RENCONTRE – PENNY SIOPIS : Artiste sud-africaine en résistance

Depuis jeudi, la galerie de l’Institute for Contemporary Art Indian Ocean (ICAIO) accueille une exposition de l’artiste sud-africaine Penny Siopis. Enseignante à l’université de Cape Town, Penny Siopis est considérée comme une des artistes majeures de l’Afrique du Sud dont la démarche et les travaux sont une référence et une source d’inspiration pour les artistes de son pays natal et sur tout le continent. Peintures, collages, vidéos, cinéma, écriture, installations de pièces de divers grades, dimensions et matériaux, Penny Siopis utilise toutes sortes de matériaux pour s’exprimer. L’exposition qu’elle présente à Maurice s’intitule « Incarnations » et la majorité des oeuvres qui la compose fait partie de la collection personnelle de Salim Currimjee.
Penny Siopis est née en Afrique du Sud d’un père grec et d’une mère sud-africaine. Elle est élevée dans une famille d’artistes qui pratique une forme de résistance passive au système d’apartheid. Encouragée à développer son sens de la créativité, elle entreprend des études d’art et obtient, à la fin des années 1970, une bourse du British Council pour poursuivre ses études en Grande-Bretagne. « Ce séjour hors de l’Afrique du Sud a été très important pour moi. Dans mon pays natal, la norme était une copie de ce que l’on appelait l’art occidental classique colonial, surtout enseigné par des hommes. En Grande-Bretagne, j’ai découvert ce que le terme art pouvait avoir de richesses, de complexité et de possibilités d’expression et de modernité. A mon retour, je me suis installée à Durban où mes parents avaient déménagé et où j’ai commencé à enseigner. » Après Durban elle ira enseigner à l’université de Johannesburg alors que le combat contre l’apartheid s’intensifie sur le plan politique. Avec les artistes de sa génération, elle fait sortir l’art des amphithéâtres des universités pour descendre dans la rue et utiliser la réalité en rejetant les modèles de l’art colonial. « C’était une période difficile, mais enrichissante à tous les points de vue. Nous avons animé un mouvement de résistance à l’apartheid du point de vue culturel, en questionnant et en remettant en question l’éducation artistique jusqu’alors enseignée. A leur manière, les artistes sud-africains ont contribué à la lutte pour la libération nationale de l’Afrique du Sud dans des conditions très difficiles. Nous devions faire face au boycott économique par la communauté internationale, qui a également privé les artistes sud-africains de livres, de matériaux et d’informations sur ce qui se faisait ailleurs. Dans le même temps, les travaux des artistes sud-africains étaient confinés aux limites du pays et devaient faire face à des tentatives de contrôle et de censure de l’Etat. » La fin de l’apartheid a été une libération pour les artistes sud-africains qui ont enfin accès à tout ce qui se passait ailleurs dans le monde sur le plan artistique. Les artistes sortent de leur ghetto pour aller à la découverte du monde et des techniques et styles qui s’étaient développés entre-temps. Le nombre de galeries où des lieux où on peut exposer les travaux artistiques se multiplient. Les artistes longtemps muselés, bien qu’ayant toujours trouvé le moyen de s’exprimer, à travers des allégories notamment, pouvaient enfin s’exprimer librement. Ils commencent également à voyager et à exposer leurs oeuvres à l’étranger. Ce contact avec l’étranger va donner une nouvelle vigueur à l’art sud-africain fraîchement libéré et susciter de multiples débats. « De ces riches débats vont naître des écoles, des styles qui vont animer l’art sud-africain. Un art qui, en raison du passé récent du pays, est très marqué par son histoire politique, par les relations raciales aussi bien du point de vue des noirs que des blancs, ainsi que les relations entre l’Afrique du Sud et le continent africain. L’art permet d’explorer ces questions et d’autres encore, parfois très douloureuses, qui font encore partie du débat national. »
Au cours de la première moitié des années 1980, Penny Siopis développe ce que l’on appellera ses « cake paintings » inspirées de son enfance passée dans la boulangerie familiale où sa mère cuisait et surtout décorait des gâteaux. Par la suite, inspirée par la fin de l’apartheid et la marche vers une société démocratique de l’Afrique du Sud, l’artiste va développer un autre thème : les « banquest and history paintings ». Les oeuvres de cette série traitent du colonialisme et de ses excès et surtout du racisme institutionnalisé pendant la période de l’apartheid. Ces thèmes qui sont récurrents dans l’art sud-africain seront également traités dans d’autres travaux de Penny Siopis qui va utiliser les techniques du collage, des assemblages ainsi que la vidéo et la photographie pour s’exprimer. A partir des années 2000, Penny Siopis va proposer un autre thème de travail, celui de « Pinky Pinky » qui s’inspire d’une légende urbaine ni homme, ni femme, ni noir, ni blanc, mais plutôt une multitude de formes. Comment décririez-vous votre travail artistique si diversifié ? « Je dirais d’abord que les médium utilisés : la peinture, le collage, les installations, l’écriture, la photographie, etc., est aussi important que l’idée que je veux exprimer. Je fais de grandes installations et des petites peintures dépendant du thème, de l’inspiration, de l’idée à exprimer. Certains matériaux utilisés me donnent la possibilité de travailler sur de grands espaces, d’autres me poussent à faire du minimalisme. Mais dans les deux cas, dans le cas de tous mes travaux, en fait, j’utilise de l’encre et de la colle qui dans le processus du séchage apportent une dimension particulière à l’oeuvre et l’enrichit, en un sens lui donnent une autre vie autonome. » L’artiste est maintenant reconnue dans le monde et ses toiles sont exposées dans les plus grands musées ; comment vit-elle cette reconnaissance internationale ? « Le fait d’être maintenant que mes oeuvres sont exposées et reconnues à travers le monde m’apporte un sentiment de satisfaction pour de multiples raisons. C’est la reconnaissance de toutes ces années de recherches, d’exploration et d’expérimentation. C’est la reconnaissance du travail d’une artiste sud-africaine que le monde commence tout juste à découvrir après des années de boycott, de non-existence. C’est aussi la reconnaissance de l’existence de l’art sud-africain, avec ses richesses et ses contradictions, dont je fais partie. » Avez-vous la même reconnaissance artistique en Afrique du Sud qu’ailleurs dans le monde ? « Oui. En Afrique du Sud, je suis reconnue comme ayant fait partie, au cours des années de l’apartheid, du mouvement de résistance artistique. Ce mouvement a permis aux artistes qui sont arrivés après de travailler dans de meilleures conditions. Nous avons montré qu’on pouvait faire autre chose que reproduire à l’infini les canons de l’art colonial, qu’il fallait puiser en nous, dans notre histoire, dans nos histoires, dans nos traditions et coutumes, dans notre quotidien, dans nos combats – pas forcément politiques – pour créer des expressions artistiques allant de pair avec la nouvelle Afrique du Sud se battant pour se libérer et pour construire un nouveau pays et une nouvelle société plus égalitaire. Je suis fière d’avoir participé à ce mouvement, à cette résistance artistique. »
On l’aura remarqué : l’histoire de l’Afrique du Sud, son combat pour la libération sont toujours présents dans le discours de Penny Siopis. Malgré la libération de l’Afrique du Sud de l’apartheid depuis 1984 est-elle toujours en résistance artistique ? « Oui, d’une certaine manière, ou plutôt d’une manière certaine, je suis toujours en résistance contre l’abus de pouvoir, sous toutes ses formes. Non seulement en Afrique du Sud, mais, de manière générale, dans le monde globalisé dans lequel nous vivons. Contre la violence qui est un des grands problèmes de notre monde et que l’on présente souvent comme étant nécessaire, faisant partie du changement. Oui, dans une certaine mesure la violence, la prise des armes sont nécessaires, mais dans quelles limites ? Je suis aussi en résistance contre la violence faite aux femmes, aux enfants dans le cadre du combat contre la pauvreté pour atteindre l’égalité. En Afrique du Sud, tout cela découle non seulement de l’apartheid, mais aussi des mauvaises décisions politiques et économiques qui ont été prises après. » Peut-on dire que l’Afrique du Sud a été totalement libérée ? « Nous le sommes partiellement. Nous sommes encore engagés dans le processus de la libération, c’est un bon processus. Beaucoup de Sud-Africains sentent encore en eux beaucoup de colère, de traumatismes et de douleurs, pas seulement à cause de l’apartheid. La jeune génération, celle née après, est en colère du fait que le changement pour lequel leurs parents se sont battus et qu’on leur avait promis tarde à arriver et donc n’en profitent pas. Les jeunes sont en colère du fait  qu’une autre forme d’apartheid s’est mise en place privilégiant un groupe – pas d’une seule couleur ! – au détriment des autres. » Malgré ce changement qui prend du temps pour se mettre en place et satisfaire tout le monde, vous êtes confiante dans l’avenir de votre pays : « Oh oui ! Nous avons des gens extraordinaires en Afrique du Sud qui se sont battus pour obtenir la libération et qui savent qu’il faut que le combat pour la vraie égalité – qui passe par l’économie – doive continuer. Il existe des inquiétudes sur la manière dont le gouvernement et les institutions traitent des questions de démocratie et de liberté d’expression. Mais les Sud-Africains sont conscients que la situation est très complexe, comme notre pays et ses habitants et qu’il faudra du temps encore pour mettre les choses en place et qu’il faudra continuer à se battre, de manière différente, pour faire avancer les choses. Il faut continuer à se battre pour construire la nouvelle Afrique du Sud où, malgré sa complexité et ses contradictions, ce travail avance. Chacun a un rôle à jouer dans cette construction et j’y participe avec mon travail artistique. »
L’exposition « Incarnations » qui permet de découvrir quelques aspects du travail de Penny Siope restera ouverte à la galerie de l’ICAIO, rue sir Seewoosagur Ramgoolam, à Port-Louis jusqu’au 17 août.

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