50 ANS D’INDÉPENDANCE—SOCIAL: Des chantiers à ciel ouvert

À quelques jours des célébrations marquant les 50 ans d’indépendance de la jeune République de Maurice, plusieurs secteurs demeurent des chantiers à ciel ouvert, tels le logement, l’enfance, la pauvreté, les drames causés par la drogue et le sida. Notre société en est profondément marquée. Quelques interlocuteurs très engagés dans ces secteurs clés, partagent leurs observations.

- Publicité -

LOGEMENT—Eddy Sadien: « Des bombes à retardement »

Pour Eddy Sadien, ancien membre du Trust Fund for the Social Integration of Vulnerable Groups, « l’inexistence d’une politique décente en matière de logement représente une véritable bombe à retardement pour la société mauricienne ». L’homme relève que « post-Claudette, le cyclone de 1978, aucun régime qui a été au pouvoir n’a élaboré un plan de logement à long terme pour la population ». Et, dans le même souffle, il lance :« Pourquoi a-t-on aboli le ministère du Plan ? C’est une structure qui aurait veillé à ce qu’il y ait l’élaboration constante de projets en ce sens, et aurait établi un suivi dans ce secteur ». Résultat des courses, estime notre interlocuteur : « Dans des endroits destinés à accueillir 1 500 personnes, il y a aujourd’hui 5 000 âmes qui y vivent, écrasées, les uns sur les autres ! Et avec ce que cela représente en termes de répercussions sociales et comportementales, amenant la promiscuité et autres problèmes. »
Eddy Sadien note que « dans le sillage du cyclone Gervaise, les projets qui ont vu le jour en matière de relogement furent bien pensés, dans la mesure où les constructions étaient appropriées et adéquates pour accueillir une famille », ajoutant que « leur épanouissement était pris en considération ». Hélas !, fait-il ressortir, après Gervaise et Claudette, dans les années 75 et 78, respectivement, « les logements sociaux qui ont été érigés, tels qu’à Roche-Bois, Cité La Cure, Mangalkhan, Chebel, Vallijee, en attestent ». Il poursuit : « L’espace pour le développement et l’aménagement n’a pas été pris en considération. Avec pour résultat, aujourd’hui, quand il y a un souci, par exemple, où la police doit intervenir, c’est quasiment impossible ! Et quid du stationnement ? Ceux qui sont à l’origine de ces projets n’avaient-ils pas anticipé que ceux qui allaient occuper ces maisons verraient grandir leurs familles ? Qu’ils auraient des voitures ? Qu’il leur fallait un espace vert ? »
La solution n’est pas de tout raser et recommencer. Eddy Sadien prône des projets plus concrets. « Des emprunts sans intérêts, dans un premier temps, comme il en est en Angleterre. Ainsi que des projets on peut dire taillés sur mesure, dépendant des catégories de salariés qui ne peuvent aspirer à des avancements financiers ». Et par ailleurs, soutient le travailleur social assidu, « les gouvernements qui prennent le pouvoir doivent arrêter de brader notre terre, sinon on se retrouvera à un certain moment locataire sur notre propre île ». Dans le même ordre d’idées, l’homme de terrain est d’avis que de tout temps la politique de logement a été outrancièrement politisée. « Soit on construit des maisons-container, soit on octroie les “crown land” aux petits protégés. Il faut en finir avec tout ça. Quel est le signal à ceux qui triment pour acheter un lopin de terre et qui s’endettent à vie pour construire une maison ? »
Les solutions, justes et équitables, « elles existent », soutient Eddy Sadien. Pour cela, « il faudrait une réelle volonté de changement et une politique appropriée de logement qui ferait provision tant pour le court terme que le long terme. »

PAUVRETÉ—Patricia Félicité : « Trop de freins à l’avancement »

Caritas Ile Maurice a commencé ses activités en 1965, soit trois ans avant l’indépendance. À cette époque, explique Patricia Adèle Félicité, secrétaire général de Caritas, « le chômage, la misère et l’analphabétisme étaient bien présents ». Elle poursuit : « Caritas a commencé sa mission auprès des plus pauvres du pays en assurant un secours d’urgence, de l’aide alimentaire, en travaillant à l’“empowerment” des femmes, et un peu plus tard, à la réparation des maisons après les cyclones et l’alphabétisation des adultes. »
50 ans après l’indépendance, la mission de Caritas à Maurice a évolué avec le développement du pays. « Aujourd’hui, nous mettons beaucoup l’accent sur l’éducation des tout-petits, poursuit notre interlocutrice, un service de formation fonctionnel, personnel et professionnel pour les jeunes et les femmes, un accompagnement pour le droit à une maison décente et le développement communautaire dans les quartiers défavorisés. »
Les possibilités, estime-t-elle, sont là. « Il y a des “schemes”, des aides proposées à ceux qui sont dans des situations de vulnérabilité. Des ministères ont été créés, des fondations… mais la machinerie administrative, la politisation à outrance, le manque de vision globale et à long terme, ainsi que les critères d’éligibilité, quand ce ne sont pas des préjugés, sont les freins à l’avancement de beaucoup de projets et l’élimination de la pauvreté dans notre pays. »
Il est temps de « walk the talk », soutient Mme Felicité. « Arrêter avec les éternels recommencements, des projets et études qui finissent dans des tiroirs ! Il est grand temps de considérer les pauvres de ce pays comme des citoyens à part entière, et qui ont droit à un traitement égal. »
De même, ajoute la secrétaire général de Caritas, « à quoi servent ces projets de réhabilitation qui ne tiennent pas compte de la dignité de la personne ni du droit humain ? » Elle prend le cas des 250 familles à Pointe-aux-Sables, plus précisément du lieu dit Camp Firinga. « Ce sont là des familles qui ont été réhabilitées par l’État après avoir été des sinistrés des cyclones Firinga et Dina. Ils ont été relogés après avoir passé plus de 15 ans dans des longères sans eau et sans électricité. Aujourd’hui à chaque grosse pluie, leurs maisons sont inondées, car elles ont été construites sur un terrain inapproprié. Il n’y a pas canalisation ni aménagement de terrain. Certains autres projets qui avaient démarré ont été mis au placard. »
Le développement ne doit pas se faire « à deux ou plusieurs vitesses », conclut notre interlocutrice. « Tous les citoyens de la République de Maurice ont le droit et le devoir de participer au développement de leur pays. »

ENFANTS—Mariam Gopaul :« Aucune politique d’intégration de nos jeunes »

Les jeunes, des enfants aux adolescents, estime Mariam Gopaul, ancienne représentante du bureau de l’Unicef à Maurice et qui a œuvré au sein de l’ODEROI (l’Observatoire des Droits des Enfants de l’océan Indien) doivent être partie prenante et participer au développement de leur pays. « Ils méritent d’être au cœur des projets, car ce sont eux qui vont prendre les commandes du pays ». Or, note la pédagogue, « toutes les politiques qui sont élaborées ne font aucune place pour la participation de nos jeunes ». La chargée de cours au Charles Telfair Institute (CTI) s’appuie sur un rapport de l’ODEROI où « les jeunes interrogés nous faisaient part, justement, de leur déception qu’ils n’aient aucun tremplin, aucun espace de dialogue et de partage ». Elle indique que ces jeunes « attendent que l’on sollicite leur participation pour construire une société qu’il leur incombera, doit-on le souligner, de diriger, par la suite ».
L’éducation gratuite, reconnaît Mme Gopaul, a été une « fantastique » avancée. « Démocratiser l’éducation a permis en effet à ce que tout le monde ait droit à la connaissance. Cela a ainsi permis, entre autres, à faire que Maurice s’extraie du lot et devienne une nation développée ». Deux indicateurs principaux : le PIB et le taux de mortalité infantile, évoluant dans le bon sens, ont fait que l’UNICEF « ne ressent plus le besoin d’avoir une antenne dans le pays. »
Cependant, retient notre interlocutrice, « il y a toujours des bémols, dont les fameuses “leçons particulières”, que je qualifierais davantage d’“école parallèle”, car il faut bien faire la distinction ». Et d’ajouter : « Nous sommes en 2018 et célébrons les 50 ans de notre nation, mais malgré toutes les réformes éducatives des gouvernements successifs, on n’arrive pas à se dépêtrer de ce système qui favorise l’élite et laisse sur le bas-côté de la route les moins bien armés. C’est une profonde injustice ». Ce que cela engendre est « encore plus dangereux », remarque la pédagogue.
Elle élabore : « parce que nous avons un système qui favorise l’enfant qui se distingue, académiquement, les parents mettent les bouchées doubles. Minimisant et occultant, du coup, le développement humain du jeune être. Et, dans cette course, double coup dur : le parent, lui aussi, est pris dans l’étau boulot/production. Résultat des courses, ni la maman ni le papa n’a de temps à consacrer aux enfants ! Ceux-ci rentrent de l’école ou du collège, s’ils ne vont pas aux “écoles parallèles”, ils sont livrés totalement à eux-mêmes… Vacuum total : ni dans l’espace scolaire ni à la maison, il ne dispose d’une écoute, d’un espace de dialogue et de partage. Alors que fait-il ? Il s’enferme ! Et ses “modèles” deviennent l’internet », Mariam Gopaul relève que « jusqu’à présent, il n’y a aucun programme d’éducation sexuelle dans nos établissements scolaires publics ». Et de questionner :« Est-ce sain ? »
La pédagogue rappelle : « les déviances, chez nos jeunes, sont monnaie courante. Pourquoi ? Et il ne faut pas les en blâmer. C’est simplement parce qu’ils évoluent sans filet aucun ! Personne n’est là pour les écouter et les aider ». Mariam Gopaul remarque, non sans une pointe d’ironie, que « l’évolution aidant, on a favorisé les familles nucléaires ». Elle poursuit : « Pensant que les parents auraient davantage de temps à s’occuper d’un ou de deux enfants. Mais en réalité, c’est tout le contraire qui s’est produit ! Quand on pense à nos grands-parents qui avec leurs familles élargies trouvaient le temps pour chacun des six ou sept bambins ! »
La situation est certes « grave, mais pas désespérée ». Mariam Gopaul soutient que c’est vrai qu’avec les drogues synthétiques et la place prépondérante du “peer pressure” dans le quotidien de nos jeunes, leur vie est davantage compliquée. « Mais il est encore possible de rectifier le tir. »

DROGUE—Ally Lazer : « Je suis très inquiet »

Le travailleur social qui s’est engagé depuis plus de 30 ans dans la lutte contre le trafic de la drogue dans le pays ne cache pas son scepticisme. « Je suis un patriote, je suis un père de famille et je suis un citoyen mauricien. Mais cela ne m’empêche pas d’être très, très inquiet ». Il explicite : « 2017 a été l’année de tous les records, en matière de saisies et d’arrestations. C’est vrai. Mais est-ce qu’on en a fini ? Pas du tout ! » Ally Lazer reconnaît que « c’est triste, mais la situation va “from bad to worse” ». Pour lui, « le plus grave, dans tout cela, c’est que nous, les travailleurs sociaux engagés dans la lutte contre la drogue, nous le disons et le répétons depuis trois décennies : la mafia a infiltré toutes nos institutions ». Il poursuit : « Le système est pourri ! La Commission d’enquête sur la drogue en atteste ! Que faut-il de plus ? Ce n’est que le 1er janvier 2018 que le Premier ministre a reconnu publiquement que le trafic de la drogue a tout gangréné dans le pays. Pourtant, cela fait 30 ans que nous dénonçons ces dérives et ces travers ! » Il prend comme exemple « le fait que les Pablo Escobar locaux ne se sont pas embarassasés de venir déposer devant la Commission Lam Shang Leen et ont publiquement déclaré qu’ils avaient financé les campagnes électorales ». Pire encore, retient-il, « les narco-avocats qui sont désormais politiques ont confirmé qu’après les congrès et meetings, ils mangeaient gratuitement chez des trafiquants de drogue ». Ally Lazer estime que « si preuve il fallait que notre pays est pourri à l’os, en voilà de quoi faire réagir ! »
Ce qui rend Ally Lazer encore plus inquiet quant à l’avenir des jeunes de Maurice, à l’aube de ces 50 ans d’indépendance : « le nombre de parents qui viennent vers nous, au Centre Idrice Goomany (CIG) de la Plaine Verte, pour chercher de l’aide et des conseils pour leurs enfants. Et quand je dis “enfants”, cela comprend filles et garçons, et des très jeunes ». Concédant que « la drogue synthétique fait des ravages irréversibles. Mais où est la volonté réelle du gouvernement de contrer ce problème, entre autres ? »
Ally Lazer conçoit qu’« on peut penser que je suis alarmiste et pessimiste, mais je ne vois rien de positif venir… » Et d’ajouter : « Oui, il y a des arrestations et des saisies. Mais que fait-on, en amont, pour casser les reins des trafiquants ? Est-ce qu’il n’y a pas toujours de la drogue qui entre dans le pays ? Oui ! »

SIDA—Nicolas Ritter : « Le choix est nôtre »

« Dire que la lutte contre le VIH à Maurice est une lutte personnelle serait limiter la dimension de cet engagement », estime Nicolas Ritter, directeur exécutif de PILS. « En tant que personne vivant avec le VIH et membre fondateur de PILS, je tiens évidemment à souligner l’importance du “Rien pour nous sans nous”, qui vise à remettre les communautés les plus touchées par le VIH et les hépatites virales au coeur de cette lutte. »
En revanche, poursuit-il, il faut néanmoins mettre un terme au récit qui veut que le VIH ne concerne que les personnes infectées ou affectées. « Le VIH relève de la santé publique, et de l’éducation mais aussi des secteurs aussi divers tels que la justice, la recherche et le “vivre ensemble”. Une réponse efficace au VIH et aux hépatites virales requiert l’implication de tous. » Pour l’activiste, « la société civile bien sûr doit y contribuer, mais également l’État, le secteur privé, les partenaires onusiens, pour ne citer que quelques-uns et, bien entendu, le grand public, qui peut, et doit lui aussi s’impliquer. »
Il y a également une dimension politique importante à ce combat. Notre interlocuteur rappelle que « actuellement, à Maurice, les personnes les plus affectées par le VIH et les hépatites virales, dites “Populations clés” (nommément les Personnes qui s’injectent des Drogues, les Travailleuses du Sexe et les Hommes qui ont des rapports Sexuels avec d’autres Hommes) sont souvent criminalisées en fonction de leur mode de vie et/ou de leurs pratiques, ce qui entrave leur accès aux services de prévention et de soins et ainsi alimentent ces épidémies. » Dans le cadre des 50 ans de l’indépendance, Nicolas Ritter souhaite rappeler « la dimension de transformation sociale nécessaire à la lutte contre le VIH et les hépatites virales ». Et d’ajouter : « Nous ne mettrons fin à ces épidémies qu’en prenant conscience que nous devons pour cela, faire évoluer notre société, notre pays. La question qui se pose donc est “quel pays souhaitons-nous construire aujourd’hui, pour notre vivre ensemble de demain”? »

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -