Pèlerinage à Grand-Bassin – Sarita Boodhoo : « Je suis en faveur d’un retour à la simplicité »

Sarita Boodhoo, présidente de la Bhojpuri Speaking Union, et connue pour son engagement dans le domaine social, se prononce en faveur d’un retour à la simplicité en ce qui concerne le pèlerinage à Grand-Bassin organisé chaque année avant la célébration du Maha Shivaratree. Dans un entretien accordé à Le-Mauricien, elle souhaite également un consensus national, aussi bien au niveau sociétal que des partis politiques, autour d’une législation qui engloberait toutes les recommandations prévues dans les lignes directrices diffusées par le gouvernement. Elle évoque également le chemin parcouru dans le domaine de l’émancipation de femmes à l’occasion de la Journée internationale des droits de la femme. Elle souhaite finalement la bienvenue à la présidente indienne, Droupadi Murmu, qui sera à Maurice cette semaine à l’occasion de la fête de l’indépendance.

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Commençons par la fête Maha Shivaratree, qui a été célébrée ce vendredi. Quel souvenir gardez-vous de cette célébration ?
Maha Shivaratree a toujours été un moment très fort dans ma vie depuis mon enfance. J’ai connu Grand-Bassin dans les années 50. Toute la région était couverte d’une végétation bien riche et verte. C’était un espace de tranquillité et de recueillement. Il n’y avait pas d’électricité et la route était rudimentaire, à peine praticable.
Les membres de la famille, avec en tête Chacha Beekrumsingh Ramlallah, faisaient le trajet Port-Louis/Grand-Bassin en van. Les enfants s’asseyaient sur des bancs placés à l’intérieur du véhicule. Je me souviens que nous prenions le soin d’apporter un transformateur de marque Delco. Arrivés là-bas, nous recueillions de l’eau tant bien que mal parce qu’il n’y avait aucune infrastructure, même pas de bordure en béton autour du lac. Tout comme les nombreux pèlerins, nous faisions des pujas avant de prendre le chemin du retour.
Beekrumsingh Ramallah, à l’époque président de l’Hindu Maha Sabha, avait effectué des démarches auprès du gouvernement en vue d’obtenir le terrain de Grand-Bassin. Avec l’arrivée du ministre Basant Rai comme secrétaire du Sabha, il a fait construire le premier bâtiment pour abriter les locaux de l’Hindu Maha Sabha. Par la suite, nous avons commencé à organiser des programmes culturels.
Pendant quelques années, le Seva Sivir a organisé des activités et nous chantions des bhajans et des kirtans en honneur de Shiva, ainsi que d’autres chants dévotionnels. Un livret contenant ces chants avait même été imprimé. Nous les distribuions dans les temples et aux pèlerins sur la route.
Je me souviens également que les processions étaient organisées dans la discipline. Les pèlerins arrivant de la région Nord du pays se rencontraient au temple Kaylasson. Ils prenaient ensuite la rue Desforges pour se rendre au Jardin de la Compagnie, où ils rencontraient d’autres pèlerins venant de différentes régions de Port-Louis. Il y avait alors des leaders très respectés et très forts, dont Parsad Ruhee, qui assurait la coordination d’une main de fer.
Les pèlerins, tout de blanc vêtus et portant leurs kanwars respectifs sur les épaules, prenaient La-Chaussée et se dirigeaient en procession vers le temple de Bell-Village, où ils faisaient un ârti avant de reprendre la route en passant par Rose-Hill et en s’arrêtant dans plusieurs endroits en route jusqu’à Grand-Bassin. Ils reprenaient le même chemin en procession au retour jusqu’au Jardin de la Compagnie, avant de se disperser. Sur le parcours, entre Curepipe et Port-Louis, des personnes de toutes communautés se rassemblaient dans les centres-villes pour voir passer la procession. Nous en étions très fiers.

Vous racontez tout cela avec une grande nostalgie…
Je vous raconte comment les choses se déroulaient à l’époque. J’étais partie prenante de tout cela. Ensuite, il y a eu une grande évolution économique. Les uns et les autres sont devenus des propriétaires. Ils pouvaient se rendre à Grand-Bassin en voiture. Certains retournaient à pied. Il y a eu d’autre part une évolution extraordinaire concernant les kanwars. Ceux qu’on portait sur les épaules auparavant ont évolué pour devenir des structures ambulantes très modernes, construites pendant plusieurs semaines par des groupes d’amis qui se réunissent dans les quartiers ou les villages.
Les structures peuvent parfois prendre la forme de mûrtis et de divinités au gré de l’imagination de leurs concepteurs. Ils ont visiblement une connaissance des livres sacrés d’où ils puisent leur inspiration. Ces groupes sont composés de jeunes, qui sont parfois des étudiants ou des professionnels très pieux. Ils réalisent ainsi des travaux d’architecture et d’ingénierie de haut niveau. Nous ne pouvons pas rester insensibles devant leurs réalisations. Nous sommes même émerveillés parfois.
Le problème, toutefois, c’est qu’à un certain moment, il y a eu une compétition de kanwars. Ce qui fait que nous avons vu apparaître des structures de plus en plus grosses, de plus en plus hautes. De plus, depuis quelque temps, nous avons vu des fourches destinées à soulever les fils électriques afin de faciliter le passage des kanwars.
Tout le monde a vu que c’était risqué et voyait venir le danger. Mais vu que cette question concerne la religion et est tellement sensible, les autorités ont hésité à prendre des mesures. L’accident de Mare-Longue, non loin de Grand-Bassin, l’année dernière, avait provoqué une prise de conscience sur la nécessité d’établir des normes de construction. Cet accident avait bouleversé tout le monde en raison des victimes. Ces jeunes n’étaient pas motivés par une mauvaise intention. C’étaient de bons enfants. Cependant, ils peuvent se laisser emporter par le Peer Group Influence, qui, comme nous le savons, façonne le choix de leur comportement. 
Khalil Gibran, dans un poème figurant dans son livre emblématique Le Prophète, et qui m’a beaucoup marqué, dit ceci : « Our children are not our children. They are born from us but they don’t belong to us. Their souls dwell in the houses of to-morrow which you can’t visit, even in your dreams. »
Ce poème exprime bien la psychologie des jeunes. Il est parfois difficile pour les parents de convaincre les jeunes de changer d’avis. Le fonctionnement des enfants aujourd’hui n’est plus pareil. Auparavant, ils respectaient l’autorité des parents. Ce n’est plus le cas aujourd’hui à travers le monde. Ce qui s’est passé dimanche dernier est écœurant, triste et bouleversant.

Que devrait-on faire ?
Il faut reconnaître que le gouvernement a émis des Guidelines en collaboration avec les associations socioculturelles. Le problème est d’ordre général. Tous les jours, nous voyons des affiches : « Cessez de fumer ! » ou « Mangez sainement afin d’éviter les maladies non transmissibles ! », « Faites des exercices ! » Or, Maurice a un des taux de diabète les plus élevés au monde. Ce qui veut dire que les gens n’écoutent pas, même si toutes les facilités sont mises à leur disposition. Il faut un drame pour provoquer une prise de conscience.
Seule une législation peut forcer les gens à respecter les normes parfois élémentaires. Les contrevenants sont sanctionnés par la police, comme c’est le cas pour les excès de vitesse. Après le grave accident de dimanche dernier, qui nous a bouleversés, même les parents des victimes sont d’accord sur la nécessité d’introduire une législation. Cela concerne la sécurité du pays et de la population.
Cette législation doit être consensuelle et être soutenue par tout le monde et tous les partis politiques. À ce propos, je suis très contente de la déclaration de Mgr Jean-Michaël Durhône après l’accident. Il a aussi lancé un appel aux réseaux sociaux, dont les excès dépassent les limites. Ce qui s’est passé n’est pas un simple fait divers, c’est un drame. Il faut l’aborder avec précaution dans le respect des parents des victimes.
Pour en revenir aux kanwars, je pense qu’ils peuvent être réalisés conformément aux Guidelines définies par les autorités. Par ailleurs, rien n’empêche l’organisation d’une exposition dans un endroit approprié sur base régionale ou nationale où les kanwars pourraient être exposés, au lieu d’être transportés jusqu’à Grand-Bassin. Je suis personnellement en faveur d’un retour à la simplicité avec des kanwars fabriqués à partir de matières naturelles et locales.

Que pensez-vous du projet de création d’un parc spirituel à Grand-Bassin ?
C’est une bonne idée, car de jour en jour, la nature verdoyante et naturelle qui caractérise Grand-Bassin s’amenuise. Il nous faut faire attention. Si nous continuons à construire des bâtiments et des structures en béton ou en pierres, ce site perdra son cachet naturel et la tranquillité nécessaire pour la spiritualité et la méditation. Il reviendra donc aux responsables du parc spirituel de s’assurer de la préservation de l’écosystème, de la biodiversité et de l’environnement à Grand-Bassin, de sorte de maintenir un espace composé de verdure sans les structures en béton ou en pierres, qui défigurent la nature. C’est ce que je souhaite de tout cœur, même si à l’âge de 82 ans, je ne suis pas certaine de pouvoir suivre son développement futur.

Ce 8 mars a également été marqué par la célébration de la Journée internationale des droits des femmes. Qu’en pensez-vous ?
Je pense à tous ceux qui, durant des décennies, ont lutté pour l’émancipation, l’éducation et la promotion des droits des femmes. Moi-même je pense à la formation que j’ai acquise à l’âge de 15 ans à travers le club de Lotus, créé par France Boyer de la Giroday. Elle avait approché mon chacha pour que je puisse en faire partie, ainsi que d’autres grandes familles hindoues. C’était la première fois que j’ai porté un sari blanc avec une blouse bleue sur laquelle était brodée une fleur de lotus en guise d’uniforme. Cela a fait partie de notre émancipation.
J’ai aussi été partie prenante du cercle littéraire créé par Bhismadev Seebaluck, dans lequel nous participions aux débats et aux activités théâtrales. À mon retour de mes études tertiaires à Calcutta, j’ai rencontré le Swami Krishnanand, qui m’a encouragée à constituer une aile féminine après avoir obtenu une formation poussée dans le domaine social et de leadership. Nous avons par la suite formé des centaines de femmes et réalisé de grands projets. Je me souviens du Holi Mela organisé au Champ-de-Mars et qui avait réuni plusieurs milliers de personnes en 1973. J’ai aussi eu l’occasion de participer en mai 1975 à la délégation officielle de 23 femmes ayant participé à la première conférence internationale consacrée aux femmes organisée par les Nations Unies au Mexique. Dans cette délégation, dirigée par Radha Poonoosamy, qui a été nommée ministre à cette occasion par Seewoosagur Ramgoolam, j’agissais comme secrétaire.

À cette époque, quels étaient les grands défis auxquelles les femmes étaient confrontées ?
Surtout l’éducation des femmes et le changement de mentalité de la société en général. À partir de 1982, il y a eu beaucoup d’évolution concernant les femmes. Petit à petit, les femmes ont été Empowered. De nouvelles législations ont été promulguées. Cette transformation s’est accélérée dans les années 90. Il a eu également la célébration du 10e anniversaire de la conférence des Nations Unies sur la femme. Nous avions à cette occasion organisé une grande réunion au Centre social Marie Reine de la Paix.
Aujourd’hui, les choses ont beaucoup évolué. Nous avons cinq femmes ministres et trois PPS. Les femmes sont présentes en force au niveau de la fonction publique, où les femmes dirigent plusieurs départements au niveau du judiciaire. Nous avons vu une femme occuper le poste de présidente de la république. Au niveau économique, elles sont très actives au sein des PME.

La voix des femmes est-elle entendue par les autorités ?
Certainement. Toutefois, je ne voudrais pas commenter la présence de femmes au sein des structures des partis politiques, où la situation est encore difficile. Il y a room for improvement. Il y a également du travail dans certains secteurs économiques concernant la Gender Equality.

Peut-on dire qu’à travers le Geet Gawai vous avez aidé à l’émancipation des femmes ?
Lorsque j’ai été nommée à la présidence de la Bhojpuri Speaking Union, j’ai constaté qu’il y avait un élément culturel connu comme Geet Gawai, chanté, pratiqué et promu par les femmes pendant deux siècles, et qui était en voie de disparition. Tout comme le Gamaat, il était menacé par la modernisation et la culture de Bollywood. J’ai alors pensé mettre sur pied une école de Geet Gawai à Petit-Raffray. Nous avons aujourd’hui 51 écoles. Il faut dire que l’émancipation de la femme et leurs problèmes dans la vie quotidienne se retrouvent dans plusieurs chansons de Geet Gawai.

Cela confirme que les femmes ont un grand rôle à jouer dans la transmission de la culture…
C’est vrai. Ce sont les femmes qui assurent la transmission de la culture. Elles sont comparables à une université pour les enfants. Dans n’importe quelle communauté ou religion c’est avec la maman, principalement, que les enfants apprennent les valeurs humaines, comment respecter son père et sa mère, ainsi que les voisins.
Le fait que le Geet Gawai ait été enregistré comme patrimoine de l’humanité, cela a donné un nouvel élan à cette partie de notre culture, qui était maintenue sous le carpet. Elle a aujourd’hui, une valeur historique, culturelle, sociale, économique et politique. Aujourd’hui, les geetharines sont respectées dans la société mauricienne, ce qui est une forme majeure d’émancipation. Elles sont désormais présentes pour la célébration de la Journée des droits des femmes, à l’Aapravasi Ghat, dans les fêtes de l’indépendance… Sans compter que les geetharines ont participé à des activités officielles à l’étranger. Elles sont également allées en Inde.

Nous accueillons cette semaine la présidente de l’Inde, Droupadi Murmu, qui sera l’invitée officielle pour la fête de l’indépendance. La connaissez-vous ?
Pas personnellement, mais je connais un peu son parcours. Elle a connu des moments difficiles dans sa vie. Elle raconte elle-même comment les religieuses de Brama Kumari l’ont aidée à surmonter les moments difficiles à travers le yoga et la méditation. Elle a été élue à deux reprises au Parlement et a occupé le poste de ministère d’État. Elle a aussi été gouverneur du Jhardhand et est considérée comme une Tribal Leader. Appartenant au peuple des Santals, Droupadi Murmu est née Puti Biranchi Tudu à Uparbeda, un village du district de Mayurbhanj, dans l’Orissa (aujourd’hui Odisha). Beaucoup de travailleurs engagés qui sont arrivés à Maurice sont originaires de cette région. D’ailleurs, l’Oriya était parlé à Maurice à un certain moment, mais a disparu aujourd’hui.

Un message pour la fête de l’indépendance ?
Je souhaite une bonne fête à tous les Mauriciens à l’occasion de ce 56e anniversaire de l’indépendance et 32e de la république. Maurice est arrivée à la croisée de son chemin. Nous faisons très bien économiquement et nous sommes parmi les plus développés en Afrique. Je souhaite qu’il y ait un progrès entre l’économie et les valeurs sociales, qui connaissent une détérioration. Je veux pour preuve la violence conjugale, les mauvaises manières des automobilistes sur la route, le manque de respect vis-à-vis des personnes âgées, que ce soit sur la route, où elles sont victimes de vol et d’agression, ou dans l’autobus et le métro. Nous pouvons compter sur les doigts d’une main le nombre de personnes acceptant de céder leur place à une vieille personne.

 

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