Noé Reddy : « J’ai passé sept ans à l’école primaire sans savoir lire et écrire ! »

Dans le domaine de l’éducation, comme dans tous les autres domaines, d’ailleurs, nous avons l’habitude à Maurice de braquer les projecteurs sur les premiers de classe, ceux qui réussissent brillamment aux examens. On parle moins, ou pas du tout, de ceux qui échouent aux examens du primaire. De ces 30% d’élèves mauriciens du cycle primaire qui sont rejetés par le système, comme si c’était une malédiction, une fatalité contre laquelle il est impossible de lutter… Mais fort heureusement, certains de ces recalés du système dont on ne parle pas parviennent à surmonter les multiples obstacles auxquels ils ont à faire face pour apprendre à lire, écrire et compter, passent des examens et réussissent à se faire une place dans la vie professionnelle. Noé Reddy est une des exceptions à la règle. Dans l’interview qui suit, il nous raconte son parcours.

- Publicité -

Commençons par le commencement, par votre enfance. Vous êtes né et avez grandi à Batterie-Cassé, quartier qui, il faut le dire, n’a pas une bonne réputation.
— C’est une mauvaise image, une mauvaise réputation qui n’est pas justifiée. Batterie-Cassé est un quartier comme il en existe des centaines à Maurice où il n’y a pas que des fauteurs de désordre, des drogués ou des marginaux. Il y a de tout dans mon quartier, surtout des gens qui se battent pour avoir une vie correcte pour leur famille et élever leurs enfants, ce qui n’est pas toujours facile. Ma famille, qui est de ce quartier, a habité un moment à Curepipe où il faisait froid, avant de revenir à Port-Louis. Nous sommes trois garçons dans la famille et j’ai un grand et un petit frères. Mon père est maçon, ma mère fait des petits boulots, et nous faisons partie de l’église chrétienne. Je suis croyant, mais pas très pratiquant.

J’imagine que vous avez fréquenté l’école primaire de Batterie-Cassé ?
— Oui, mais avant, quand nous étions à Curepipe, je suis allé à une petite école, une maternelle. Puis, on m’a mis en first à l’école primaire, je ne savais ni lire ni écrire et je ne comprenais pas ce que le professeur expliquait. Je n’aimais pas l’école pour la classe, mais pour la récréation, pour les jeux avec les copains. Je faisais partie de ceux qui ne lèvent pas la main pour répondre aux questions. Je ne comprenais pas ce qui était écrit au tableau et ce qu’on demandait. La classe se déroulait en dehors de moi. Nous étions une trentaine par classe, le professeur était débordé et ne pouvait s’occuper que ceux qui levaient la main. Au bout d’un moment, on a mis ceux qui ne levaient pas la main dans les dernières rangées. Je ne me rappelle pas d’avoir eu une conversation avec un professeur de la first au CPE. Ils n’avaient pas le temps et mes parents, eux aussi, n’avaient ni le temps, ni les connaissances pour me faire apprendre à la maison. Pour eux, c’était l’école qui devait m’apprendre, pas eux. Et puis, sans surprise, j’ai échoué aux examens du CPE n’ayant obtenu que des U.

Si je comprends bien, tout en ne sachant ni lire ni écrire, vous avez monté de classe de la first au CPE ?
— Tous les élèves montaient automatiquement de classe, tous les ans. Même si on n’arrivait pas à passer les examens de fin d’année, même si on ne savait toujours pas lire et écrire, on montait d’une classe chaque année. On m’a fait repasser le CPE, et là, il y a eu un progrès : j’ai obtenu un E en mathématiques et le reste des U ! Après ça, on m’a dit qu’il fallait aller dans une école Prevoc où je pourrais apprendre un peu à lire, et puis je serais envoyé au MITD pour apprendre un métier. J’ai fait ce qu’on m’avait dit et je suis allé au Prevoc de Plaine-Verte, mais comme je ne savais toujours pas lire, je n’arrivais pas à suivre et à comprendre ce que les professeurs disaient en classe. La seule chose qui m’intéressait et que je pouvais suivre c’était les classes de dessin, parce qu’il ne fallait pas savoir lire. Mais comme pour suivre les autres classes, il fallait savoir lire… j’ai commencé à caper l’école, puis après six mois, j’ai dit à ma mère que c’était un gaspillage, que j’allais arrêter l’école, ce que j’ai fait, et j’ai passé mon temps à regarder les dessins animés à la télévision.

Pourquoi est-ce vous avez arrêté d’aller à l’école ?
— Parce que je m’ennuyais à écouter des affaires que je ne comprenais pas. Toutefois, sans me le dire, ma mère a fait des démarches pour trouver une autre école, parce qu’elle n’était pas d’accord que je passe la journée à regarder la télévision. Et puis un jour, elle est venue me dire qu’elle avait trouvé une école qui acceptait les recalés du CPE, ceux qui comme moi ne savaient ni lire ni écrire après six sept ans d’école. Franchement, ça ne m’intéressait pas, mais j’ai accompagné maman pour lui faire plaisir. L’école s’appelait Centre Fraternité Nord Sud et c’est comme ça que j’ai rencontré Frère Julien Lourdes, mon premier mentor.

Qui était le Frère Julien Lourdes ?
— C’était un frère catholique qui faisait beaucoup de travail social pour aider les défavorisés de l’endroit. Il avait ouvert une école, qui ne ressemblait pas à une école, pour les recalés du CPE. Il n’y avait pas de tableau, mais des chaises et des tables pour des recalés aux examens dont c’était le dernier recours, le dernier endroit où ils pouvaient encore espérer apprendre ce qu’ils n’avaient pas pu pendant les six-sept ans, ou plus, passés à l’école. On pouvait apprendre la musique, le dessin et, en ce qui me concerne en l’espace de quelques mois, j’ai commencé à pouvoir lire. Julien était tout à la fois un enseignant et un ami avec qui on pouvait discuter, lui dire ce qu’on pensait et qu’on avait besoin de partager. L’école était une famille, avec des enfants d’âges différents, qui parlaient entre eux, aidaient à préparer le repas, à mettre la table et le couvert, et faire la vaisselle après avoir mangé ensemble. Nous avons appris à nous écouter et à partager ce que nous avions dans nos têtes, ce qui nous a aidé à mieux apprendre à apprendre. Julien nous a fait confiance et nous a donné confiance en nous, nous a appris le respect de l’autre, comment vivre. Nous faisions aussi du travail social, des distributions de vivres aux famille défavorisées de l’endroit.

Et côté études, ça allait ?
— Oui. J’ai fait des progrès, j’ai commencé à aimer aller à l’école, à aimer apprendre. Au bout d’une année, Julien a constaté que j’étais prêt pour passer le CPE et il m’a recommandé à Notre-Dame de Fatima, une école pour recalés associée au réseau ANFEN (Adolescent Non Formal Education Network). J’ai intégré la classe de préparation pour le CPE, qui ressemblait plus à une classe classique avec tableau, mais surtout avec des enseignants qui s’occupaient autant des élèves que du programme. C’était un prolongement de l’atmosphère familiale qui existait chez Julien Lourdes. J’étais assez bon élève et, en plus, on ne faisait pas qu’apprendre pour passer l’examen à Notre-Dame de Fatima, on avait aussi pas mal d’activités et j’ai découvert que j’étais bon en sport, que j’étais pas mal dans les petits spectacles que l’on montait et tout ça m’a donné confiance en moi.

Comment est-ce que cette confiance en vous s’est manifestée dans vos études ?
— J’ai passé le CPE avec un bon résultat qui a incité mon prof à me pousser à entrer au collège pour continuer les études. Moi, je voulais rester à Notre-Dame de Fatima avec un cours pour l’entrée dans la vie professionnelle débouchant sur l’apprentissage d’un métier. Miss Lorenza, mon deuxième mentor, m’a expliqué que j’avais un potentiel qu’il fallait développer et que j’avais suffisamment confiance en moi pour continuer les études. Je l’ai écouté, je suis entré dans un collège du gouvernement où, à cause de mon âge (15 ans passés), j’ai été admis directement en Form II. On m’a fait comprendre qu’en raison de mon âge, je ne pouvais pas redoubler et avec l’expérience acquise avec Julien Lourdes et Miss Lorenza, j’ai persévéré et, cette fois-ci, j’ai passé les examens me permettant de monter d’une classe à l’autre. Pas automatiquement comme en primaire. En Form V, j’ai réussi à passer avec le minimum, alors que j’aurais pu faire mieux si j’avais plus étudié et moins joué au football et de la musique. J’avais passé le SC et je voulais continuer en faisant le HSC, mais un problème a surgi.

Quel problème ?
— Selon les règlements du ministère de l’Éducation, on ne peut pas passer le HSC si on est âgé de plus de 20 ans, ce qui allait être le cas pour moi, mais on pouvait le passer comme un candidat ayant étudié dans un collège privé. Mes parents n’avaient pas les moyens de payer les fees d’un collège privé, et moi j’avais développé le goût d’apprendre et je voulais passer le HSC pour, éventuellement, continuer à faire des études. Je suis allé voir Julien Lourdes, avec qui j’avais maintenu le contact et que j’aidais dans son travail social. Malgré le fait qu’il était gravement malade, il a continué le travail qu’il avait commencé avec moi en me présentant Viken Vadeevalloo, le responsable d’ANFEN, qui est devenu mon troisième mentor. Après avoir étudié mon dossier, Vivek s’est mis en quête d’un sponsor pour me permettre de continuer mes études et passer le HSC. Il a contacté la fondation Joseph Lagesse qui a accepté de me sponsoriser à une condition : que je passe les examens.

Vous pensiez pouvoir le faire ?
— J’étais déterminé à le faire ! Je me suis inscrit à l’OCEP Training Institute de Port-Louis, institution privée qui était le contraire de ce que j’avais connu comme école et collège. Il y avait une discipline et une nouvelle manière d’étudier qu’il fallait respecter. Au début, je l’ai ressenti comme une pression, mais bien vite de l’ai acceptée et pratiquée, et ressenti plus comme un encouragement pour bien étudier et mériter la confiance de mon sponsor. J’étais conscient qu’il fallait que je fasse des efforts, je les ai faits et j’ai eu un bon résultat en HSC.

Il y avait de quoi être satisfait !
— Je ne voulais pas m’arrêter, je voulais continuer à apprendre. Au cours des années, j’avais développé mes aptitudes pour le dessin et je m’étais beaucoup intéressé au graphic design, à la décoration d’intérieur et à l’architecture. Je voulais continuer les études pour devenir décorateur d’intérieur et j’ai découvert que l’Academy of Design and Technology d’Ébène avait, dans son programme un cours débouchant sur une licence de décoration intérieure. Mais comme vous le savez, mes parents n’avaient pas les moyens de financer ces études. À travers Viken, j’ai fait appel une fois encore à la Fondation Joseph Lagesse. Après avoir étudié mon dossier, elle a accepté de me parrainer à condition que j’obtienne de bons résultats et que je passe l’examen. À l’académie d’Ébène, j’ai découvert encore une nouvelle manière d’étudier, différente des précédentes. C’était assez dur, comparé au collège. J’ai découvert le travail en équipe pour les projets, souvent jusqu’à très tard le soir, à établir et respecter les deadlines et, surtout, que c’était à l’étudiant de prendre ses responsabilités pour respecter les délais sans attendre, comme au collège, que l’enseignant lui rappelle qu’il doit le faire. Le travail était intense, il y avait beaucoup de tâches personnelles à faire chez soi, mais il fallait aussi partager avec les autres tout en apprenant d’eux. J’ai découvert que la moindre erreur, les heures volées au programme d’études pour faire autre chose comme aller se divertir se payent cher à la fin. J’ai appris à gérer mon temps, tout en maîtrisant mieux l’anglais et les autres matières que je n’avais pas appris au primaire et au secondaire. Le cours a duré trois ans, pendant lesquels j’ai étudié jusqu’à l’épuisement, mais cela procurait une bonne fatigue avec beaucoup de satisfaction quand vos projets sont bien notés et prouvent que l’énergie dépensée et le sommeil manqué valaient la peine. Pendant trois ans, j’ai eu une vie familiale et sociale très limitée, mais c’était le prix à payer pour obtenir ma licence en décoration d’intérieur.

Pas mal du tout pour quelqu’un qui détestait l’école au cycle primaire !
— Je ne détestais pas l’école, mais on ne m’avait pas appris à l’aimer, à aimer apprendre, ce qui n’est pas la même chose.

C’est une précision nécessaire. Qu’est-ce qui s’est passé après l’obtention de votre diplôme ?
— J’ai cherché un vrai travail correspondant à mes compétences après tous les petits boulots que j’avais pu faire avant. J’ai eu un job dans une entreprise de fabrication de meubles pour faire la décoration de show rooms. J’ai suivi un stage dans une grande entreprise, mais je voulais aller plus loin dans mon domaine et j’ai envoyé des applications dans des cabinets d’architectes. La firme VISIO m’a répondu et offert un stage qui s’est transformé en emploi.

Mais cela ne semble pas vous satisfaire puisque nous partez, cette semaine, pour d’autres études en Australie…
— C’est vrai. Au cours de mon parcours, j’ai aussi appris à avoir un projet professionnel, à avoir de l’ambition. Depuis ma deuxième année d’études d’interior designer, j’ai eu envie de partir, d’aller voir ailleurs. Au départ, c’était plus un rêve qu’un projet défini, structuré. Puis, j’ai commencé à m’informer sur les possibilités d’études et j’ai retenu deux pays pour finalement en choisir un : l’Australie, au lieu du Canada où il fait trop froid pour moi. J’ai fini par découvrir à Perth, en Australie, une école technique qui offre des cours de deux ans permettant de continuer mes études en décoration d’intérieur. Ma candidature a été acceptée, j’ai obtenu un visa d’étudiant ; donc, je pars. C’est la première fois de ma vie que je vais quitter Maurice, que je vais prendre l’avion…

Vous êtes devenu un recalé du CPE qui n’arrête pas d’étudier ! Comment allez-vous financer ces nouvelles études ?
— J’ai réussi à réunir la somme nécessaire pour financer ces deux années de cours grâce à des parents, des amis, des personnes qui croient en moi et mes économies.
Pas de bourse, cette fois ?
— Non. Pour la première fois dans mon parcours, je n’aurai pas de bourse ou de sponsor. Mais je crois qu’il est temps pour moi d’arrêter de demander des bourses et de les laisser à d’autres qui en ont besoin. Je me sens prêt à aller travailler, à aller me battre pour réussir la suite de mon parcours professionnel.

Est-ce qu’un retour à Maurice est prévu après ces études et un nouveau diplôme ?
— En principe, oui, mais tout dépendra de ce qui se passera là-bas au bout des deux ans, des opportunités qui pourraient se présenter… Donc, je ne peux répondre aujourd’hui à cette question.

Est-ce qu’au cours de votre parcours, vous n’avez pas été soumis à des tentations, de mauvaises tentations : l’alcool, enn ti mass, des affaires de ce genre ?
— Vous savez, les tentations n’existent pas que dans les quartiers et chez les familles défavorisées du pays. Bien sûr que, comme pratiquement tous les adolescents et jeunes de mon âge, j’ai vu des choses, on m’a proposé des choses et j’ai testé des choses. C’est une expérience nécessaire qui permet de savoir ce qu’il y a de bon dans le mauvais et de mauvais dans le bon. Mais à un moment donné, il faut savoir résister, dire non, et faire des choix si l’on veut réussir sa vie. C’est ce que j’ai fait car la vie est faite de choix. Et il faut faire les bons.

J’aimerais savoir ce que vous pensez de la politique. Est-ce qu’elle influence votre vie ?
— Je ne dirais pas que je suis la politique, mais j’entends comme tout le monde ce qui se passe en politique. On ne peut pas faire autrement avec les journaux, les radios et les réseaux sociaux ! Mais je reste loin de la politique parce que je pense que c’est un monde assez toxique. Je préfère les ONG avec lesquelles j’ai beaucoup travaillé, parce que j’ai le sentiment qu’elles font des choses qui apportent des résultats, même minimes. C’est ça qui est important, pas les discours.

Vous avez 27 ans et vous êtes en train d’entamer une nouvelle étape de votre parcours. Quel est le sentiment que vous ressentez quand vous regardez ce que vous avez fait jusqu’à maintenant ?
— Quand je regarde où j’étais et où je suis arrivé, je suis assez fier et je me dis que je dois continuer. J’ai commencé à apprendre à lire et à écrire à l’âge où d’autres étaient en train de commencer leurs études secondaires. J’ai passé mon SC alors que d’autres étaient déjà à l’université. Je suis devenu ce que je suis grâce à des gens qui m’ont tendu la main, montré le chemin à suivre, mais aussi grâce à mon désir de continuer à apprendre.
J’ai développé en moi et à travers mes expériences une curiosité qui est devenue une manière d’être. Je pense aussi aux recalés du CPE, comme moi. Je suis persuadé que si on leur avait demandé pourquoi ils ne lèvent pas la main et ne posent pas de questions en classe, les choses auraient été différentes. On les aurait intéressé à apprendre, à découvrir, au lieu de les mettre au fond de la pièce, de les faire monter de classe tous les ans avant de découvrir aux examens du CPE qu’ils ne savent ni lire, ni écrire. S’il y avait un système pour écouter ce que ces élèves ont à dire, ils n’auraient pas détesté l’école au point de ne pas vouloir y aller. Il faut savoir écouter l’élève, tous les élèves. Même ceux qui ne parlent pas ont quelque chose à dire.

Que souhaitez-vous dire pour terminer cette interview ?
— Je vais revenir sur votre première question : sur la « mauvaise réputation » de mon quartier. Je me demande aujourd’hui si j’avais vécu dans un « meilleur » quartier, si j’avais eu une famille avec des moyens de me payer des études, si j’aurais été là où je suis aujourd’hui ? Ma réponse est : je ne le crois pas. Comme on dit dans mon quartier : si ou viv lavi dir au commencement, li vinn pli facile après. Si ou viv enn lavi fasil au commencement li vinn pli dir apres. Je pense, de par mon expérience, que c’est la difficulté qui rend fort et apprend à se battre. Si j’avais eu une enfance et un parcours « normal », je ne suis pas sûr que je serais en train de vous parler de mon parcours.

Vous êtes arrivé là où vous vouliez ?
— Je crois qu’il y a encore du chemin à faire et j’ai envie de continuer.

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -