Curepipe, un riche patrimoine architectural

Curepipe, située au sommet de la route allant de Port-Louis à Mahébourg, n’est en 1860 que l’arrêt à mi-distance de la diligence reliant plusieurs fois par semaine les deux localités. C’est l’endroit où le cocher remplace les chevaux fatigués par des chevaux reposés et où les passagers se dégourdissent les jambes, piqueniquent ou déjeunent à l’unique auberge existante, tandis que les fumeurs, avant de regagner leurs places, curent leurs pipes et les bourrent pour les fumer pendant la deuxième partie du trajet, sans souci, à l’époque, d’importuner les non-fumeurs.

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En 1863, une terrible épidémie de malaria frappe Maurice. Le nombre de décès est effrayant : 30 000, soit près de 10% de la population de l’époque, dont 20% de la population de Port-Louis. Cela va pousser ceux de la population de la capitale qui en ont les moyens, à émigrer vers les Plaines Wilhems, où l’altitude et la fraîcheur rendent l’anophèle, vecteur de la malaria, moins agressif.

Opportunément, la ligne de chemin de fer Port-Louis – Mahébourg, inaugurée en 1865, diminue de deux tiers la durée des trajets, rendant Curepipe à 1h10 de Port-Louis, au lieu de 3 à 4 heures en diligence, carriole ou calèche, et permettant donc à ceux qui vont résider à Beau-Bassin, Rose-Hill, Moka, Quatre-Bornes, Vacoas, Phœnix et Curepipe, de continuer à travailler à la capitale. C’est donc l’avènement du train qui a rendu possible la création des nouvelles villes des Plaines Wilhems.

La bourgeoisie qui quitte la capitale pour les Plaines Wilhems va entraîner avec elle tous les services publics et privés nécessaires au fonctionnement de villes structurées. Cela va réjouir aussi ceux qui résident sur les propriétés sucrières du Sud, de l’Est, de l’Ouest qui vont voir se rapprocher des services qu’ils devaient jusque-là aller chercher dans la capitale.

Curepipe, la plus en altitude, va attirer la plus aisée de la bourgeoisie portlouisienne. Ce qui aura pour conséquence que, durant un siècle, de 1870 à 1970, elle va cumuler les « Grandes Premières » des villes de Maurice : première à être éclairée à l’électricité, première à avoir une Maire (Raymonde de Kervern), premier « grand magasin » (Guillemin), première station de radio (CBS), première station de télévision (MBC), premier cinéma parlant (Pathé Palace), premiers immeubles à appartements, premier atelier de fabrication de maquettes de bateaux (José Ramart), qui devient ensuite la première usine du monde à fabriquer des maquettes de bateaux en série (COMAJORA), première grande surface (Prisunic), premier stade de football aux normes internationales, le Stade Georges V, premier « fast food » (Kentucky Fried Chiken), première maison de haute couture, « High Fashion », première usine textile (Floréal Knitwear), mais aussi deuxième Jardin Botanique et deuxième champ de courses (Mangalkhan).

Mais alors que Curepipe est à son apogée, dans les années 1970, sa bourgeoisie commence lentement à la quitter pour aller habiter les côtes nord et ouest, où l’arrivée du tourisme international a apporté emplois, loisirs, écoles, services médicaux, etc. Le phénomène ne concerne pas que Curepipe, mais toutes les villes des Plaines Wilhems.

La vie économique de la ville s’en ressent. Ce qui amène, petit à petit, les propriétaires, publics et privés, à négliger puis à cesser d’entretenir leurs biens. Les façades se dégradent, les peintures fondent à la pluie, les murs se recouvrent de moisissures noires et de mousses végétales, des arbustes prennent racines sur les corniches, les crépissages s’effritent, ce qui nous laisse le spectacle d’une ville à l’abandon que nous voyons aujourd’hui.

Avant la création de Curepipe, son espace était occupé par des concessions agricoles attribuées à des colons qui, après avoir exploité les bois précieux de la forêt primaire, y cultivaient café, thé et canne à sucre. La ville va naître de la transformation de ces concessions en morcellements, avec des parcelles destinées aux équipements publics et aux activités commerciales, de part et d’autre de la route Royale, puis, des parcelles résidentielles pour la haute bourgeoisie et, en périphérie, des cités ouvrières.

À l’extrémité sud de la ville, à Forest-Side, l’une de ces demeures est devenue l’un des « atouts touristiques » de Curepipe, au même titre que le Trou-aux-Cerfs et le Jardin Botanique. C’est le « Domaine des Aubineaux ». Belle demeure coloniale en bois sur soubassement en basalte, elle a été bâtie en 1872 par Louis de Rochecouste, puis acquise par son gendre Maxime Guimbeau. Elle appartient toujours aux héritiers Guimbeau, qui sont aussi actionnaires majoritaires de Saint Aubin, usine à thé, usine sucrière et distillerie de rhum.

Depuis la fin des années 1990, les héritiers Guimbeau ont fait de ce domaine un restaurant, un salon de thé, un musée, et une dégustation de rhum agricole. Et en plus, le point de départ de « La Route du Thé », une excursion en autocar proposée aux touristes, dans tous les hôtels de Maurice.

Dès 1872, au tout début de la création de la ville, une église catholique est construite, dédiée à Sainte Thérèse d’Avila. En 1904, Sainte Thérèse sera agrandie et sa façade reconstruite dans un style néo-roman, offrant aux Curepipiens le repaire de son beau clocher, visible de toute la vallée.

Au début du 20e siècle, le premier conseil municipal va vouloir se doter d’un Hôtel de Ville. Il va avoir la lumineuse idée d’acquérir une demeure coloniale de Moka, « La Malmaison », de la faire démonter et reconstruire au cœur de la cité, dans un jardin public verdoyant agrémenté de bassins, statues, bancs, kiosques, massifs de fleurs et gazon anglais. La Malmaison, avec ses quatre tourelles, ses emmarchements généreux, sa symétrie et sa monumentalité, se prête admirablement à son nouveau rôle d’hôtel de ville.
À partir de 1970, l’Hôtel de Ville, par manque d’entretien, se dégrade. Le conseil municipal élu en 1987, avec à sa tête le maire Amédée Darga, entreprend sa rénovation. Mais les conseils municipaux qui vont se succéder pendant les 30 ans qui vont suivre vont de nouveau négliger son entretien, au point que ce symbole de l’Autorité municipale devienne une ruine. Il faudra attendre 2018 pour que l’État se substitue à la municipalité pour financer sa démolition et sa reconstruction « dans les règles de l’art ».
En cette fin d’année 2022, les travaux sont achevés. L’Hôtel de Ville de Curepipe a retrouvé son lustre d’antan.

L’Hôtel de Ville rénové avec ses deux vastes salles et ses pièces de services se prêterait à des événements commerciaux, culturels et artistiques tels que festivals, salons, premières littéraires ou artistiques, récitals de musique classique, défilés de mode, etc. Les revenus, pour la municipalité, seraient substantiels et lui permettraient d’assurer un entretien rigoureux et permanent, afin que plus jamais ce patrimoine ne se détériore. Et de plus, les évènements qui s’y dérouleraient attireraient des visiteurs mauriciens de toute l’île et des touristes, pour le plus grand bénéfice de la ville.C’est pour les militaires britanniques des casernes de Curepipe que le Diocèse anglican fait construire en 1878 l’église Saint Clément, sur un terrain à mi-distance entre les Casernes et le centre-ville. C’est la seule église en bois de Maurice, la même architecture que nos maisons traditionnelles.

En 1912, Monsieur Guillemin, propriétaire d’une fameuse horlogerie-bijouterie à Port-Louis, devenue aujourd’hui Poncini, va doter Curepipe du premier « grand magasin » de Maurice. Sur deux niveaux, avec un grand escalier central qui les relie, le magasin Guillemin a été comparé au magasin du Louvre à Paris.
Le grand magasin Guillemin deviendra en 1945 l’Hôtel Vatel, puis, après son acquisition par le groupe Currimjee, l’hôtel Continental, avec une galerie marchande au rez-de-chaussée, « Les Arcades Currimjee », qui viennent d’être rénovées de manière remarquable.

Dès 1888, une annexe du collège Royal de Port-Louis va ouvrir ses portes à Curepipe. Mais c’est en 1912 que sera construit l’actuel collège Royal de Curepipe. L’ingénieur-architecte Paul Le Juge de Segrais, qui a conçu le bâtiment, s’est inspiré du Palais de Buckingham, ce qui lui vaudra le surnom de « petit Buckingham ».

En 1916, le conseil municipal, ayant fait l’acquisition de tous les ouvrages de la riche bibliothèque de Prosper d’Epinay, va réaliser la construction d’une bibliothèque publique sur la Place de l’Hôtel de Ville. Construite en pierres de taille dans le style néo-classique gréco-romain par la firme d’architectes et d’ingénieurs Hall Genève Langlois et bénéficiant d’un financement de la Fondation Carnegie du milliardaire américain Andrew Carnegie. La Fondation Carnegie a contribué au financement de la construction de plus de 2 000 bibliothèques à travers le monde.

Il est symbolique que la première ville de Maurice éclairée à l’électricité accueille le siège social du Central Electricity Board. C’est l’architecte Max Boullé qui le conçoit, dans le plus pur style Art Déco. Le projet sera inauguré en 1938.

Dès le début de sa création, Curepipe se dote de très nombreux commerces. Une succession de boutiques à simple rez-de-chaussée ou à un étage, en pierre et bois, de part et d’autre de la route Royale, de Sainte Thérèse à Sainte Hélène.

Puis avec l’arrivée du béton armé, petit à petit, ces boutiques ont été démolies pour laisser place à des immeubles à appartements avec commerces au rez-de-chaussée. Ces appartements (« flats » comme les appellent les Mauriciens) sont une grande première à l’époque, car jusque-là, les Mauriciens vivaient tous dans des maisons individuelles.
Ces beaux édifices, publics et privés, ne représentent que les éléments les plus emblématiques du patrimoine architectural de Curepipe. De nombreux autres méritent d’en faire partie. À eux tous, ils racontent l’Histoire de Curepipe et ils donnent à la ville son âme. C’est pourquoi leurs propriétaires ont le devoir de les entretenir et de les restaurer quand cela s’avère nécessaire.

Comme nous l’avons vu, ce patrimoine s’inscrit dans un environnement dégradé, ce qui lui fait perdre une part de son attraction, et nuit tant au bien-être des citadins qu’à l’image de la ville pour les visiteurs. Les forces vives de la ville, municipalité, commerçants, propriétaires publics et privés d’immeubles, syndics de copropriété, associations, doivent en prendre conscience et unir leurs forces pour remédier à cette dégradation de leur ville.
La restauration de l’Hôtel de Ville et celle des Arcades Currimjee prouve que cette prise de conscience a enfin commencé. Puisse cet article contribuer à l’amplifier.
Thierry de Comarmond

Photos : Marie de Comarmond, Bernard Lehembre, Alain Fausto Dalais.

Biographie de l’auteur :
Thierry de Comarmond, architecte, urbaniste et enseignant en architecture, a été, depuis plus de 40 ans, de tous les combats pour tenter d’empêcher l’État ou les promoteurs privés de démolir des patrimoines importants. Il est l’auteur de deux ouvrages sur le patrimoine architectural de Maurice et Rodrigues — De la Maison bretonne à la maison traditionnelle mauricienne et Les plus beaux édifices religieux de Maurice et Rodrigues, tous deux dans la série Les cahiers du patrimoine.

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