À Maurice, comme ailleurs, ils sont de plus en plus nombreux, ces jeunes professionnels hautement diplômés, à abandonner le corporate world pour se tourner vers la terre, l’artisanat, l’entrepreneuriat… quitte à gagner bien moins. Un phénomène qui gagne encore plus de terrain, compte tenu de la conjoncture écologique et économique post-pandémie et post-guerre en Ukraine.
Week-End est tombé sur un article pertinent du site d’informations Slate.fr que nous vous partageons dans les grandes lignes. S’il date de l’an dernier, il reste encore, visiblement d’actualité…
Rien n’est plus romanesque que d’échapper à un destin prometteur, ou plutôt de superbement le refuser, pour sauver la planète et se sauver soi-même. La dissidence des jeunes élites fascine. Bifurquer. Faire de l’avenir promis —par les grandes écoles— table rase et s’inventer une vie au service des équilibres écologiques. Lorsqu’en avril 2022, lors de la remise de leur diplôme d’ingénieur, des étudiants de l’AgroParisTech ont appelé leurs camarades de promotion à déserter les voies toutes tracées par leur formation « qui pousse globalement à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours », les réseaux sociaux se sont enflammés. La vidéo, mise en ligne le 10 mai sur YouTube par les intéressés a tourné en boucle et suscité articles et polémiques dans tous les médias de l’Hexagone.
Le retour à une économie d’autosuffisance
Pas un jour depuis quelques années sans qu’un média ne retrace la bifurcation improbable d’une recrue d’une grande ou moyenne école ayant choisi une activité davantage chargée de sens, quoique plus précaire et plus mal rémunérée, que ce que lui offrait comme débouché logique son diplôme. Trois scénarios types illustrent ces bifurcations de destin : le choix d’un métier de la main (l’artisanat) ; l’attrait de la care professionnel par la formation et le conseil en faveur d’un mieux-vivre ou mieux-travailler (du coach à l’éco-consultant); le retour au travail de la terre ou l’immersion expérimentale dans des espaces naturels (de l’agriculteur bio au zadiste). De frais émoulus pâtissiers, fromagers, brasseurs, ébénistes ou serruriers pullulent dans les reportages et les articles, sans que l’on connaisse vraiment l’ampleur statistique du phénomène, par essence dispersé et labile : combien réussissent leur reconversion, combien changent encore ou reviennent en arrière ?
Des diplômés urbains se reconvertissent dans la production et la distribution de produits agricoles biologiques, secteur modelé par l’expérimentation scientifique et par l’innovation sociale (communautés, travail en réseaux). Autre cas, plus rare mais emblématique de la révolte des nouvelles générations face au péril écologique : le retour à une économie d’autosuffisance en milieu sauvage.
Bifurquer apparaît comme une logique presque naturelle des surdiplômés, si l’on en croit l’air du temps. L’aspiration au changement dans le travail et les tentatives de reconversions professionnelles radicales de certains d’entre eux sont des thèmes qui agitent le monde des écoles et des recruteurs. Les grandes entités multiplient les initiatives pour engager les meilleurs talents, elles y engagent des politiques de communication et des opérations pour améliorer les conditions de vie des cadres. Mais sont-elles vraiment confrontées à une pénurie de candidats ? Parallèlement la critique contre l’économie globalisée numérisée fait mouche.
Priorité aux activités liées à la survie physique
S’il est difficile d’évaluer concrètement l’ampleur de ces bifurcations, celles-ci nourrissent en revanche les projections et les aspirations des nouveaux diplômés. Bien loin de l’image de la carrière (de l’énarque ou du politique) ou de la fascination pour l’accumulation de richesses (du trader ou du créateur d’entreprise), une sorte de culture du désintéressement et de la sobriété s’est ancrée dans leur imaginaire. Dans l’enquête Arte-France Culture coordonnée en 2021, par la journaliste Monique Dagnaud, auprès d’une population notamment marquée par un haut niveau de diplôme, 79% des 25-39 ans étaient prêts à gagner moins pour avoir un travail plus conforme à leurs valeurs.
Autre surprise de l’enquête Arte-France Culture : les projections sur les métiers du futur témoignent d’une priorité accordée aux activités liées à la survie physique, laissant loin derrière les métiers intellectuels. Comme si, face aux crises tragiques dans lesquelles l’humanité est plongée depuis quelques années, le regard avait radicalement changé. Ainsi, pour 38% de l’ensemble des 25-34 ans, le métier dont on aura le plus besoin dans l’avenir, c’est l’agriculteur ; viennent ensuite le soignant (23%), puis le professeur (16%) et enfin l’ingénieur (15%), les financiers et les militaires recevant un score minuscule.
Les années 70 et le boom universitaire
Ces aspirations à un tournant radical sont-elles incongrues ? De fait, c’est presque tout le contraire. Chez la plupart des bourgeois sommeille un bourgeois bohème et les gagnants du système scolaire se placent spontanément du côté de l’innovation et des valeurs de rupture culturelle. Dès les années 1970-1980, à l’époque du boom universitaire, le sociologue Daniel Bell avait noté les désirs et le système de pensée de ces nouveaux diplômés, cette fraction sociale que des travaux ultérieurs nommeront les « créatifs culturels » ou l’«aspirational class » : hédonisme, principes de liberté et d’émancipation des contraintes personnelles et professionnelles. Pour ces élites, souvent, la réussite s’habille de bien plus d’exigences que de la simple récompense en termes de finances ou de statut, comme si la culture et les diplômes autorisaient à ouvrir des friches et à déplacer les frontières.
Daniel Bell avait aussi imaginé que ces aspirations existentielles, en contradiction avec l’ardeur au travail que nécessite l’essor économique, allaient sonner le glas du capitalisme : ce fut sa plus fatale erreur –ce dont tout le monde, lui compris, finit par convenir. Pourtant, si le choix de la dissidence professionnelle existait déjà dans les années 1970, les lieux d’investissement des diplômés en rupture de ban étaient différents : faire la révolution, devenir artistes, ou, comme les hippies, aller vivre en communautés à la campagne où toutes les libertés étaient expérimentées (sexuelles, musicales, usage de drogues). Aujourd’hui les chemins de la transgression paraissent infiniment plus sages et collent à l’époque, où la défiance à l’égard de la sphère politique traverse toutes les couches de la société, y compris les cadres et les experts. Le béret étoilé de Che Guevara s’est fait plus discret dans l’iconographie des adolescents et des jeunes adultes, et Le Petit Livre rouge de Mao se vend désormais comme un objet vintage…