Rishi Seeruttun, l’artiste qui panse ses blessures et ses brûlures à travers l’art

Dr Didier Wong Chi Man

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Dr Didier WONG CHI MAN

Rishi Seeruttun n’est pas un inconnu dans la sphère des arts plastiques à Maurice. Connu pour l’utilisation du denim et du feu comme support et matériau dans ses œuvres, il nous livre à cœur ouvert et avec beaucoup de sincérité au Caudan Arts Centre ce qu’il y a de plus profond en lui à travers vingt-trois tableaux bien mis en scène par la curatrice Géraldine Hennequin-Joulia.

« Wounds », le titre de l’exposition, nous plonge dans l’univers de cet artiste au grand cœur. Rishi est très apprécié et reconnu dans le monde de l’art mauricien. Il est réputé pour sa gentillesse, sa grande générosité et toujours prêt à aider les autres. Diplômé en textile design, Rishi Seeruttun s’est par la suite orienté vers les arts plastiques pour initier une pratique qui met en avant le jeans, ce vêtement intemporel et accessible. Pour comprendre cette exposition riche dans la diversité des propositions et des expérimentations plastiques, il faut que nous ayons au préalable en tête le parcours de vie de Rishi. En effet, le chemin n’a jamais été un long fleuve tranquille. La maladie et d’autres dures épreuves ne l’ont pas épargné. À plusieurs reprises Rishi a failli y passer, mais sa témérité et sa ténacité lui ont permis de tenir bon. Ainsi, « Wounds » est une sorte de libération ou une expulsion de toxines intérieures qui entravent sa route. Résilient, Rishi accorde une place importante à sa famille dans les travaux qu’il présente. Dans plusieurs créations, les motifs de bonhommes se fondent parmi les silhouettes des jeans, des tâches, des coulures et des brûlures. Loin d’être égocentré, Rishi Seeruttun traite également ce complexe problématique qu’est la destruction à grand feu de notre planète qui est intrinsèquement liée à l’humain inconscient et malade que nous sommes. C’est donc par le biais d’une réflexion rondement et intelligemment menée que l’artiste nous plonge dans ses blessures, ses préoccupations, ses espoirs et son art.

L’exposition commence avec le tableau « The art of self destruction – Broken » qui est très intéressant tant dans sa réflexion que dans sa plasticité. Il se compose de juxtapositions et de superpositions de jeans qui ont été (mal) traités, brûlés par le feu mais aussi avec des produits chimiques qui sont utilisés dans l’industrie du textile et qui créent des réactions pour apporter des matérialités plastiques : couleurs, textures et formes. Mais au-delà de ces effets visuels immédiats, « Broken » nous plonge dans une triste réalité : la guerre, le chaos, la désolation, la mort. Consciemment ou inconsciemment, Rishi Seeruttun a produit une sorte de représentation d’une vue aérienne de territoires morcelés, fragmentés, calcinés et décimés par des bombes et autres armes de destruction. On ne peut pas rester insensibles face aux guerres qui crèvent les actualités : les conflits israélo-palestiniens, l’Ukraine et la Russie, mais également dans d’autres parties du monde. À travers les motifs de petits bateaux schématiques et stylisés de même que le rectangle blanc (représentant une porte de sortie) qui dénote sur la surface picturale, l’artiste essaie de nous faire comprendre que ces guerres auraient pu avoir des conséquences moindres si seulement les dialogues et les enjeux politico-économiques étaient menés en intelligence au profit de la Paix.

L’autre pièce maîtresse de « Wounds » c’est le diptyque monumental « Résonances I&II » (240 X 240 cm). Il s’inscrit dans la même lignée que « Broken ». Rishi évoque une fois de plus la condition humaine, les conflits et les problèmes liés aux changements climatiques provoquant des catastrophes souvent irréversibles. Les grands formats réussissent à l’artiste. Ils lui permettent davantage de possibilités picturalement parlant. « « Résonances I&II » et « Broken » me font penser à certaines peintures monumentales de l’artiste contemporain Allemand, Anselm Kiefer dont les toiles sont très en matière avec l’intégration de matériaux divers tels que : la paille, les fils, la terre, le plomb, etc. Kiefer traite le passé sombre de son pays, les désastres des guerres, les ruines et les destructions. À des degrés moindres, Rishi Seeruttun conte son chaos et ses blessures personnelles. Les reliefs et les coutures des jeans sont ces stigmates visibles mais en dessous de l’épiderme la douleur circule toujours silencieusement.

Au gré de notre déambulation, les œuvres deviennent plus colorées. L’artiste y associe des objets-sculptures : petits bateaux en jeans, pomme défendue (la tentation, le péché), branchage en laiton et feuilles mortes qui sont posés sur le rebord des tableaux. Ces objets-sculptures sont censés apporter une lecture supplémentaire au spectateur pour renforcer l’idée que l’artiste a souhaité évoquer au préalable. Bien que ces associations soient assez intéressantes, Rishi Seeruttun doit pousser sa réflexion plus loin quant à la façon de les exploiter. Il pourrait peut-être songer à allier installation et peinture pour donner une nouvelle façon d’appréhender son travail et le rendre encore plus grand, car une lecture trop littérale d’une œuvre peut fragiliser la force de celle-ci.

Cette exposition nous dévoile aussi de nouvelles expérimentations très intéressantes. Dans la dernière salle, les réceptacles picturaux deviennent ronds impliquant toutes les interprétations métaphysiques qu’on peut y associer à cette forme géométrique. Bien entendu, la référence à la ravanne est évidente. Quel est le son qui résonne dans cet espace d’exposition circulaire ? Est-ce des cris d’alarme ? Est-ce de la souffrance ? Est-ce des échos d’espoir si on ose imaginer que le public prendra conscience de la et sa situation ? En tout cas, cette démarche et ce format forcent l’artiste à travailler autrement, d’abord en plus petit, ce qui lui permet d’expérimenter des espaces plus confinés, mais aussi d’introduire d’autres techniques de l’industrie du textile. En effet, dans le tableau « Nobody hurts me like I do », Rishi a utilisé la technique DTF (Direct to film) qui consiste à imprimer des motifs directement sur la toile. Dans cette création il y a imprimé des petites mouches très réalistes qui volent autour de la plaie ouverte de l’artiste risquant une infection. Autre innovation dans son travail, c’est le plastic printing qui lui permet de confronter les motifs du plastique froissé à ses habituelles traces résultant des brûlures, des produits chimiques et de la peinture. Cette technique me rappelle les pliages de Simon Hantaï, célèbre artiste Franco-Hongrois des années soixante. La dualité de ces techniques fonctionne et ces dernières méritent d’être davantage expérimentées pour être plus abouties.

Cette exposition très engagée et très personnelle mérite d’être vue. Il est rare que les artistes se mettent à nu avec autant de sincérité. Rishi Seeruttun fait partie de ces plasticiens locaux qui accordent beaucoup d’importance aux aspects réflexifs et conceptuels de la peinture. La beauté d’une œuvre ne réside pas uniquement dans son esthétisme. Elle est sublimée quand la problématique ou la réflexion est mise au même piédestal que le résultat physique et/ou visuel. « Wounds » était ouvert au public à The Basement du Caudan Arts Centre jusqu’au premier mai

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