Brian Pitchen : « Les jeunes connaissent les dealers, mais pas la police… »

Enseignant au collège Saint Mary’s West, Brian Pitchen, 40 ans, vit à Résidences Barkly où il a grandi. C’est dans sa région qu’il a commencé à faire de la prévention contre les drogues dures et participer dans la mise en oeuvre des premiers programmes structurés pour l’accompagnement des toxicomanes. Avec le soutien d’une fondation, auprès de laquelle il bénéficie d’une expertise internationale, il poursuit son engagement contre la drogue à Barkly. Son expérience du terrain est sans aucun doute un des facteurs qui explique sa participation active dans l’élaboration d’un protocole qui sera appliqué dans les collèges catholiques au premier trimestre de 2019 pour combattre et prévenir la toxicomanie.

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l Cela fait douze ans que vous faites de la prévention contre la toxicomanie et dix-sept ans que vous enseignez dans le secondaire confessionnel. Quel regard jetez-vous sur la problématique de la drogue dans le milieu où vous intervenez ?

— En 2006, quand nous avions démarré notre programme d’accompagnement, nous avions axé nos interventions sur l’être humain, de l’écoute à sa prise en charge. Douze ans après, le schéma dans la consommation des drogues a changé. Avec l’arrivée des drogues synthétiques, il y a eu un net rajeunissement chez les consommateurs. Et comme dans tous les quartiers touchés par la drogue, Barkly n’est pas moins concerné. Aujourd’hui, il me faut reconnaître que nous sommes impuissants face à ce fléau, parce que, d’une part, il est difficile de trouver des solutions à court terme et, d’autre part, le traitement médical est complexe, car la composition des drogues synthétiques est changeante. D’où la nécessité d’une approche multisectorielle pour venir à bout de la problématique des drogues synthétiques. Actuellement, la drogue est avant tout un problème de santé publique. Mais elle est aussi une affaire qui concerne tous les acteurs de la société, des organisations non-gouvernementales au ministère de l’Éducation et à la police, etc. Il ne faut pas que sakenn fer so bout, mais conjuguer nos efforts pour un travail commun. Cette absence de synergie, dans la lutte contre la drogue, fait défaut à Maurice. On ne cesse de parler du National Drug Master Plan que nous attendons toujours d’ailleurs ! Je crois que nous sommes arrivés à une situation où il nous faudra plutôt penser à un National School Drug Master Plan pour évaluer le problème et trouver des solutions.

l Qu’est-ce qui explique le rajeunissement des consommateurs de drogues dures ?

— Il n’y a pas que le rajeunissement qui interpelle, mais aussi la féminisation en toxicomanie, principalement la consommation de drogue synthétique. Les filles sont moins visibles, par pudeur, sans doute. Ni sur les vidéos qui circulent ni des cas rapportés, on ne voit jamais de filles. C’est un fait, la drogue synthétique frappe également les filles, dans des collèges et ailleurs. Cette question mériterait une meilleure compréhension.

Le rajeunissement s’explique par le désir de fuir la pression parentale. Quand l’autorité exercée est trop stricte, l’enfant cherche une échappatoire ou, à l’inverse, quand elle est trop permissive. Par ailleurs, pour fuir la pression des examens ou pour vivre de nouvelles expériences de plus en plus tôt, tester chaque nouveau produit illicite qui débarque sur le marché.

l Vous insistez sur une approche synergique pour combattre la toxicomanie, notamment chez les jeunes, mais c’est une demande qui revient toujours et encore depuis des années, mais qui ne se concrétise pas !

— Si la situation qui prévaut n’est pas un wake-up call, be zame pou ena wake-up call-la ! Entre-temps, sur le plan de l’éducation catholique, nous ne sommes pas en mode attente. Nous avons déjà pris les choses en main. Un comité sur la drogue, représentatif des dix collèges diocésains, a été mis sur pied. Nous travaillons sur une stratégie que nous avons appelée les « Three P’s », pour Promotion, Prevention et Protocol. Le comité fera ensuite ses recommandations au Service diocésain de l’éducation catholique, lequel prendra les décisions qui s’imposent. A janvier 2019, nous devrions avoir un plan de travail pour faire face au problème de la drogue dans le milieu scolaire.

Nous avons senti qu’il nous fallait prendre les devants, nous avons ainsi jeté les balises pour rendre notre travail à l’école moins difficile. Notre comité a même agi avec une certaine avance, car nous avons déjà formé les enseignants et leur avons fourni des informations sur la drogue synthétique, son fonctionnement et ses conséquences.

l Quelles seront les grandes lignes de ce protocole ?

— Nous sommes en train d’étudier des documents sur des modèles appliqués dans des écoles catholiques à l’étranger. Nous n’allons pas réinventer la roue, mais adopter les bonnes pratiques et les adapter dans notre contexte. Le protocole sera basé sur les principes et les valeurs de l’éducation catholique. Les parents seront non seulement tenus au courant du contenu du protocole, mais y adhéreront.

Nous avons besoin d’un document de référence. Nous ne pourrons pas mesurer les résultats à court terme, mais nous verrons un assainissement de la situation dans quelques années. En matière de lutte contre la toxicomanie, Maurice a eu une approche trop répressive qui n’a pas produit les résultats escomptés. Je crois que nous devons revoir notre approche et mettre plus d’emphase sur la réduction des risques. Car, que nous le voulions ou pas, la toxicomanie est un choix pour certaines personnes. En revanche, nous pouvons expliquer à l’adolescent qui commence à consommer de la drogue pourquoi et comment il est en train de diminuer son espérance de vie. Par la réduction de risques, nous installons déjà un rempart pour qu’à 25 ans nos jeunes se retrouvent encore dans la réserve de la labour force de Maurice.

l Avec ce genre de protocole, vous semblez prendre une avance sur le secondaire d’Etat. Mais dans le combat contre la drogue dans les collèges, il ne serait pas plus juste d’avoir un protocole standard ?

— Le secondaire d’Etat a déjà son protocole, mais il est rigide ! Parfois, on doit revoir les procédures en place. Je suis d’accord pour un protocole qui conviendrait à l’ensemble des secteurs et c’est pour cela que je crois dans un National School Drug Master Plan. Mais il nous faut commencer quelque part. Nous avons commencé à prendre des initiatives, parce que nous faisons face à des problèmes dans nos écoles. Mais il n’y a pas de doute que nous pouvons partager notre expérience. Je vais ici établir un parallèle avec le kreol morisien. L’éducation catholique a introduit l’utilisation de cette langue dans ses établissements et, plus tard, l’Etat a suivi !

l Quelle est votre définition d’un National School Drug Master Plan ?

— Avec des élèves d’horizon divers, l’école est la reproduction de la société. Les élèves qui sont exposés à un environnement entaché par la drogue, savent où, comment, à quelle heure… s’en procurer. De son côté, l’école n’a aucun contrôle sur l’environnement et les mouvements de ses élèves à l’extérieur. Ainsi, un master plan propre à l’école permettra d’avoir des moyens, des ressources spécialisées en prévention et de détection, disposant d’une cellule permanente dans l’établissement. Ces cellules agiront aussi comme observatoires de drogue dans les écoles, recueillant des données sur les tendances en substances, le profil des usagers, les dépenses, etc. Il y a un travail de terrain et d’enquête à faire et il faut une educational squad ! Faire une causerie d’une heure par an ne suffit pas ! Il y a des structures qui doivent être mises en place à l’intérieur de l’école, car aujourd’hui elle a muté, idem pour le travail de l’enseignant. Les enseignants doivent faire face à la myriade de problèmes sociaux des apprenants. Nous avons affaire à une nouvelle génération d’élèves et ses problèmes identitaires. Je sais que des enseignants diront que leur mission est d’enseigner et non de régler les problèmes. Mais comment voulez-vous enseigner si l’apprenant n’est pas en mesure de se concentrer ?

l Si on demande aux enseignants d’aller au-delà de l’enseignement, une incentive devrait suivre, non ? 

— La Commission d’enquête sur la drogue a recommandé la formation des enseignants pour qu’ils arrivent à reconnaître des cas. Je suis sûr que les syndicats diront que cela ne fait pas partie de notre travail. Mais il nous faut aussi admettre que les élèves passent la plupart de leur temps avec nous. De facto, la vigilance fait partie de notre rôle d’éducateur. Il ne faut pas oublier que nous sommes en train de former de futurs ministres, avocats, maçons, menuisiers, médecins. Tou dan nou lame. C’est nous qui façonnons la société de demain et nous devons être à la hauteur de notre travail. Il est aussi logique qu’on nous donne une motivation sous forme de rémunération.

l Vous avez relevé la connaissance des collégiens en approvisionnement de drogues dures. Si eux connaissent la filière et les rouages du trafic, comment expliquer que la police n’a pas toujours ces informations ?

— Avec les moyens dont elles disposent, les autorités devraient être davantage au courant ! Les jeunes connaissent les dealers, mais la police non. Il y a quelque chose qui cloche quelque part. Avec toutes ces saisies record, tant en termes de valeur marchande que de quantité, il devrait avoir une pénurie de drogues dures dans le pays. Mais tel n’est pas le cas. Alors, où se trouve la faille ?

l Vous observez la société depuis longtemps, vous voyez évoluer la présente génération… De ce que nous entendons et voyons quotidiennement, il y aurait de plus en plus d’enfants et d’adolescents qui échappent au contrôle de leurs parents. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— La technologie s’est immiscée entre les enfants et leurs parents. Tout est allé trop vite pour ces derniers. Ils sont happés par le temps, le travail… Ils ne prennent plus le temps pour communiquer avec leurs enfants et ceux-ci ne parlent à leurs parents uniquement lorsqu’ils ont besoin de quelque chose.

Les jeunes socialisent devant un écran. Tout se passe et doit être validé sur des réseaux sociaux. 25 ans de cela, la mère était à la maison et s’occupait de ses enfants. Aujourd’hui, les enfants sont laissés à eux-mêmes. Zot fer se ki zot kontan avan, apre ler lekol, paran pa kone. Les informations, c’est sur Internet qu’ils vont les chercher. Oui, il faut travailler et faire bouillir la marmite, mais pas au détriment de la famille et des enfants. On ne doit pas oublier que le week-end existe et qu’on peut en profiter pour renforcer la cellule familiale. D’autres facteurs, comme la pauvreté, les familles brisées ou recomposées, sont aussi à l’origine du mal-être des jeunes.

l La femme s’est battue pour obtenir son émancipation sur tous les plans. Est-ce qu’elle devrait retourner à la case départ pour prévenir la délinquance juvénile ?

— Non ! Mais ni les femmes et ni les hommes ne sont des robots. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’est pas possible de travailler 7 sur 7 et que les parents doivent trouver du temps pour établir le dialogue avec leurs enfants. Même si la société est en mutation, cela ne nous empêche pas de travailler, de nous engager dans nos activités et de garder nos valeurs. Il ne suffit pas de demander à l’enfant : tou korek lekol ? Ki to bizin, plim, kayer ? Aujourd’hui, les parents trouvent que cela ne vaut pas la peine de parler aux enfants, parce qu’ils ne changeront pas et les enfants pensent que les adultes ne les écouteront pas ! Par ailleurs, nous aussi, en tant que pédagogues, nous ne voyons pas toujours les parents ! Certes, il n’est pas évident de prendre un leave du travail pour se présenter régulièrement à l’école. Mais les parents ont la possibilité d’appeler le collège, de s’enquérir du comportement et de la performance académique de leurs enfants. Mettre un mot à l’intention de l’enseignant dans le journal scolaire de l’enfant… Je pense qu’il y a des parents d’élèves qui ne lisent même pas les remarques des enseignants dans le journal de leurs enfants !

l Des collégiens toxicomanes, agressifs, irrespectueux, bullyers…:Ce sont là des cas qui reflètent une jeunesse en souffrance? Ou est-ce que cela ne concerne qu’un petit pourcentage de nos jeunes ?

— C’est à mon avis un petit pourcentage de jeunes qui ne se retrouvent pas dans des projets extrascolaires, qui sans doute ne les intéressent pas. Il y a quand même de nombreux jeunes engagés dans différentes activités, comme le scoutisme, le sport, dans des clubs services et autres. Dans le cadre scolaire, on ne demande jamais aux jeunes ce qui les intéresse. On établit des programmes pour eux. Il faut accorder de l’importance à la parole des enfants et, croyez-moi, ils ont de quoi dire.

Mais que faire pour régler rapidement le problème comportemental de certains collégiens en public ? Je ne sais pas ! Lorsqu’ils sont en groupe, ils sont ingérables. Les receveurs d’autobus en prennent souvent pour leur grade. Nous, pédagogues, n’avons aucun contrôle sur eux, une fois qu’ils sont dans un autre environnement que scolaire. Ils ne craignent même plus les policiers en uniforme, car la police, il faut le dire, n’incarne pas toujours l’autorité et le respect de l’ordre ! La répression ne marchera pas. Je reviens à ce que j’ai dit précédemment, nous avons besoin d’une approche multisectorielle. Les autorités doivent revoir leurs copies !

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