La toupie

Vous avez déjà vu une toupie ? Cet objet en bois ou en métal qui avance silencieusement ou bruyamment si vous mettez de petites clochettes à l’intérieur.
Une fois lancée, elle tourne en rond, à vive allure, tout en allant de droite à gauche. Elle vacille et tourne en s’approchant d’un vieux buffet en bois, change de direction et se dirige vers la chaise de la cuisine. À peine l’a-t-elle effleurée qu’elle trace son chemin entre les pattes du bambin qui la regarde tout amusé. Il la stoppe net, la prend et lui suggère une autre direction par un tour de menotte. Et c’est reparti !
La toupie tourne et virevolte. Ti pas par ici, ti pas par là ! Elle danse tout en titubant et patatras, se casse la figure, car elle a dévalé les escaliers avec trop d’assurance, alors que cette route ne lui est pas du tout conseillée.
Et voilà que Natasha, la jeune fille de la maison, passe par là. Du haut de ses vingt ans, elle regarde l’objet, l’air interrogateur et levant le sourcil droit parfaitement épilé, le relance avec encore plus de vigueur et de rapidité. Elle veut voir jusqu’où ira la toupie sans glisser et sans faire toutes sortes de galipettes.
C’est à donner le vertige. Si, si j’vous assure ! C’est reparti pour elle ! Et elle tourne par ici, et elle valse par là-bas, évite de justesse les pieds de la table, et elle continue en longeant le sofa.
En regardant la toupie s’étourdir, me vient à l’esprit la chanson du DJ Assad et d’Alain Ramanisum, Li Tourne : « Si li na pa la, Na pena nisa ! (…) Li tourne, Li tourne ».
Cette musique me fait, du coup, regarder attentivement les dessins qui ornent ce morceau de bois : souvent à raies, parfois unis. Ces décorations donnent du peps à ces jouets vifs et dynamiques. Celle que je vois a des fleurs de différentes tailles et quand elle tournoie, elle me fait penser à une jupe fleurie qui se déploie en affichant son tableau : le bleu du bleuet, le rose fuchsia de la rose, l’oranger de l’orange, le violet de la violette et le blanc d’une nuit éclairée par une tempête électrique. Lorsque la toupie fait ses pirouettes, toutes ces couleurs se mélangent et attirent le regard. C’est captivant !
La toupie gambade et fait des pirouettes grâce au coup de pouce donné par la petite main qui vient lui tourner la tête. Au fil des secondes, elle est en perte de vitesse et finit inlassablement par s’affaisser sous le sofa, oubliée comme une vulgaire chaussette.
Elle est un peu comme une marionnette entre nos mains et, de plus, est laissée-pour-compte au fil du temps, embrigadée dans une toile d’araignée jusqu’à ce qu’un bon coup de balai ne l’extirpe de la torpeur d’un repos mérité.
À part pour ces derniers petits détails pas bien reluisants, bien des femmes ont l’impression d’être comme une toupie dès les premières lueurs du matin. Et cela pas forcément dans les mains de quelqu’un en particulier, mais face à la montagne de choses à faire : « Stp maman, fais ci ; n’oublie pas de faire cela ; il y a quoi à manger ? – Viens me chercher. – Va me quitter… » Et j’en passe.
Je sais que ce n’est pas le 8 mars aujourd’hui. Cela n’a rien à voir avec les droits de la femme, mais c’est juste une intrusion rapide dans la vie de celles qui, dès le premier pied posé à terre le matin, démarrent une journée à 100 à l’heure.
Heureusement qu’il y a cette première tasse de thé ou de café (ou ce premier verre de jus de citron ou de verre d’eau…) qui permet de se poser, avant d’entamer la journée ! Instant savoureux où les cui-cui des oiseaux enchantent les matins, alors que le bruit de la bouilloire signifie qu’un nouveau jour s’est levé.
Temps de réflexion personnelle ou de brouillage total (car parfois, nous avons l’impression d’avoir laissé notre cerveau sur l’oreiller). Temps pour prier et tout remettre avec confiance pour que la journée se passe comme une lettre à la poste, même si c’est un marathon et une partie de wrestling qui les attend ce jour-là.
Puis, hop ! hop ! hop ! La femme multitask se met en mode d’organisation, de check-list et de superwoman.
En même temps qu’elle organise le dîner, elle prépare le pain d’école, fait le va-et-vient entre la table, le réfrigérateur et les placards. Elle tourne ici, valse là-bas. Elle ramasse les vêtements sales, rate une marche dans les escaliers, lance la machine à laver tout en répondant à l’appel d’une amie : « Camille, tu es libre là ? » Bien qu’étourdie, elle répond : « Mais oui, bien sûr ! »
Heureusement que son mari passe par là pour lui tendre sa deuxième tasse de café. Elle, elle continue d’écouter son amie au téléphone, de chercher le t-shirt que, justement, Ludovic (son fils) veut mettre pour sortir après l’école ce jour-là. Puis, elle prépare son déjeuner avant d’aller travailler, envoie un email après avoir raccroché, répond présente à une activité d’une ONG, passe un appel pour le travail tout en cherchant… son téléphone, scotché à l’oreille. Elle cherche dans son sac, se retourne, regarde dans le réfrigérateur (on ne sait jamais), raccroche, fait demi-tour, prend ses tupperwares avec son déjeuner… et a un trou de mémoire : « Qu’est-ce que j’étais en train de faire là ? »
Elle a vraiment l’impression d’être dans un manège, lequel lui donne le tournis. Heureusement que son mari, tout posé, repasse par là et lui lance en souriant : « Tu me fais tourner la tête ! »
Ravie, elle embarque toutes ses affaires direction son lieu de travail. Une fois bien assise et tranquille dans sa voiture, elle appuie sur la touche play de YouTube pour écouter Mon manège à moi d’Édith Piaf :
Tu me fais tourner la tête
Mon manège à moi, c’est toi
Je suis toujours à la fête
Quand tu me tiens dans tes bras
Je ferais le tour du monde
Ça ne tournerait pas plus que ça
La terre n’est pas assez ronde
Pour m’étourdir autant que toi
Et voilà, c’est reparti pour la toupie : à droite, à gauche, ti pas ici, ti pas là-bas, vertiges, abrutissement, et tout cela, dans le silence de son cœur et le tapage extérieur, jusqu’à ce que la fatigue fasse ralentir sa cadence et qu’elle s’arrête, le soir, au pied du lit.
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