Raj Makoond : « Maurice a une économie diversifiée construite sur des réformes structurées »

Raj Makoond, ex-CEO de Business Mauritius, fait partie de ceux qui sont convaincus que Maurice joue un rôle vital concernant les investissements transfrontaliers du monde vers l’Afrique, en dépit des remarques formulées par l’ICIT dans les Mauritius Leaks. Dans une interview accordée au Mauricien, il explique comment la diversification de l’économie mauricienne est un travail échelonné sur une durée de 50 ans. « La construction de cette économie diversifiée repose sur des réformes économiques qui ont été entamées dans la durée et, dans une grande mesure, dans la continuité », affirme-t-il. Il souligne également que les investissements étrangers vers l’Afrique ne passent pas uniquement par Maurice en raison de la fiscalité.

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Raj Makoond est un observateur averti de l’économie mauricienne. Il a eu une longue carrière au ministère du Plan et du Développement économique entre 1975 et 1990. Il aura aussi été secrétaire général adjoint de la Chambre du commerce entre 1990 et 1994 avant d’occuper les fonctions de directeur du Joint Economic Council entre 1994 et 2015. Il a été le premier CEO du Business Mauritius, résultat d’une fusion entre le JEC et la MEF, entre 2015 et 2018, et a été associé à beaucoup de négociations commerciales internationales en tant qu’un des représentants du secteur privé dans les délégations nationales. Aujourd’hui, il est président de plusieurs conseils d’administration.

La publication des Mauritius Leaks par l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ) a suscité beaucoup de débats à Maurice. Comment avez-vous réagi aux commentaires faits sur Maurice ?

Les Mauritius Leaks diffusées par l’ICIJ nous critiquent sur deux fronts. Elles nous accusent d’être un paradis fiscal et que les activités dans le domaine du “global business” font du mal dans leur finalité à l’Afrique. Il est facile de démontrer sur la base des faits avérés que Maurice n’est pas un paradis fiscal et que les activités du centre financier mauricien ne font aucun mal aux pays africains.

Pouvez-vous nous en parler ?

Il est très important pour cela de comprendre notre structure économique et de démontrer que Maurice n’est pas un paradis fiscal. En ce qui concerne l’Afrique, on peut facilement présenter notre lien historique et une coopération approfondie. Maurice aujourd’hui est une économie extrêmement diversifiée. Les chiffres officiels indiquent qu’au sein du secteur financier, qui représente 11,7% du Produit intérieur brut, le “global business” représente seulement 6% du PIB. Par contre, le secteur manufacturier et ceux de la construction, du tourisme, du secteur des TIC, de l’éducation, de la logistique, de l’agro-industrie constituent autour de 65% de notre PIB. Cependant, c’est pertinent de souligner que le “global business” contribue positivement à la stabilité de notre balance des paiements avec un impact macroéconomique important. Notre économie diversifiée a été construite pendant plusieurs décennies.

Lorsque Maurice accéda à l’indépendance en 1968, son économie était structurée sur le sucre. Graduellement, on est arrivé à développer des industries de substitution. Par la suite, on a vu l’avènement de la zone franche et de l’industrie touristique. On a vu également l’émergence de nouveaux secteurs : ceux des services financiers dans les années 1990. Le secteur des TIC est né en 2000 alors que le secteur de l’éducation a connu un nouvel essor à partir de 2006 et 2007. La diversification de l’économie est un travail qui est échelonné sur une durée de 50 ans. Le plus important est que la construction de cette économie diversifiée repose sur des réformes économiques qui ont été entamées dans la durée et dans la continuité.

Maurice a aussi connu des moments difficiles avec la mise en place d’un programme d’ajustement structurel pénible et douloureux entre 1979 et 1984 sous la supervision du FMI. La première évaluation est arrivée en 1979 et la seconde en 1981. En 1982, nous assistons à l’introduction de la “sales tax”. En février, 1983 Maurice se “de-link” de DTS. En 1984, la “Corporate tax” est réduite substantiellement à 35%. Ce qui a permis de créer un écosystème macroéconomique qui nous a permis de nous diversifier davantage.

La réforme économique a donc été effectuée dans la douleur ?

Aujourd’hui, Maurice est reconnue pour être une économie résiliente. Dans ce contexte, il est important que chaque Mauricien comprenne dans quelle condition s’est effectuée la réforme de la gestion macroéconomique. Cela nous a aidés à persévérer dans notre politique de diversification.

En 1994, le contrôle des devises est suspendu. En 1998, la TVA est introduite. En 2006, des réformes fondamentales sont introduites dans notre fiscalité. La “Corporate tax” et les impôts sur les revenus passent à 15%. La Business Facilitation Act est introduite. Les réformes sont maintenues après la crise financière internationale de 2008 et après la crise de la zone euro en 2009. Par la suite, il y a eu l’introduction du “Business Facilitation” de 2017. Concernant le secteur des TIC, la loi de 1988 est amendée avant de créer un cadre légal pour le développement du secteur ICT/BPO. Une nouvelle loi est présentée en 2001.

La situation économique internationale était également en pleine mutation ?

Tout à fait. Maurice se retrouve face au démantèlement de l’accord multifibre en 2004. Mais l’impact est déjà ressenti depuis 2002. La majorité des entreprises de textile qui s’étaient installées dans la zone franche quittent Maurice pour d’autres cieux en Asie. Devant les difficultés rencontrées par l’industrie du textile, le “Textile Emergency Support Scheme” est introduit pour aider les entreprises de textile à se restructurer. Entre-temps, le prix du sucre sur le marché européen commence à chuter et le protocole sucre est remis en cause. Ce qui nécessite le “re-engineering” du secteur sucre avec le soutien de l’Union européenne. La réduction du personnel de l’industrie sucrière donne lieu au VRS 1 en 2001 et au VRS 2 en 2003 et au MASS en 2007.

Il est important de revenir sur tout cela afin de bien comprendre que Maurice a une économie diversifiée, construite sur des réformes structurées. Elles sont passées par différentes périodes, qui ont été extrêmement difficiles, compliquées et pénibles. C’est la raison pour laquelle Maurice dispose aujourd’hui d’une économie résiliente. Ce n’est pas une économie qui est “overdependent” dans le secteur des services financiers, contrairement aux paradis fiscaux.

Maurice est souvent accusée d’être un paradis fiscal…

Je m’empresse de préciser que Maurice n’est pas un paradis fiscal. Maurice a une gestion économique stable parce que nous avons tous les éléments clés nécessaires à la bonne gouvernance, à savoir la stabilité politique et une Constitution qui a fait ses preuves. Nous avons également un judiciaire indépendant avec le Judicial Committee of the Privy Council en tant qu’“ultimate Court of appeal”. Nous avons également une commission électorale indépendante. Ce qui est un facteur clé dans la gouvernance et la stabilité dans un pays démocratique. Nous avons donc une économie réelle, diversifiée, résiliente dans un contexte politique stable, et loin d’être un paradis.

Pourtant les Mauritius Leaks déplorent l’absence de transparence dans le secteur du “global business” à Maurice…

Les accusations portées contre nous concernant l’absence de transparence sont totalement infondées et injustes. La République de Maurice a engagé une série de réformes afin de s’assurer que le pays dispose d’un écosystème approprié pour attirer les compagnies internationales. Nous avons constamment et de manière systématique mis en œuvre des initiatives en vue de rehausser notre encadrement légal et réglementaire concernant la fiscalité internationale et pour combattre tout flux illicite.

Ainsi en juin 2015, Maurice a adhéré au OECD’s Multilateral Convention on Mutual administrative Assistance in Tax Matters. Ce qui nous permet de disposer d’un mécanisme pour les échanges d’informations avec 127 juridictions. Nous faisons partie depuis 2018 des Early Adopters Group en ce qui concerne la mise en œuvre du “Common Reporting Standard” (CRS) concernant les échanges automatiques d’informations d’ordre financier et fiscal au niveau international. Le CRS a été développé par l’OCDE en 2014. Maurice est signataire de l’accord intergouvernemental avec les États-Unis pour la mise en œuvre de la Foreign Accounts Tax Compliance Act depuis 2017. Nous sommes un membre fondateur d’ESSAMLG qui mène une lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme ainsi que d’autres formes de délits financiers. Nous avons signé le “Multilateral convention to implement tax treaty related measures to prevent base erosion and profit shifting”. Le MLI de l’OCDE vise à empêcher que les investisseurs n’utilisent les traités fiscaux pour l’évasion fiscale.

Nous sommes donc perçus comme une juridiction propre et transparente. Nous avons adopté toutes les normes internationales. Il est extrêmement important de souligner que les traités fiscaux dont les conventions de non double imposition incorporent désormais un minimum de normes recommandées par l’OCDE. Maurice s’est également joint à ceux qui mettent en œuvre les recommandations du BEPS.

Il est intéressant de noter qu’en novembre de l’année dernière, Maurice a été l’objet d’un “Peer Review Assessment” du Forum on Harmful Tax Practices de l’OCDE. Par la suite, des changements ont été apportés par le gouvernement aux législations appropriées. Le rapport de l’OCDE est arrivé à la conclusion que Maurice n’a pas de “harmful tax regimes” après avoir étudié une dizaine de régimes fiscaux dont les “global business companies”, les banques, les assurances captives, les systèmes d’exemption partielle, les nouveaux régimes fiscaux pour les banques, le port franc, l’administration des quartiers généraux des compagnies internationales, les “global treasury activities”, les investissements bancaires et le shipping. Maurice coopère pleinement avec l’OCDE pour ce qu’il s’agit des échanges d’information. Le pays est une économie propre et “fully compliant” au vu des 40 recommandations de la Financial Action Task Force.

Comment réagissez-vous aux accusations de l’ICIJ selon lesquelles les activités du “global business” se font au détriment des pays africains pauvres ?

Maurice n’a pas de leçon à recevoir concernant ses relations avec l’Afrique. Nous avons accédé à l’indépendance en mars 1968 et déjà en août 1968, nous sommes devenus membres de l’Organisation de l’unité africaine. Nous sommes parmi les premiers à signer la création du Preferential Trade Area du Comesa en 1981. En 1995, nous sommes déjà membres de la SADC. On signe le SADC Trade Protocole en 2000. On a été très partie prenante dans la tripartite FTA (Comesa, SADC et ESA) en 2017. On a également signé le “Continental Free Trade Area” en mars 2018.

Quid des relations commerciales ?

Durant ces 20 dernières années, notre commerce avec l’Afrique a connu une expansion extraordinaire. En 1999, nos exportations étaient estimées à Rs 3,3 milliards. Aujourd’hui, elles sont estimées à Rs 18,2 milliards. On est passé de 9 % à 27% de nos exportations totales. Nos importations sont passées de Rs 7,8 milliards en 1999 à Rs 26,1 milliards en 2018, soit 14% de nos importations totales. Nous avons une relation réelle avec l’Afrique et cela est extrêmement important.

Selon les chiffres publiés en juin 2018, 36,4 milliards de dollars d’actions d’investissements en Afrique sont passés par Maurice dont 40% ont été effectués dans des pays avec lesquels Maurice n’a conclu aucun traité de non double imposition ou avec lesquels les traités conclus ne sont pas encore entrés en vigueur. Cela s’explique par le fait que nous avons une plateforme qui est extrêmement performante pour faire le développement en Afrique. En ce qui concerne le “Ease of Doing Business”, nous sommes les premiers en Afrique et 20e dans le monde.

Nous sommes une juridiction qui est transparente et très bien réglementée. La Banque de Maurice et la FSC sont régies par une législation adoptée en 2001. Nous avons aussi un cadre juridique hybride qui donne beaucoup de flexibilité aux entreprises qui opèrent dans la juridiction mauricienne. En plus, nous avons les compétences qui sont très qualifiées et concurrentielles par rapport aux pays développés. Ce qui explique que dans le cadre des activités transfrontalières, Maurice est très sollicitée. La République joue le rôle de catalyseur qui réunit toutes les conditions économiques et géopolitiques nécessaires à la réalisation et à la viabilité commerciale des projets.

Un certain nombre d’organismes gouvernementaux et para-étatiques mauriciens jouent également un rôle clé en aidant les investisseurs dans leurs projets d’investissement à destination de l’Afrique et améliorent le climat des affaires en Afrique. Ces initiatives, qui comprennent le partage des connaissances et de l’expertise et le développement de zones économiques spéciales par Maurice, en partenariat avec des pays africains tels que le Sénégal, Madagascar, le Ghana et la Côte d’Ivoire, illustrent les efforts constants de Maurice pour devenir un partenaire de développement en Afrique.

Les pays africains sont-ils défavorisés par les traités de non double imposition et les IPPA ?

Maurice a signé le MLI de l’OCDE qui permet de répondre aux préoccupations des Africains concernant les traités fiscaux. Maurice opère strictement dans les normes internationales. Nous participons dans toutes les instances multilatérales permettant les discussions entre les pays signataires en se basant sur les normes multilatérales afin de s’assurer que les traités fiscaux y compris les traités de non double imposition sont justes. Nous nous engageons également dans les discussions bilatérales avec des pays concernés.

Par ailleurs, les pays souverains signent des traités de non double imposition afin d’éviter de taxer les opérateurs économiques doublement et d’encourager l’investissement dans leurs pays. Par exemple, Maurice avait signé le traité de non double imposition avec l’Inde en 1983. Ce n’est qu’en 1991, avec l’ouverture économique de l’Inde que ce traité a attiré beaucoup d’investissements en Inde à travers Maurice. Le traité de non double imposition entre Maurice et l’Inde était devenu si important que lorsqu’il avait été remis en cause à un moment où il n’y avait pas encore de précision dans la juridiction indienne, cela avait eu un impact considérable sur le marché boursier en Inde. Le ministre indien des Finances d’alors avait dû intervenir pour dire que ce traité ne sera pas revu. Le DTA est normalement un win-win instrument.

Ne pensez-vous pas que la taxe de 3% sur les “global business” est trop basse ?

C’est ce qu’on appelle un “partial exemption system” reconnu par l’OCDE. Notre taxe est de 3% à condition qu’il y ait de la substance qui est bien définie dans nos lois. On n’est pas une juridiction qui pratique les “Harmful Taxe Practices”. Maurice ne doit pas avoir mauvaise conscience. Elle joue un rôle positif pour l’Afrique tout en respectant les normes internationales. Il faut souligner que les opérateurs étrangers ne choisissent pas Maurice que pour la fiscalité. Notre île est une plateforme d’investissements pour l’Afrique. Il y a un travail à faire pour démontrer que Maurice apporte une valeur ajoutée au développement de l’Afrique.

Qui doit faire ce travail ?

Il doit y avoir une diplomatie beaucoup plus présente en Afrique. Des échanges beaucoup plus fréquents et des forums d’échanges comme on l’a fait dans le passé dans le cadre des relations entre les ACP et l’Union européenne, et dans le cadre des négociations de l’OMC. Aujourd’hui, Maurice a besoin d’avoir des relations beaucoup plus structurées et régulières avec l’Afrique, que ce soit au niveau de la politique, de l’économie et de la diplomatie.

Le Sénégal a demandé de renégocier le traité de non double imposition avec Maurice. Qu’en pensez-vous ?

Il est normal que certains veulent revoir le DTA. Maurice a tout le temps été très objectif dans les discussions.  Aujourd’hui, le pays offre un produit plus intégré en ce qui concerne l’investissement. Ce n’est pas une question de fiscalité. Les investisseurs ne viennent pas à Maurice que pour cela.

Peut-on envisager la possibilité de faire de Maurice un centre de service avec des “headquarters” des compagnies multinationales ?

C’est ce que Maurice veut faire. Nous voulons que l’île devienne un centre qui donnerait un service intégré, pas en ce qui concerne les instruments financiers. On peut faire énormément de choses dans le domaine des infrastructures. On peut également faire du “project management”, du “project design” où les ingénieurs pourront jouer un rôle très important. On peut offrir un service intégré et complet en termes d’administration, de substance, d’instruments financiers. Notre modèle de centre financier va évoluer avec les “management companies” qui vont connaître un “reingineering” complet. Cela se fait déjà avec des partenaires internationaux qui viennent à Maurice. Le pays est bien positionné pour devenir ce centre.

Cependant, il faut savoir que le “global business” est beaucoup plus complexe dans certains secteurs d’activité, comme celui du secteur manufacturier. Il y a toute une pédagogie à faire au niveau local. Il faut avoir des échanges plus réguliers avec nos partenaires sur ce que nous sommes en train de faire pour démontrer que Maurice, au niveau de l’océan indien, peut jouer un rôle vital en ce qui concerne les investissements transfrontaliers du monde vers l’Afrique. L’Afrique est désormais pour nous un partenaire privilégié. Dans le cadre de la lutte pour la décolonisation du pays et le départ des Britanniques des Chagos, le soutien accordé à Maurice par l’ensemble des pays africains aux Nations unies est significatif.

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