Arnaud Carpooran : « L’humanité a pris trois siècles pour reconnaître ce que les esclaves ont créé »

Alors que nous célébrons le 185e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, dont le thème est cette année « Esclakaz, maronaz kiltirel, kréolisation », Le Mauricien a rencontré le professeur Arnaud Carpooran, doyen de la faculté des sciences sociales et humaines à l’université de Maurice. Dans cette interview, il explique clairement ce qu’est le « maronaz kiltirel » par rapport au marronnage physique. Le « maronaz kiltirel » a débouché non seulement sur l’émergence de la langue créole, mais également d’une forme nouvelle de musique, de cuisine, de littérature. Il illustre le pouvoir créatif de la population, qui était dans une situation de soumission culturelle.

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Le thème choisi pour la commémoration de l’abolition de l’esclavage cette année est “Esclavaz, maronaz kiltirel, kréolization”. Pouvez-vous nous en parler ?

Traditionnellement, l’anniversaire de l’abolition de l’esclavage, d’une part, et la créolisation ou la créolité, d’autre part, sont célébrés séparément à tel point que très peu de personnes arrivent à établir un lien réel entre ces deux événements. Or, tout ce qu’on appelle créolisation et créolité aujourd’hui existe précisément parce qu’il y a eu l’esclavage. Son émergence a été possible car, durant la période de l’esclavage, la résistance contre l’oppression, qui prévalait, a conduit à la création d’une culture nouvelle.

L’évocation de la résistance durant la période de l’esclavage nous renvoie immanquablement à l’idée de résistance physique et réelle associée aux marrons et au marronnage. L’esclave marron est celui qui a refusé la condition d’esclavage et qui a pris la fuite pour vivre une vie libre dans la forêt ou la montagne. Aujourd’hui, lorsque nous nous rendons à la montagne du Morne, nous commémorons le symbole du marronnage et des marrons, dont certains n’ont pas hésité à se jeter dans le vide du haut de la montagne lorsqu’ils ont cru qu’on s’apprêtait à les recapturer pour les ramener à des conditions d’esclavage. Il est nécessaire de célébrer ce marronnage physique et réel.

Cela ne veut nullement dire que la majorité d’esclaves, qui n’avaient pas pris la fuite et qui ont continué à travailler comme esclave, ont accepté l’esclavage et ont capitulé. À leur manière, ils ont refusé d’être assimilés totalement par l’esclavage, à devenir un objet sans âme, sans culture et sans langage pour être au service du maître. Ils ont inventé, envers et contre tout, une nouvelle culture, un nouveau langage, une nouvelle forme de musique, une nouvelle façon de faire la cuisine, une nouvelle façon d’être que nous célébrons aujourd’hui sous le label créolisation. Ce n’était pas une résistance physique, mais une résistance intériorisée. Sa portée est plus durable.

Le « Maronaz Kiltirel » a-t-il une résonance dans la société mauricienne d’aujourd’hui ?

Nous le célébrons un peu partout dans le monde. Il y a la Journée internationale de la langue et culture créole. Au Canada, il y a un mois de culture créole. La créolisation, la créolité et la langue créole sont célébrées dans tous les pays d’Europe. Le créole est aujourd’hui mondialisé, précisément parce qu’il émane de la période esclavagiste durant laquelle théoriquement l’histoire d’une population était supposée avoir disparu. Or, tout ce qui a émergé a été possible en raison du marronnage culturel, du refus d’être totalement écrasé et d’être dicté par les conditions de l’esclavagiste. Cette forme de résistance passive intériorisée n’a pas été célébrée comme telle.  Nous célébrons la langue créole et la musique créole.

Le marronnage physique a demandé beaucoup de force, courage et d’audace, mais ceux qui sont restés n’ont pas pour autant capitulé. Ils ont résisté à leur façon par le fait qu’ils n’ont pas transformé les éléments qui leur étaient imposés selon le plan colonial et esclavagiste. Ils ont su marier le restant mémorial de leurs ancêtres avec des éléments qu’il y avait autour d’eux dans la nature, dans l’artefact et ont créé une nouvelle culture. La créolisation est la fille d’un mouvement intérieur de résistance passive pendant l’esclavage. En fait, quels que soient les fardeaux les plus dramatiques et les plus tragiques qu’on puisse imposer à un peuple, la vie finit par prendre le dessus. La vie est plus forte que toutes les formes d’oppression.

Le marronnage physique est jusqu’ici étroitement associé à la lutte des esclaves pour la libération…

Le marronnage culturel exprime également une libération dans la mesure où être libre veut dire faire ce dont on a envie ou de donner l’impression de faire ce que les tortionnaires veulent nous imposer, alors qu’en vérité, nous faisons ce qu’on a envie de faire.

Comment ce marronnage culturel se manifeste aujourd’hui dans la société mauricienne ?

La langue créole a vu le jour dans des conditions difficiles. À cette époque, les esclaves ne pouvaient ni utiliser leurs langues maternelles, ni celles de leurs tribus parce qu’on les avait mélangés de manière à les empêcher de communiquer entre eux, de peur qu’ils fomentent une révolte ou une mutinerie. La seule langue, qui était à leur portée, était celle de leur maître. Ils ont pris les mots entendus et utilisés par leurs maîtres qu’ils ont mariés avec des éléments de grammaire. Ils ont créé une langue totalement différente : le créole n’est pas une langue européenne, ni une langue africaine ou malgache. C’est une langue qui a émergé dans les conditions d’esclavage à partir des éléments disponibles dans ce contexte de l’époque. L’ironie, c’est que c’est cette langue qui est aujourd’hui le moteur de l’unité nationale. Elle est parlée par tous les Mauriciens pour communiquer et permet à chacun d’eux de se sentir sur la même longueur d’onde et sur un pied d’égalité.

Toutes les autres langues enferment une catégorie de Mauriciens dans l’incompréhension. Si on parle l’anglais, une bonne partie de nos interlocuteurs ne pourront participer à la conversation. La même chose pour le français, une bonne partie d’interlocuteurs pourraient se sentir exclus. Les autres langues sont identifiées à certains groupes de personnes. La seule langue qui permet une communication entre tous les Mauriciens est le créole.

Ce marronnage culturel concerne donc tous les Mauriciens sans exception ?

La langue créole a contribué à faire de Maurice un pays libre. C’est une “lingua franca”, c’est-à-dire qu’elle n’appartient à personne. Lorsque j’ai lancé le livre de François Chrestien, j’avais expliqué que c’est un Blanc qui avait écrit le premier texte littéraire créole pour un public blanc. Lorsqu’on imagine que ce sont les esclaves qui fabriquent une langue nouvelle. Et avant l’abolition de l’esclavage, elle est utilisée par le maître pour un public composé de maîtres. N’est-ce pas formidable comme message que François Chrestien donne : c’est le maître qui a adopté la langue de l’esclave parce que le créole était devenu sa langue également.

Aujourd’hui, le créole joue un rôle important dans le cadre de la construction de l’identité mauricienne et des combats politiques…

Tout à fait. On peut même dire que la langue créole participe à l’autonomisation des Mauriciens en général. Je voudrais donner un témoignage banal, mais qui une valeur symbolique. Le jour après le lancement de la première édition du dictionnaire de la langue créole, un “attendant” de l’Université est venu me remercier. J’ai voulu savoir pourquoi. Il a m’a fait comprendre que, pour la première fois, il a utilisé sans complexe la langue créole lorsqu’il s’est rendu à la banque. « Maintenant que le créole disposait de son propre dictionnaire, je me suis senti libre de pouvoir utiliser le créole sans aucune gêne », a-t-il expliqué. Il s’est senti fort. J’ai entendu des témoignages similaires à plusieurs reprises depuis. Le fait que la langue qu’ils utilisent soit étudiée et pratiquée à l’Université fait qu’ils se sentent fort. C’est cela “l’empowerment”. Cela a donc un effet libérateur pour beaucoup de personnes qui n’étaient pas en mesure de prendre la parole en français ou en anglais, mais qui peuvent le faire aisément en créole. C’est un élément de libération continuelle parce que c’est la langue du locuteur.

Il y a encore des préjugés par rapport à la langue créole…

Il y aura toujours des préjugés, mais bien moins qu’auparavant.

Quels sont les obstacles qui doivent être franchis désormais ?

Cela fait 50 ans qu’on est indépendant. Cela fait moins de 10 ans que le créole a eu une orthographe et moins de 10 ans qu’il est enseigné au primaire. Nous ne pouvons effacer les traces laissées pendant plus de deux siècles d’esclavage et de colonisation. Cela prendra du temps. Mais déjà, ce qu’on a déjà accompli est énorme. Durant le festival créole, j’avais donné une conférence sur le thème “Kreol Republik Moris (ARM), ier langaz maron zordi lang nasional”. Le premier objectif de l’Akademi Kreol Republik Moris (AKRM) est que le Kreol Republik Moris devienne une langue standard. Tous les autres s’inscrivent dans cet objectif. Je n’ai pas l’impression que beaucoup de Mauriciens ont mesuré l’importance de ce changement. Pour la première fois, dans un texte officiel émanant du gouvernement concernant l’AKRM, la langue kreol est associée avec la langue nationale venant ainsi confirmer ce que les linguistes ont toujours dit, à savoir que le créole est une langue nationale. Cela représente un progrès considérable pour notre société et pour les institutions. En termes de mentalité, il faut laisser le temps faire son travail. Les enfants, qui ont fréquenté l’école primaire depuis 2012 et qui sont en Form III, ont appris le créole. Ils sortiront du système scolaire avec une mentalité plus positive par rapport au créole. Dans dix à 15 ans, lorsqu’il aura traversé le circuit secondaire, nous aurons une génération libre de tous les blocages.

Mais le marronnage culturel ne se limite pas à la langue créole…

Non, mais la langue créole est plus visible. Il y a aussi la musique. Toutes les îles créoles ont développé une nouvelle forme de musique. Il arrive que, dans une même île, il y a trois ou quatre genres musicaux. Dans l’océan Indien, il y a le séga, le “maloya”, le “moutia”, le séga tambour, cadrille, etc. Ce sont des musiques créoles créées durant la période de l’esclavage par la population. Ce n’est pas de la musique africaine. Il y a une certaine sonorité africaine qui s’est mélangée avec d’autres sons venus d’Europe, et d’ailleurs pour devenir une musique créole. Dans les Antilles, on a le Zouk, le Bigine Mazurka, le reggae même le jazz et le blues sont des formes de musique créole. Les esclaves et leur descendant ont voulu ainsi démontrer qu’ils n’étaient pas disposés à se laisser assimiler par leur musique. Ils ont utilisé les instruments de musique du maître et ont pris la liberté de créer une nouvelle musique qui n’est ni européenne, ni africaine, mais créole. C’est la condition esclavagiste et la résistance à toutes formes d’impositions et d’assimilations qui donnent lieu à une création nouvelle. C’est une musique créée pour affirmer quelque chose qui n’était pas programmée par les esclavagistes et les colonisateurs. Le monde a pris beaucoup de temps pour mettre tout cela dans un format et une philosophie connue comme la créolité. Cette nouvelle identité se manifeste également dans la littérature. Dans tous les pays créoles, on retrouve la même forme de sirandanes quel que soit le nom qu’on leur donne. Elles permettent d’affirmer le pouvoir créatif que la population, qui était dans une situation de soumission culturelle, pouvait faire. Moi, je le qualifie de marronnage culturel parce que c’est une forme de résistance face à ce qui était imposé aux esclaves. Le retour n’est pas possible. Tout ce qui est possible est la création hic et nunc, ici et maintenant à partir de tout ce que nous avons. C’est ici le point de départ de notre identité. D’ailleurs, la définition du créole est tout ce qui est né ici (dans la colonie). La langue créole est donc la langue qui est née ici dans le contexte d’esclavage et de colonisation. La musique créole est la musique qui est née ici, la cuisine créole, la manière de cuire et de conserver, est née ici. C’est le cas pour les habillements, voire l’humour créole, qui est spécifique des pays créoles. Au total, cela nous donne ce qu’on peut appeler créolisation et qui a désormais sa trace dans la littérature, surtout aux Antilles et petit à petit dans l’océan Indien. Il ne faut pas oublier que la créolisation n’est pas un accident, c’est une réaction à la pression coloniale et d’esclavage sur une population servile. C’est une manière de réagir et ne pas se laisser disparaître.

La reconnaissance du séga typique, du séga tambour et du séga chagossien est-elle une étape dans le cadre du marronnage culturel ?

Certainement. L’humanité reconnaît trois siècles plus tard ce que les esclaves ont créé. Ils avaient perdu tout espoir. Les Malgaches y croyaient encore puisque beaucoup de marrons avaient pris le bateau pour retourner dans la grande île. Ce n’était pas le cas pour les Africains, qui, au lieu de tomber dans le désespoir, ont créé quelque chose que le monde reconnaît aujourd’hui comme un patrimoine. C’est une victoire au-delà du temps. La musique nous permet encore aujourd’hui d’entendre les sons que les esclaves produisaient à l’époque, d’entendre les paroles utilisées à l’époque. Cela nous permet, comme je l’ai dit plus tôt, d’affirmer que la vie finit toujours par triompher. C’est cela le grand cri que lance l’esclavage aujourd’hui.

On commémore cette semaine « la mémoire de la Shoah ». Peut-on comparer l’esclavage à la Shoah ?

Le côté dramatique de la Shoah est que les Nazi ont de façon délibérée tué les juifs et les autres minorités pour les faire disparaître. L’esclavage consistait à utiliser des êtres humains à des fins de production, et ce peu importe s’ils mouraient. Le fait est que l’esclavage comme la shoah est un crime contre l’humanité.

Comment allez-vous faire remonter ce marronnage culturel à l’occasion de la commémoration de l’abolition de l’esclavage ce samedi ?

C’est déjà une bonne chose que l’État reconnaisse que toutes les formes de marronnage culturel comme un cri de résistance de la par les esclaves.

Lorsqu’on parle de marronnage culturel, créolisation, c’est de culture et d’éducation qu’il s’agit. Est-ce que cette dimension de la culture a sa place actuellement dans l’éducation à Maurice ?

Le système d’éducation reconnaît graduellement un aspect de la culture qu’on avait toujours ignoré. La langue créole a intégré le curriculum. Ce qui permet de dire des choses qu’on ne disait pas auparavant. Est-ce que ça donne suffisamment sur la musique dans notre programme scolaire ? Je ne crois pas. Je pense qu’il y a encore des choses à dire. Dans les cours d’histoire, même si on ne le fait pas au primaire et au collège comme on aurait dû le faire, il y a eu des efforts au niveau de l’Université de Maurice pour véhiculer des informations. Elle n’est pas absente, mais il faudra poursuivre le combat pour que l’histoire de l’esclavage soir un sujet à part entière à l’école. Pour le moment, le système ne semble pas être prêt pour raconter l’esclavage du point de vue des esclaves et de ceux qui ont subi l’esclavage tel qu’il a été exprimé dans des poèmes, chants de l’époque, etc.

Peut-on accéder à la connaissance à travers la langue créole ?

Je ne crois pas qu’on puisse ignorer cet aspect concernant la langue maternelle. On ne pourra pas continuer à ignorer ce qui est aujourd’hui l’évidence même, c’est-à-dire qu’un enfant apprend plus facilement dans sa langue maternelle, y compris pour apprendre d’autres langues. Tant que nous persisterons à croire que l’inverse est vrai, nous nous heurterons à un mur. Il est bon que nos enfants apprennent l’anglais et le français. La maîtrise de l’anglais et du français est toujours lacunaire. Il faut être fort sur ce pied avant de s’engager dans n’importe parcours.

Le mot de la fin…

Voilà 185 ans depuis que l’esclavage a été aboli. Beaucoup de personnes ont fait un grand travail de mémoire pour qu’on n’oublie pas cette période. Chaque année, de nouveaux éléments sont ajoutés. Nous aurions souhaité que les choses avancent plus vite. Il est incompréhensible comment les éléments que tout le monde considère comme évidents prennent autant de temps pour passer du discours à l’acte.

Il faut dire toutefois que l’année 2019 s’est terminée sur de notes satisfaisantes. L’akademi kreol republik Moris a été lancée après une longue attente. Il y a eu également le lancement de la troisième édition du dictionnaire créole par le Premier ministre. Le prototype du dictionnaire créole rodriguais a fait un progrès énorme. L’Akademi est là, les dictionnaires sont reconnus. Le créole est entré dans le programme scolaire au niveau secondaire et sera enseigné en Form III cette année. Le combat immédiat est de faire en sorte que le créole figure aux examens de la Form V.

Il y a beaucoup d’adultes qui souhaitent apprendre le créole. Nous irons de l’avant avec des cours grand public. Ce seront des cours ciblés pour les journalistes, la fonction publique et le secteur privé. Un adulte qui veut apprendre à écrire la langue de son pays doit pouvoir le faire. Maintenant que le label de langue nationale est reconnu, nous ne pourrons plus accepter que chaque département de la fonction publique écrive le créole à sa manière. Ce serait une forme de non-respect, voire de mépris à l’égard de l’Etat qui enseigne le créole dans ses institutions scolaires et académiques. Cela permettra de mettre de l’ordre dans la façon d’écrire dans les institutions. Lorsque je parle d’institution, cela inclut le Parlement et tout le reste.

Faut-il que la langue créole évolue davantage avant d’être introduite au Parlement ?

Il faudra développer des registres qui n’existent pas à ce stade. Il faudra montrer aux administrateurs comment écrire des mémos, etc., en utilisant des termes et des définitions très précis. Il faudra développer un registre approprié pour le Parlement. Une fois que la volonté politique est exprimée, un comité d’experts devra être constitué pour se pencher sur la question en collaboration avec l’AKRM.

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