JOURNÉE MONDIALE DE LA PHILOSOPHIE | En ce 18 novembre: Philosopher, c’est apprendre à mourir

JOSEPH CARDELLA

- Publicité -

Ce qui caractérise sans doute la philosophie depuis la plus haute Antiquité, c’est la connaissance, ou, plus exactement, la manière de connaître que proposent les philosophes et qui va se révéler être totalement nouvelle. Le philosophe sans doute le plus canonique de l’Antiquité, et qui va innover à lui tout seul dans le domaine de la connaissance, et, plus particulièrement dans ce qu’est la connaissance, c’est Platon. Il fait d’ailleurs dire à son maître Socrate que « philosopher, c’est apprendre à mourir ».

La condamnation de Socrate

Socrate a été le maître de Platon, et ce dernier nous dit dans son œuvre que Socrate n’a rien écrit. Cela paraît, donc, tout à fait normal que Socrate soit le personnage principal dans quasiment toute l’œuvre de Platon, œuvre qu’on appelle les « Dialogues ». Dans un de ses dialogues, intitulé Phédon, Platon met en scène les derniers moments de Socrate en prison avant que celui-ci ne prenne le poison et ne se donne la mort. En effet, Socrate a été jugé et condamné à mort par le tribunal athénien (dont le jury est composé de cinq cents citoyens tirés au sort) alors qu’il a été accusé de « corrompre la jeunesse, de nier les dieux de la Cité et d’introduire des divinités nouvelles ». Grave accusation émanant de deux citoyens athéniens qui vont faire de ce procès, malgré eux, le premier et l’un des plus célèbres de l’histoire où l’on juge et condamne un homme à mort pour ses idées.

Platon nous décrit un Socrate qui discutait avec tout le monde, peu importe le métier ou le niveau social de son interlocuteur. Lui, homme de modeste condition, ne se faisait pas payer quand il dialoguait avec les différentes personnes qu’il rencontrait, à la différence d’autres intellectuels à Athènes. Les discussions philosophiques que nous rapporte Platon tournaient autour de différents thèmes : la politique (l’art de gouverner), la beauté, l’amitié, l’amour, la justice, l’âme (la vie), le langage, etc. Lors du dernier jour que Socrate passe dans sa cellule en compagnie de ses amis, Platon (qui était malade et absent ce jour-là) compose un dialogue où Socrate dit ce qu’est la philosophie, et il la définit avec sa célébrissime formule : « Philosopher, c’est apprendre à mourir ». Mais que veut dire Socrate ?

Dissocier l’âme du corps

La connaissance du monde et des hommes ne peut être abordée que par l’âme. Elle est ce qui, chez nous, non seulement nous donne vie, mais elle est ce par quoi nous pouvons connaître le monde qui nous entoure, ce qui nous amène à l’abstraction, ce qui fait que les choses sont intelligibles. Le but du philosophe est d’avoir accès à la connaissance qui est l’explication rationnelle que l’on peut donner de la réalité, et pour entretenir l’art de connaître, nous avons besoin de cultiver notre âme et de nous distancer de notre corps. Le corps, par sa lourdeur et son côté terrestre, est ce qui nous empêche de connaître. Il est une entrave à l’activité de l’âme. Par sa matérialité, par ses besoins, par ses souffrances et même par ses plaisirs, le corps est un frein à l’acte de connaître, ce qui est le propre de l’âme. Philosopher, c’est apprendre à dissocier le corps de l’âme, c’est déjà, dans notre vie terrestre, ce qui permet au philosophe de savoir mettre son âme à la disposition de la connaissance, et par là, de s’éloigner du corps. Et c’est cela apprendre à mourir : apprendre à séparer l’âme apprenante et questionnante du corps qui vaque à ses besoins biologiques, aux douleurs et aux plaisirs qui le caractérisent.

Cette dissociation de l’âme et du corps prônée par Socrate a été vue comme une approche philosophique qui fait du philosophe un ascète, quelqu’un qui assèche sa vie, vie dont le seul but est de connaître. Le philosophe, à la sauce Platon, est un homme qui vide son existence de tout plaisir dont le seul but est d’atteindre un idéal vidé de toute sève. C’est la manière dont Nietzsche entrevoit Socrate, en y ajoutant la rigueur et l’assèchement chrétien qui vont être, d’après le philosophe allemand, son cheval de bataille. C’est peut-être exagéré, mais cela permet à Nietzsche de vanter la vie sous toutes ses formes et dans toute sa vigueur. Ainsi, Nietzsche envisage l’idéalisme de Platon comme une philosophie qui empêche la vie de se faire, de se réaliser et qui mortifie le corps. Socrate serait le philosophe de la mort, et non de la vie. Il détesterait la vie au nom de l’apprentissage de la mort.

Philosopher, c’est apprendre à vivre

Être conscient que nous sommes des êtres mortels, c’est aussi être conscient que seule notre vie mérite la peine d’être vécue, et qu’en dehors de la vie, il n’y a rien qui vaille. La médecine est l’art de soigner et de guérir les maux du corps, la philosophie est l’art de soigner et de guérir les maux de l’âme. C’est ce que pensait Épicure qui, même s’il ne l’a pas dit explicitement, pensait que philosopher, c’est apprendre à vivre.

Ce n’est pas, bien entendu, évacuer ou oublier la mort. Comme la mort se rappelle à nous sous la forme de la souffrance, et, depuis un an et demi, sous forme de pandémie qui rend la mort encore plus présente au niveau planétaire, éviter la souffrance, et, en définitive, retarder la mort est le but que se propose tout sage épicurien digne de ce nom. Éviter la souffrance, donc, mais ne pas l’éviter à tout prix lorsqu’elle est voulue pour avoir une satisfaction plus grande, donc un plaisir. Car c’est le plaisir qui est le Bien suprême.

Mettre le cap sur le plaisir dans notre existence, c’est voyager dans notre vie en étant conscient que l’obstacle principal est la souffrance liée au corps et surtout à l’âme. Pour ce qui est du corps, la médecine contemporaine s’en charge, comme on peut le voir avec le virus actuellement ; en ce qui concerne l’âme, Épicure disait déjà en son temps que nombreux sont les discours qui nous font craindre la mort, et notre âme se forge elle-même une vie de souffrance en adhérant à ces visions de la mort qui n’ont qu’un seul but : nous faire peur. Dans ce qui empêche de vivre, il y a aussi la conception que la vie présente doit préparer la vie future. Il ne manque pas de mise en garde dans certains discours religieux ou moraux qui nous disent d’avoir peur dans cette vie, car elle prépare la vie qui va suivre après la mort. Si philosopher, c’est apprendre à vivre, c’est que philosopher, c’est apprendre à s’éloigner des conceptions qui mortifient la vie, peu importe la manière dont les discours nous font craindre la mort. Un des meilleurs antidotes contre les représentations funestes que nous avons de la pandémie actuelle est la philosophie, car philosopher, c’est apprendre à mûrir face à la mort.

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour