Lillka Cuttaree : « Pour une forme de démocratie parlementaire plus pacifiée et moins dans la provocation »

Lillka Cuttaree est la fondatrice de la JKC Foundation, qui porte les initiales de son défunt père, Jayen Cuttaree. Dans une interview accordée à Le-Mauricien cette semaine, elle passe en revue la raison d’être de la fondation.

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« La maison JKC Foundation se veut être un lieu accueillant. C’est un lieu où l’on pourrait se rappeler la contribution de mon père mais c’est un lieu qui dépasse son héritage. Je me suis surtout inspiré de ses valeurs que j’ai illustrées à travers des photos historiques classées par thème pour faire découvrir ses réalisations », explique-t-elle.
Elle ajoute qu’elle a voulu faire de la fondation une organisation charitable au service des autres. Elle veut accompagner humainement des projets solidaires pour redynamiser les quartiers prioritaires de la ville et des communautés les plus fragiles. Sur le plan politique, elle préconise une démocratie parlementaire pacifiée et non élitiste « pour maintenir la confiance d’une nation et surtout avancer vers le futur avec espoir, croire en notre beau pays ».

Vous avez créé la JKC Foundation depuis quelques années. Pouvez-vous nous en parler ?
La JKC Foundation existe depuis un peu plus de quatre ans. C’est, en fait, un clin d’œil à mon père, dont j’ai gardé les initiales pour Just Kind and Caring. Je pensais qu’il y avait un héritage à partager au niveau national. Jayen Cuttaree a énormément contribué au développement des villes de Beau-Bassin/Rose-Hill. Le siège de la fondation se trouve à côté de l’église Saint-Patrick, dans un quartier où j’ai grandi et auquel je suis très attachée émotionnellement.

Dès mon plus jeune âge, j’ai vécu la transformation de Rose-Hill en une ville inclusive et culturelle. J’ai été témoin de la démocratisation de la culture avec la présence de grands artistes, comme Juliette Gréco ou Jean-Jacques Goldman au Plaza. Nous avons aussi connu la démocratisation de l’accès au logement avec la National Housing Development Company (NHDC).

Parmi mes souvenirs d’enfance, il y a ces moments où nous prenions le thé chez des habitants après une marche sur le feu à Stanley entre enfants de politiciens de toutes communautés. Les relations humaines occupaient une place importante dans mon éducation. Les villes étaient autonomisées et valorisées. Nius misions sur l’intelligence collective pour lancer de grands chantiers de développement. Il y a donc eu beaucoup de choses que j’aurais voulu immortaliser. Cela m’a incité à créer la fondation, car je pense que chaque individu a une obligation morale de contribuer par rapport à ce qui lui a été donné. J’ai donc voulu faire de la fondation une organisation charitable au service des autres.

Elle vise à accompagner humainement des projets solidaires pour redynamiser les quartiers prioritaires de la ville et des communautés les plus fragiles. C’est un lieu d’échange au cœur de Rose-Hill. La maison JKC Foundation se veut un lieu accueillant, la librairie – avec ces grands pans de murs recouverts de livres – permettant ainsi aux jeunes d’être en contact avec le savoir, qui est omniprésent. C’est un lieu où nos pourrions nous souvenir de la contribution de mon père, mais c’est un lieu qui dépasse son héritage. Je me suis surtout inspirée de ses valeurs, que j’ai illustrées à travers des photos historiques classées par thème pour faire découvrir ses réalisations. Toutefois, ce n’est pas une fondation qui vit sur le passé. Nous sommes résolument tournés vers l’avenir. Nos actions concernent surtout les enfants des milieux défavorisés en leur apprenant autrement.

Pourquoi cette mission ? Pourquoi l’éducation et le service ?
Je viens d’un environnement familial où les valeurs d’excellence, de mobilité sociale et de patriotisme étaient au centre de notre instruction. Tous les rêves et les pensées étaient permis, à condition de savoir les articuler et les défendre. J’ai grandi avec une forme de liberté de penser qui est très différente de celle d’aujourd’hui, où nous devons réfléchir à ce que nous disons et à ce que nous pensons. Pour être au service des autres, il faut savoir aimer les gens sans considération de race ou d’origine sociale. C’est une vocation. Je ne m’étais pas rendue compte que c’était important pour moi. Mais avec la disparition de mon père, j’ai pris conscience de l’importance des relations humaines. Il faut aussi savoir d’où nus venons pour avancer. Je regrette cette époque où les relations humaines étaient authentiques, où nous savions donner sans retour.

Le service peut aussi être vu dans ce sens. Nous nous retrouvons parfois a un carrefour ou une situation où la justice sociale prend le dessus sur toute autre considération, et l’urgence amène le courage et l’action au service des autres. Ce n’est pas le monopole de la politique. La justice sociale, c’est également toutes ces institutions charitables et ces travailleurs sociaux qui auraient pu gagner facilement leur vie mais qui décident d’en faire un métier.

Que sont les axes d’activités de la fondation ?
Cette fondation est comme un enfant. Nousla créons, nous la découvrons et nous grandissons avec. Il faut la nourrir pour qu’elle puisse grandir. Je savais dès le départ que l’éducation devait être le vecteur pour assurer une forme d’inclusion sociale. Elle est l’outil qui permet de sortir un peuple de la pauvreté. C’est le motto de Mandela. J’ai été animée par cet esprit tout au long de ces quatre ans. Il fallait trouver des vecteurs de développement et une approche innovante pour relever ce défi.

Toutefois, il ne faut pas compter sur les méthodes traditionnelles pour sortir ces enfants de la pauvreté. Nous devons accorder une place au numérique à travers les tablettes pour familiariser les enfants à l’alphabétisation. Vous serez surpris par leur dextérité par rapport à l’outil numérique. J’aurais aimé avoir plus de temps pour faire de la recherche empirique.

Nous avons organisé des cours de lecture et des ateliers d’art, où nous avions invité de grands artistes, comme Pierre Argo ou Evan Sohun. Je leur ai demandé de venir parler à ces enfants et d’expliquer leur forme d’art en faisant place a la découverte, à la littérature et à l’environnement, et donc à la protection de la planète. Ces enfants ont été transformés juste parce que nus avons su les traiter comme des êtres humains. Nous avons réussi à les faire évoluer dans un cadre et leur inculquer des valeurs de respect et d’amitié. C’est une pédagogie douce et empathique, où chacun donne à l’autre, célèbre les petites victoires et où leurs talents respectifs sont valorisés.

Il est important de se rendre compte que les enfants qui ont des besoins autres que pédagogiques doivent être pris en charge. D’ailleurs, les meilleurs enseignants devraient être postés dans les ZEP. Imaginez cette même approche au niveau national…

D’où viennent les enfants qui fréquentent la JKC Foundation ?
Je travaille avec des maternelles qui acceptent d’envoyer des enfants deux fois par semaine. Actuellement, ils sont au nombre de 20 à 25. Ils pourront également aller à l’IFM, où un programme pédagogique pour la petite enfance sera proposé.
Je suis certaine qu’il y a d’autres Ong qui effectuent déjà un travail dans ce sens. Il faut qu’on arrive à fédérer cette intelligence collective et accepter le fait qu’il n’y a pas de One Size fits All. Je dois avouer que ces enfants font partie de ma vie.

Vous êtes également engagée auprès des femmes entrepreneurs et des jeunes. Quelle est votre vision concernant l’importance de l’entrepreneuriat ?
La femme occupe une place très importante dans ma vie. J’ai grandi dans un environnement où nous ne faisions pas de différence entre un homme et une femme. Moi-même j’étais privilégiée de pouvoir choisir la carrière et le parcours académique que je voulais.

Je suis une mère de famille qui a élevé seule ses enfants pour la plus grande partie de leur scolarité. Je sais ce que cela veut dire d’être autonome financièrement. Je connais les difficultés d’une femme professionnelle qui doit gérer sa carrière et ses enfants. Je ne suis pas féministe, mais je ne crains pas de porter ma casquette d’activiste pour défendre les causes au féminin.

L’inclusion au féminin est nécessaire, non pas uniquement pour une question d’équité, mais parce que les femmes apportent une forme de leadership différent autour du Team Work, et plus Caring. Nous avons vu l’importance du leadership au féminin durant la période du Covid, que ce soit pour les entreprises ou au niveau international. L’ancienne Première ministre de Nouvelle-Zélande a été citée comme exemple dans le monde. J’ai compris l’importance d’être l’architecte de sa destinée très rapidement et de fédérer le soutien sans déboucher sur des conflits inutiles.

Bien sûr, c’est un chemin parfois difficile à prendre, mais qui est guidé par une conviction de faire dans la vie ce qui est juste. D’ailleurs, je suis une spécialiste des programmes de genres et le développement économique d’un pays passe par une intersectionnalité avec l’égalité des genres, tant au niveau du secteur public que privé. Il faut toutefois reconnaître que l’égalité des genres ne sera jamais atteinte sans la collaboration des hommes. Il faut éviter les conflits inutiles. Je sais que des entreprises qui sont des Gender-Champions apportent des changements à l’intérieur pour trouver plus de Role Model au féminin. Il y a des secteurs qui se féminisent, et pas des moindres, comme le secteur financier.

L’entrepreneuriat est un vecteur qui n’est pas suffisamment utilisé pour autonomiser les femmes. J’ai d’ailleurs aidé le ministère de l’Égalité des Genres dans l’élaboration de son plan d’action sur l’entreprenariat. Il y a un énorme potentiel qu’il faut savoir exploiter. Faire de grands discours sur l’entreprenariat féminin, c’est important, mais dans la pratique, il faut se mouiller.

J’ai eu l’occasion de former une centaine de femmes qui occupent des postes à responsabilités dans les grandes structures de l’île. Nous avons un cercle de femmes solides qui se voient de temps en temps et qui réfléchissent. Nous avons tendance à croire que le leadership au féminin n’existe pas à Maurice, mais cela va changer, que ce soit au niveau politique, économique ou social.

Comment voyez-vous la situation à Maurice dans le domaine social et économique ?
La situation est inquiétante, surtout au niveau social. Toutes les semaines, nous vivons la réalité de la situation en écoutant les problèmes des enfants de la région. La détresse de la pauvreté est réelle, mais la résilience aussi. Il faut savoir que le Mauricien est très résilient, et même si on passe par des périodes de crise, on garde toujours l’espoir qu’il y aura un avenir meilleur.

Moi, je veux croire qu’il y aura un souffle de changement pour apporter plus d’espoir à cette nouvelle génération à venir. Il n’y a pas de monopole du cœur. L’important est d’avoir des idées, un leadership authentique et des femmes et des hommes compétents qui émergent dans toutes les sphères de la société et qui veulent prendre l’avenir du pays en main. Et cela pas pour leur propre intérêt ou leur ambition personnelle, mais pour avoir à cœur le développement du pays. Il faut prendre en considération le potentiel et la vulnérabilité économique des entreprises. Lorsque nous constatons les résultats financiers des grands groupes, il faut maintenant réorienter les politiques pour aller vers plus d’inclusion. Les politiques budgétaires doivent aller dans ce sens. L’éducation ne peut pas représenter que 6% des dépenses de l’État.

Les problèmes de gouvernance et de démocratie vous interpellent-ils ?
Bien sûr, car la démocratie doit être au service de tous les citoyens et de ceux qui en ont le plus besoin. Les institutions, comme dans toutes les démocraties, ont un rôle important à jouer. Il faut les laisser travailler en toute indépendance. Le secteur public doit être peuplé de personnes compétentes. Comme c’est malheureusement le cas dans la sphère politique, il y a une part de médiocrité.

Vous parlez également de la classe politique…
Je l’ai dit : la classe politique est médiocre. C’est cela qui rend la situation intenable. Les leaders politiques doivent avoir le courage de s’entourer de personnes compétentes et de patriotes qui veulent être au service de la nation.

L’image que le secteur public projette n’est plus celle que les professionnels ont. Maintenant, il y a beaucoup de népotisme. Cela ne se limite pas au gouvernement du moment. Il existe depuis longtemps. Finalement, un jeune compétent qui a fait des études et qui a travaillé à l’étranger, et qui décide de rentrer à Maurice, ne songera jamais à se faire embaucher dans le secteur public. Il ne suffit pas de créer des plans pour attirer la diaspora. Il faut créer un environnement qui donne envie à cette personne de mettre en veilleuse sa carrière internationale pour venir servir son pays.

Vous seriez vous-même restée à l’étranger après vos études. Qu’est-ce qui s’est passé ?
J’ai fait le choix de rentrer au pays. J’ai eu la chance d’être formée à l’université d’Harvard et j’aurais pu avoir une carrière à l’étranger. J’ai décidé de rentrer parce que j’ai senti cet appel qu’il fallait contribuer au développement de mon pays d’une façon ou d’une autre. J’ai choisi l’entreprenariat pour le faire. J’aurais souhaité que d’autres fassent le même choix et, comme à Singapour, avoir les meilleures compétences dans le secteur public. L’avenir appartient aux leaders politiques de tout bord qui savent investir dans la compétence.

On parle beaucoup de l’exode des jeunes… Comment remédier à ce problème ?
Un jeune qui démarre doit se sentir valorisé. Actuellement, les meilleurs éléments vont dans les plus grandes structures, et le reste, on ne sait plus quoi faire d’eux. La stratégie de développement et de diversification doit déboucher sur une vraie réflexion sur le capital humain. Les métiers de demain ne seront pas techniques, mais le jeune doit apprendre à développer des compétences en Critical Thinking, avoir de l’empathie, être exposé au monde du travail et, surtout, être autonome.

L’exode est très inquiétant et ne concerne pas juste l’industrie hôtelière, mais aussi d’autres secteurs de services, la finance ou l’informatique, des secteurs en croissance… Ils vont ailleurs pour des raisons surtout économiques. Face à une forme de lassitude, il faut réapprendre aux jeunes à croire au bonheur, à s’étonner des petites choses, à rire sans raison… Il faut également que les grands capitaines de l’industrie se mobilisent, deviennent des Role Models et acceptent d’aller parler dans les universités de leur expérience de l’entreprenariat pour redonner de l’espoir chez ces jeunes.

Quel rêve faites-vous de Maurice ?
Mon rêve s’articule autour de l’identité nationale et du patriotisme. Toute nation a une âme. Une partie est basée dans le passé, et l’autre dans le présent. Je célèbre mon héritage familial dans la fondation, mais je vis dans le présent. J’ai ma propre identité, qui n’a rien à voir avec mon environnement familial ou parental… Parfois, cela créera des conflits, et je peux comprendre les hommes publics qui ne savent s’il faut servir des groupes ou une nation. Ma vision consiste à chercher que faire pour recréer le socle national dont on a toujours été fiers. Nous sommes fiers d’être Mauriciens.

Être Mauricien, c’est avoir un sentiment d’appartenance à Maurice. J’espère que des hommes et des femmes arriveront à faire sauter les clivages. Nous avons un beau pays. Il y a quelque chose d’unique et de magique que de naître de Maurice, qui nous donne une forme de citoyenneté du monde que d’autres pays ne peuvent offrir. Je lance un appel du cœur pour qu’on laisse ces clivages de côté et qu’on essaie de construire ensemble.

C’est un exercice de leadership difficile, car une nation est formée de souvenirs individuels, et il faut déboucher sur une vision collective pour éviter des identités de groupes. C’est l’identité collective, ce socle commun qui permet de créer le patriotisme, car le citoyen sera disposé à faire des sacrifices supérieurs pour le bien commun. Être mauricien, c’est un composé, un héritage qui ne se limite pas à la nationalité, la langue ou une race. Être mauricien, c’est être né de Maurice, pas à Maurice.

Nous ne sommes pas loin des élections. Peut-on s’attendre à vous voir sur une plateforme politique ?
Je ne sais comment répondre à cette question. Qui ne fait pas de politique sans le savoir ? Je dis qu’il y a différentes façons de faire de la politique, mais la contribution au niveau national est quelque chose qui m’a toujours parlé. Je suis rentrée au pays pour le service. Je le fais à ma façon, et ma force, c’est la capacité de travailler avec des gens différents. Il faut savoir travailler au-delà des clivages politiques. Il faut reconnaître que le niveau du Parlement est loin de celui auquel nous étions habitués. Il est géré de la façon que nous savons.

Il faudra une forme de démocratie parlementaire plus pacifiée et moins dans la provocation. À la fin du jour, les parlementaires sont des élus du peuple. Nous ne sommes pas dans un cirque. Nous avons besoin de personnes responsables qui font avancer les dossiers pour les citoyens, qui les ont élus. Ils doivent pouvoir inspirer de l’espoir. L’espoir sera quelque chose qui peut faire gagner ou perdre les élections.

Le mot de la fin…
Il faut savoir pratiquer une démocratie parlementaire pacifiée et non élitiste pour maintenir la confiance d’une nation, et surtout avancer vers le futur avec espoir, croire en notre beau pays. Ce n’est pas donné à tout le monde d’être né de Maurice. Nous sommes de vrais citoyens du monde et nous devons cultiver cette fierté.

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