Le Dr Cassam Hingun, cardiologue : « Il faut mettre fin au mercantilisme de certaines cliniques »

Notre invité de ce 1er octobre, décrétée Journée internationale des maladies cardiovasculaires par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), est le docteur Cassam Hingun, cardiologue. Dans le premier volet de l’interview, il fait le point sur l’état de cette maladie, l’une des plus prédominantes au niveau mondial et à Maurice. Dans le second volet, le Dr Hingun partage son point de vue sur la situation de la médecine privée à Maurice.

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l  Le 1er octobre est célébrée la Journée internationale des maladies cardiovasculaires. Il existe des centaines de maladies de par le monde, pourquoi en choisir quelques unes pour en faire des journées : parce qu’elles sont plus dangereuses ?

— C’est une journée décrétée par l’Organisation Mondiale de la Santé pour conscientiser sur l’importance de cette maladie et de la nécessité de se faire dépister. C’est vrai qu’il existe des centaines de maladies, mais les statistiques prouvent que certaines d’entre elles prédominent, plus particulièrement les maladies cardiovasculaires. Il est bon d’avoir une journée de conscientisation sur ces maladies, afin que les personnes apprennent très tôt à les dépister pour se faire soigner.

l S’il fallait établir un hit parade des maladies les plus graves, quel serait le rang des maladies cardiovasculaires, au-dessus du diabète ?
— Définitivement. Le diabète fait partie de ce qu’on appelle les maladies contribuantes, mais la principale cause de décès à travers le monde reste les maladies cardiovasculaires, suivies des cancers.

l C’est une maladie récente, moderne ?

— Non, c’est une maladie qui existe depuis toujours, mais – et c’est important – pour la traiter, on dispose aujourd’hui d’importants moyens de dépistage. On peut, donc, déceler très tôt les signes de la maladie, cibler les patients qui sont à risques et, à partir de là, traiter.

l Quels sont les signes/symptômes avant-coureurs de cette maladie ?

— Il n’y en a pas vraiment. Un tiers de personnes qui décèdent de maladies cardiovasculaires ne savaient pas qu’elles en souffraient.

l Mais alors, comment fait-on de la prévention contre une maladie… invisible ?

— Rassurez vous, il y a, comme je le disais, beaucoup de moyens comme une simple prise de sang qui permet de déterminer si une personne est sujette au diabète ou au cholestérol, par exemple. À partir de là, on fera d’autres tests et aller plus loin encore en raison des antécédents familiaux du patient, de ses facteurs de risques. En général, il est conseillé à un homme ayant dépassé la quarantaine de faire un bilan de santé, surtout s’il a des facteurs de risques. C’est-à-dire s’il est fumeur, diabétique, a du cholestérol et s’il y a des antécédents de ces maladies dans la famille. Nous parlons de personnes qui n’ont pas de symptômes mais qui sont à risques.

l Est-ce qu’il y a plus de femmes que d’hommes victimes de ces maladies, ou est-ce le contraire ?
— Les statistiques prouvent que cette maladie est plus prédominante chez l’homme. Cela est dû, sans doute, au mode de vie et à la protection hormonale chez la femme. Mais après la ménopause, l’homme et la femme deviennent égaux face à cette maladie.

l De manière générale pour se protéger, il faut, donc, cesser de fumer, soigner son alimentation et arrêter de consommer de l’alcool ?

— C’est vrai pour les deux premiers points, pas pour le troisième. Il est médicalement reconnu qu’un verre de vin au repas agit comme protection, mais – et j’insiste là-dessus – il faut boire avec modération. L’abus d’alcool peut mener à l’hypertension et au cholestérol.

l Donc, nous sommes tous à risques.

— D’où la nécessité de journées internationales de la prévention contre cette maladie.

l Est-ce que le taux mondial de cette maladie est le même qu’à Maurice ?

— À Maurice, on avait une prévalence qui était supérieure à celle d’autres populations pour deux raisons. D’abord, une prévalence très élevée pour les populations d’origine indienne, comme dans toutes ses diasporas originaires de l’Inde. Cela est dû à un facteur génétique et au fait qu’autrefois, il y avait beaucoup de mariages co-sanguins en Inde.

l Et ça continue dans certaines communautés mauriciennes, pas forcément d’origine indienne…
— Je dirais qu’il y en a de moins en moins. Cette co-sanguinité augmente les risques, comme certaines formes d’alimentation avec beaucoup de produits sucrés, d’hydrate de carbone et de graisses.

l Le plat traditionnel mauricien riz, grains, chutney, rougaille et achards n’est, donc, pas recommandé ?

— Je n’ai pas dit ça. Il faut juste manger équilibré et ne pas mettre à son menu tous les jours du briani, des mines frites et des fritures, entre autres.

l Est-ce qu’avec tous les appels au dépistage et à l’équilibre alimentaire, on fait chuter le taux de prévalence à Maurice ?

— Malheureusement non, parce que Maurice détient un record mondial de prévalence du diabète qui, je le rappelle, est une des causes des maladies cardiovasculaires. Le Mauricien est informé et conscient des risques, mais culturellement, il n’est pas évident de changer ses habitudes alimentaires. Quand on a l’habitude de manger une grosse assiette de riz depuis des générations, il n’est facile de diminuer cette ration par deux. Et puis, le changement d’alimentation, qui consiste à remplacer le riz et les plats en sauce par des légumes et des salades, ça a un coût. On peut dire que l’on avance vers une alimentation plus équilibrée, nécessaire pour une meilleure santé, mais assez lentement.

l Est-ce que le nombre de malades est en augmentation ?

— Oui, parce qu’il y a beaucoup plus de moyens de dépistage aujourd’hui. Autrefois, quand on avait une douleur à la poitrine ou des palpitations, on n’allait pas voir tout de suite un médecin. Aujourd’hui, on consulte beaucoup plus, dans le public comme dans le privé. Il y a une augmentation du nombre de cas, mais les moyens de lutter contre la maladie ont considérablement augmenté. Le but du dépistage est de prévenir la mortalité mais aussi d’éviter aux malades de subir les conséquences de leur maladie : congestion, crise cardiaque, paralysie. Le dépistage permet, donc, de déceler les risques et de les soigner à temps.

l Passons aux questions qui peuvent fâcher : est-ce que les cardiologues – et les médecins en général – n’ont pas une tendance abusive à faire des tests et des examens plus pour rentabiliser les machines que pour le bien des patients ? En un mot, est-ce qu’on n’abuse pas de la prévention médicale ?

— Je ne le pense pas. Si vous saviez le nombre de malades qui viennent nous remercier d’avoir découvert très tôt leur maladie, ce qui a permis de les traiter et de les guérir à temps. Je crois qu’un dépistage coûte moins cher qu’une mortalité ou des soins (comme un pontage ou une opération) pour une maladie découverte trop tard. Et cela vaut également pour la société : c’est moins cher de se faire dépister que d’avoir une maladie invalidante à vie avec les coûts que cela implique.

l Les tests exigent des technologies performantes, mais très chères, de même que les différents soins, dont les opérations. Est-ce que finalement, avec les coûts de ces technologies, les maladies cardiovasculaires ne sont devenues des maladies des gens riches, ceux qui ont les moyens de se faire soigner ?

— Je ne suis pas d’accord puisque, je vous le répète, le dépistage de base ne coûte pas cher. Les prix sont abordables et à l’hôpital, c’est gratuit et bien fait. Et puis, on ne fera pas des tests tout de suite : on examine le patient, l’interroge, faire un test de sang, avant d’aller plus loin, si c’est nécessaire. En tout cas, dans ma pratique, je ne pousse pas à la consommation des tests si ce n’est pas nécessaire. On ne pousse pas a la consommation, mais si un patient décide de faire des tests plus poussés, on le fait, pour ne pas être accusé de ne pas avoir fait ce qu’il fallait et risquer des poursuites. Ceci étant, un scanner peut permettre de découvrir des choses, des antécédents, une maladie chronique, un cancer. Mais il faut aussi dire que dans beaucoup de cas, le scanner ne révèle rien et alors le patient n’est pas content. Il faut faire avec.

l Est-ce que le médecin n’a pas tendance à user et même à abuser des nouvelles technologies ?

— Je suis de la vieille école des médecins qui prennent le temps de parler avec leurs patients, de les écouter, de découvrir ce qu’ils ont ou n’ont pas. Aujourd’hui. un jeune médecin n’a pas besoin d’un stéthoscope pour savoir si quelqu’un a un souffle, puisqu’une écographie faite en quelques minutes permet de le découvrir. De plus en plus, on a tendance à croire que la technologie est en train de dépasser l’homme, le médecin. Ce qui n’est pas vrai. Je pense que la machine ne peut pas connaître le sentiment de quelqu’un, alors que le médecin le peut. Il y a des valeurs humaines que la machine ne pourra jamais comprendre et interpréter.

l Mais est-ce qu’il n’y a de plus en plus de médecins qui préfèrent se reposer sur les résultats de la machine, ce qui est beaucoup plus facile, plutôt que de consulter à l’ancienne ?

— C’est vrai que la machine est tellement performante qu’on n’ose pas questionner ses performances ou ses diagnostics.

l C’est ça, l’évolution : autrefois, le patient n’osait pas questionner le diagnostic d’une médecin; aujourd’hui, le médecin n’ose pas remettre en cause le diagnostic d’une machine !

— Certains n’osent peut-être pas, mais il faut le faire parce que la machine n’est pas tout, ne peut pas tout interpréter. Il ne faut pas croire que la machine peut penser à la place de l’homme, c’est ce dernier qui lui fournit les données et doit veiller à ce qu’il n’y a pas d’erreur avant de valider les résultats. Le médecin et la machine sont tous les deux complémentaires. Ceci étant, si un médecin croit qu’il sait tout, il est dangereux. Il faut un juste équilibre.

l Quand on regarde les foules dans certaines cliniques et autres cabinets de consultation, on peut avoir le sentiment qu’aujourd’hui, la médecine fonctionne comme une usine, pour ne pas dire une industrie.

— C’est vrai. Il y a de plus en plus de maladies, de médecins et de médicaments et, il faut le souligner, plus de demandes de soins. Mais il ne faut pas que le médecin perde ce qui est essentiel dans sa pratique : la touche humaine. À Maurice, les gens connaissent l’importance de la santé. Quand il s’agit de soins, coûteux parfois, même les gens qui sont au bas de l’échelle arrivent à trouver les fonds. Sans doute, en s’endettant, mais aussi grâce à une forme de solidarité familiale mauricienne face à la maladie, une solidarité qui existe encore chez nous.

l Est-ce que les soins du privé sont meilleurs que ceux du public ?

— Les hôpitaux sont aujourd’hui à la hauteur en ce qu’il s’agit de la prévention et des soins d’urgence cardiaques. Ils disposent des médecins et des équipements nécessaires. Par contre, ce qui laisse à désirer, c’est le suivi avec des attentes longues, des rendez-vous dans des mois. C’est beaucoup plus rapide dans le privé.

l Est-ce qu’il n’existe pas une tendance à Maurice à pousser à la consommation des soins et des médicaments ?

— Cette tendance existe, malheureusement, et elle est soutenue, quelque part, par des patients qui insistent sur les soins et des médicaments. À ce niveau, il y a des cliniques qui sont devenues très mercantiles.

l Est-ce que ce n’est pas le cas de toutes les cliniques : rentabiliser l’investissement ?

— C’est vrai qu’il y a une tendance à l’américaine: si le malade n’est pas couvert par une assurance médicale, s’il ne peut pas faire un dépôt financier d’avance, il n’aura pas droit aux soins.

l Peut-on dire que les cliniques sont devenues un peu des usines à faire du fric ?

— Je suis obligé de le reconnaître. Je connais des cliniques qui ont dévié de leur fonction initiale qui est de rendre service aux gens. Malheureusement en médecine, il n’y a plus de Mother Teresa. Aujourd’hui, on dirait que la vocation a été remplacée par la profitabilité et la rentabilité pour satisfaire les actionnaires.

l Comment est-ce que le médecin réagit à cette nouvelle donne qui vise d’abord et avant tout la rentabilité. Est-ce qu’il n’est pas obligé de faire du chiffre, du profit ?

— En ce qui me concerne, je refuse de le faire. Il n’y a pas longtemps, on m’a convoqué dans le bureau d’un directeur de clinique pour me demander de diriger mes patients cardiaques vers ses chirurgiens. J’ai refusé parce que ça fera 33 ans que j’exerce en libéral à Maurice et je ne vais pas commencer maintenant à me laisser dicter comment faire mon travail par un directeur de clinique.

l Ça c’est l’apanage du praticien qui est là depuis plus de 30 ans et peut se le permettre. Est-ce la même chose pour le médecin qui vient de débuter : est-ce qu’il n’est pas forcé d’accepter ce que vous avez pu refuser ?

— Vous avez raison. Pour faire plus de rentabilité, certaines cliniques ont tendance à embaucher des médecins qui ont un contrat à renouveler tous les ans et qui, de ce fait, sont obligés de s’écraser et de faire du chiffre. D’envoyer le patient directement depuis le Casualty jusqu’au chirurgien de la clinique ou d’autres médecins de la même compagnie. Dans certaines entreprises médicales, ce n’est pas l’intérêt du patient qui prime, mais la profitabilité de la clinique.

l Est-ce que ce sont des cas exceptionnels ou le quotidien de certaines cliniques ?

— Tout cela découle du fait que pendant longtemps, il a existé un monopole au niveau des cliniques. Ce monopole a fait croire à ceux qui le détenaient qu’ils étaient tout puissants, qu’ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient. Heureusement que cette situation de monopole est en train de disparaître avec l’ouverture de nouvelles cliniques…

l …comme celle où nous sommes pour les besoins de cette interview : la clinique Artemis que vous avez rejointe. Est-ce que vous ne seriez pas en train de faire la promotion de votre nouvel employeur ?

— Pas du tout. Je n’ai pas besoin d’une clinique pour gagner ma vie et exercer ma profession. J’ai toujours été un libéral qui a milité pour son indépendance et je demande aux jeunes médecins d’en faire autant. Je crois sincèrement que tous les médecins veulent bien faire leur travail, mais que malheureusement certains ont les mains liées. C’est le cas de médecins employés par certaines cliniques. Mais fort heureusement, le paysage hospitalier mauricien est en train de se transformer. En sus d’Artemis, de nouvelles cliniques sont en construction et obligeront ceux qui ont joui du monopole pendant des années à changer de pratique. Plus il y aura de cliniques – de bonnes cliniques –, plus les patients seront mieux traités, plus les prix baisseront et les médecins trouveront du travail sans être obligés de faire du chiffre, au lieu de pratiquer la médecine. Il faut mettre fin au mercantilisme de certaines cliniques.

l Est-ce que, comme certains l’affirment, on pourrait qualifier ce mercantilisme de mafia ?

— Le monopole est une forme de mafia, surtout lorsque ses membres parviennent à contourner les lois.

l Je peux vous faire un diagnostic : vous n’allez pas vous faire que des amis après la publication de cette interview ! Autre question : les Mauriciens ont de plus en plus tendance à consulter internet avant d’aller voir le médecin. Est-ce une bonne chose ?

— C’est à la fois une bonne et une mauvaise une chose. Il y a plein d’informations sur internet. Il faut savoir trier dans la masse d’informations qui existe sur les réseaux sociaux. C’est bon d’aller sur le net pour ses connaissances générales, mais c’est le médecin qui doit faire le diagnostic final après une consultation du patient.

l J’aimerais aborder, pour terminer cette interview, un sujet médical dont on parle peu : le manque d’infirmiers et de nurses, ce qui contraint à aller recruter à l’étranger. Pourquoi est-ce que ce manque existe à Maurice ?
— C’est une bonne question. C’est une catégorie qui est mal rémunérée et mal reconnue pour le service qu’elle rend à la population. Elle travaille de longues heures, souvent la nuit, en temps de cyclone, parfois en exposant sa santé, pour ne pas dire sa vie, comme cela a été le cas pendant l’épidémie de Covid. Les jeunes ne veulent pas se lancer dans cette profession parce qu’ils savent qu’elle est mal rémunérée. C’est pareil que dans l’hôtellerie où on vend les services très, très chers, mais on rémunère très mal ceux qui les dispensent. C’est une espèce d’exploitation à laquelle il faut mettre fin. Les infirmiers doivent être traités avec plus de respect et de dignité. Ici à Artemis, la direction a engagé les meilleurs infirmiers du pays, les payent plus, ils sont heureux et ça se répercute sur leurs patients. Cette nouvelle politique d’Artemis obligera les grosses cliniques à revoir beaucoup de choses pour le bien de la profession et des patients.

l Est-ce que le cardiologue nouvellement employé par la clinique Artemis est obligé de dire ca ? Ca fait partie de votre contrat ?

— Pas du tout. Je ne suis ni employé ni actionnaire de la clinique Artemis : j’y ai simplement un cabinet de consultation. Vous savez, on m’a beaucoup dissuadé de venir travailler ici en me disant que cette nouvelle clinique a une forte image politique…

l Ce qui n’est pas faux dans la mesure où son principal promoteur, le Dr Zouber Joomaye, est un des principaux conseilleurs du Premier ministre.

— Ce n’est pas ce qui m’a poussé à venir ici. Je ne fais pas de politique et j’ai besoin d’une plate forme pour travailler, soigner mes patients en utilisant un cadre et des technologies up to date, d’un espace pour m’éclater sur le plan cardiologique. J’ai tout ça ici. Je suis en fin de carrière, je n’ai rien à gagner ou à perdre, et je n’ai rien à prouver. Et si, en plus, je peux contribuer à mettre fin au monopole dont nous avons parlé et qui a trop longtemps duré…

 

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