Le Prix John F. Richards pour « Slave in a Palanquin » de Nira Wickramasinghe

Le livre de Nira Wickramasinghe, Slave in a Palanquin, Colonial Servitude and Resistance in Sri Lanka vient d’être couronné par le Prix John F. Richards (USA) pour un ouvrage d’Histoire exceptionnel du Sud-Est asiatique rédigé en anglais. Il est décerné par l’American Historical Association.

- Publicité -

Je tiens à rappeler que la toute première approche critique de l’ouvrage de Wickramasinghe fut réalisée dans les colonnes du Forum. C’était une première mondiale (1).
Je connaissais les travaux de cette professeure qui enseigne à Leiden, depuis une rencontre académique sur l’engagisme à Glasgow. Marina Carter et de Crispin Bates, tous deux historiens explorant le coolie trade, étaient présents.

Je félicite la récipiendaire pour ce prix tant mérité.
En effet, j’avais été séduit par la méthodologie que Wickramasinghe a développée dans son ouvrage. Son projet était de mettre en évidence un récit minoré dans le « mainstream narrative » de l’esclavage, se démarquant à la fois de l’approche analytique en vogue dans les « Atlantic Studies » et aussi, des pensées binaires séparant les pages de servitude, notamment, celles de l’engagisme et de l’esclavage.
Cette méthodologie inclusive, complexe, articulant coolie trade et slave trade dans cette partie de l’océan Indien, constituait un travail pionnier, aspect que j’avais souligné. C’est certainement cela aussi qui a motivé le choix du jury américain du Prix John F. Richards.
Nira Wickramasinghe, un fin esprit qui marque l’historiographie de notre océan avec son ouvrage, cite volontiers ses sources avec précision et toute l’honnêteté intellectuelle que nous lui connaissons. Elle abonde dans le sens d’une poétique corallienne, dans une approche fluide des histoires, sans être limitée par des catégorisations essentialistes ou strictes.

Cette démarche, je le répète, notamment dans mon paradigme de l’engagisme inclusif, s’ouvre aux autres récits, en « récit partagé », pour citer Ricoeur. Cela me paraît essentiel, surtout que l’engagisme et l’esclavage ne peuvent plus être appréhendés comme des histoires séparées ou totalement étrangères l’une à l’autre. Wickramasinghe nous fait appréhender des chevauchements et des articulations qui font tomber des barrières entre ces deux histoires. Dans son livre, l’esclave se réfugie parfois dans l’engagisme pour se créer une entité plus libre et fluide.

À la lumière de ce couronnement, je me permets de revenir sur quelques points saillants de ma lecture de Slave in a Palanquin. Je citai une déclaration de principe de l’auteure, à savoir que : « … toutes les histoires sont complexes et que les revendications d’origine, de pureté et d’innocence des communautés appartiennent au domaine du mythe ». Wickramasinghe s’inscrit donc dans une méthodologie qui dépasse les clivages stériles de couleur de peau, de « race » ou de caste ou de compétition mémorielle pour élaborer ce que nous mettons en perspective depuis des décennies : une mémoire partagée des pages de servitude. Elle fait d’ailleurs référence (à la fin de son ouvrage et je lui en sais gré) à la méthodologie de la coolitude. Elle se penche, par exemple, sur l’importance de la pétition dans le travail d’affranchissement et de libération des engagés, qui est un des paradigmes essentiels de l’engagisme. Wickramasinghe fait aussi ressortir que dans le récit d’esclavage oublié du Sri Lanka, la pétition fut aussi le marqueur d’un arsenal légal utilisé par l’esclave pour son émancipation. Cela est, généralement, un paradigme de l’engagisme.

Dans ce « overlapping » des catégorisations, elle cite aussi le cas de Packier Pulle Rawothan, à qui on refusa une demande de circoncision. Dans une guerre avec les « Maures » de Colombo, on le déclara “of slave extraction,” castigated as “a cooly and the son of a maid slave of Pakkeer Pulle”. Cette occurrence fait ressortir qu’engagisme et esclavage se chevauchent dans l’opprobre, étant rangés dans le même champ de représentations.

Ces points, parmi d’autres, comme je l’avais souligné il y a un an, désignaient l’ouvrage de Wickramasinghe comme un travail pionnier et un cas d’école à creuser. En effet, il établissait une sorte de transfert de marqueurs entre deux paradigmes de servitude : ce qui est valable pour l’engagisme l’est aussi valable pour l’esclavage. Sans toutefois abolir des spécificités propres à ces deux paradigmes…

Un autre aspect novateur de l’ouvrage se trouve dans la volonté de l’auteure de « donner une voix aux sans-voix », un paradigme qui m’est cher aussi. En effet, Wickramasinghe ouvre son récit aux voix des subalternes (Celestina, Valentine, Cander Wayreven, qui voyagea dans le palanquin de son maître), capables de dire leurs propres parcours et ressentis. « Revoicing the voiceless »

J’avais écrit que la méthodologie articulant engagisme et esclavage trouve ici une formidable articulation. Nira Wickramasinghe nous invite à considérer nos mémoires, identités, représentations et géographies mentales davantage au moyen d’une méthodologie corallienne. Elle rappelle, par exemple, que la Compagnie des Indes Orientales (VOC) de Hollande a convoyé à Maurice et en Afrique du Sud des esclaves de Batavia et de Colombo, bien avant les coolies. Esclavage et engagisme forment un continuum que nous devons reconsidérer, surtout que le projet de la Route Internationale des Engagés de l’UNESCO est sur l’établi et que le souci d’engagisme inclusif est contenu dans le préambule de cette route. Ce rappel est essentiel pour les développements à venir.

Nira Wickramasinghe, je le dis sans réserve, préfigure une nouvelle génération d’historiens susceptibles d’ouvrir les boîtes à Pandore de nos histoires et mémoires autour d’un récit partagé. Cette approche est apte à articuler les oublis des archives et des complexités de nos archipels fragmentés de façon féconde. Je suis convaincu que l’océan Indien développe ici une méthodologie qui fera école dans d’autres espaces. Il est désormais temps que l’Atlantique se connecte à notre historiographie actuelle, pour bâtir de plus vastes humanités.

Aussi, Slave in Palanquin, auréolé de ce prix, devrait nous inciter à développer davantage une approche transdisciplinaire et une méthodologie inclusive dans le champ de l’esclavage et de l’engagisme. Une pensée qui devrait nous accompagner à l’approche du 2 novembre, alors que l’île Maurice commémore le coolie trade à l’Aapravasi Ghat.

(1) https://www.lemauricien.com/le-mauricien/la-methodologie-de-la-coolitude-pour-lengagisme-et-lesclavage/384565/

Lire aussi :

(2) http://africultures.com/esclaves-et-coolies-pour-un-rapprochement-des-memoires-4476/#prettyPhoto

(3) L’ouvrage : http://cup.columbia.edu/book/slave-in-a-palanquin/9780231197632

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour