela est déjà contenu à l’Holocène, il y a 11 700 ans, qui coïncide avec le début de l’agriculture. » Et de poursuivre que « le concept d’Anthropocène ne définit pas la première influence humaine, mais le moment accablant de notre impact sur la planète entière, y compris les océans ». CQFD !

Sa voix n’aura cependant pas compté. Ce faisant, les membres du groupe de travail, de par leurs conclusions, nourrissent une certaine ambiguïté. Or, s’il est un ennemi à la lutte contre le changement climatique et l’érosion de la biodiversité, entre autres choses, c’est bien l’ambiguïté. Et même si, au final, il ne s’agit jamais que d’une guéguerre d’apparence anodine portant sur une convention purement linguistique et géologique, elle nous éloigne un peu plus encore de cette idée d’un grand rassemblement mondial pour la survie de l’humanité. Bref, une occasion ratée de plus !

 

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