Anouchka Sooriamoorthy : « L’introduction de la philosophie dans le système éducatif est un choix politique fort »

Anouchka Sooriamoorthy a animé récemment un atelier de travail à l’IFM dans le but de former des médiatrices culturelles qui, à leur tour, animeront des séances de philosophie à l’intention des enfants de 6 à 12 ans. Dans un entretien accordé à LeMauricien, elle explique comment les enfants s’interrogent et questionnent naturellement le monde. Elle se dit en faveur de l’introduction de la philosophie dans le système éducatif mauricien. « Introduire la philosophie dans le système éducatif est un choix politique fort : celui de former des citoyens à l’esprit critique vif, et non pas uniquement des consommateurs obéissants. Cependant, cela implique le recrutement et la formation de personnels qualifiés. »

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Anouchka Sooriamoorthy est docteure ès lettres de l’université Paris Sorbonne et praticienne de philosophie. Après avoir travaillé à Paris dans les milieux du journalisme (Le Monde) et de l’édition (Gallimard), elle a enseigné la philosophie pendant 15 ans à Dubaï. À Maurice, où elle réside, elle est la fondatrice d’In The Chaos World, cabinet qui développe la pensée philosophique et la démarche critique au sein des entreprises. Aussi active à travers ses publications et articles, son sujet de prédilection est celui de l’analyse des identités rhizomes dans le contexte de la mondialisation.

Quelles sont les grandes lignes de cette formation dispensée aux médiatrices ?

L’IFM proposait déjà à ses membres des ateliers de philosophie pour les enfants. L’Institut a fait appel à moi pour partager mon expérience d’enseignante de philosophie avec les médiatrices culturelles. Le but est de leur proposer un cadre méthodologique ainsi que des outils pédagogiques dont elles peuvent se saisir lors des ateliers.

À partir de quel âge les enfants sont-ils conscients des questions philosophiques ?

Je ne saurais vous dire précisément à quel âge les premiers questionnements surgissent chez les enfants. Je crois que la neuropsychologie continue de faire des découvertes passionnantes sur le fonctionnement du cerveau chez les tout-petits. Cependant, il me semble que l’exercice philosophique est possible à partir du moment où il y a un langage relativement maîtrisé, permettant à l’individu d’exprimer sa pensée, d’émettre des différences et d’apporter des nuances. Je dirai qu’à partir de l’âge de cinq ans, ce qui correspond à l’entrée à l’école primaire, ce type d’exercice est possible.

Le moment de la sociabilisation scolaire est intéressant car il fait surgir un univers nouveau pour l’enfant : la sortie de l’environnement familial, la rencontre avec des figures d’autorité différentes, l’acceptation des différences.

Vous évoquez l’âge de cinq ans. Pourquoi pas un plus jeune âge ?

Je n’affirme pas que la pensée philosophique est inexistante avant cet âge, mais la pratique philosophique requiert un minimum de maîtrise linguistique que les tout-petits ne possèdent pas.

La philosophie est un sujet très vaste. Comment l’enseigner aux enfants ?

Comme pour toute interaction humaine, il faut partir de celle ou de celui qui est en face de soi, identifier son interlocuteur pour définir non seulement les sujets qui pourraient l’intéresser, mais surtout la façon d’approcher lesdits sujets. Cela s’applique à toutes les configurations d’enseignement.

Les enfants détiennent une curiosité vive qui trop souvent s’atténue avec l’âge. Ils s’interrogent et questionnent naturellement le monde. Il s’agit pour le formateur de repérer certains sujets et de mettre en application une méthode qui permette la bonne vulgarisation philosophique.

Quelles sont les notions que les enfants doivent retenir à la fin de ce parcours ?

Il n’y a pas tant des obligations que des invitations. Le fait que ce soit un lieu autre que celui de la salle de classe enlève justement la dimension impérative. Il y a cependant une volonté de véritablement faire de la philosophie, ce qui sous-entend une approche des concepts. La thématique de cette série d’ateliers est celle de l’imaginaire. Seront, par exemple, abordées les notions de fiction et de folie, de mensonge et de vérité, la distinction entre le vrai et le vraisemblable.

Il s‘agit d’une formation structurante pour l’enfant. Donc, on n’est pas dans le simple questionnement et l’analyse, et les séances sont organisées autour d’un philosophe…

L’ambition est que les participants cheminent pendant l’atelier et repartent nourris, en ayant un peu modifié leur vision du monde : ils ont découvert d’autres façons de penser et ont interrogé ce qui leur semblait évident. Les séances sont organisées autour de thématiques, et à chaque séance, des philosophes sont abordés, en prenant en considération l’âge du public.

Les enfants sont-ils déjà philosophes ?

Je disais tout à l’heure qu’ils détiennent naturellement le goût pour le questionnement. Cependant, cette qualité doit être poussée, stimulée et entretenue pour véritablement faire de la philosophie.

Le rythme de nos vies aujourd’hui, avec un monde d’adultes qui sont constamment pressés et qui n’ont jamais le temps, et la facilité avec laquelle on tend des écrans aux enfants sont autant d’obstacles au développement de cette curiosité philosophique. Il est si aisé de venir faire taire le petit philosophe qui ne demande qu’à s’exprimer !

On a parlé de l’âge du public plus haut.  La philosophie provoque-t-elle le même intérêt à tous les âges ?

Le propre de l’être humain est d’être doté de la faculté de la conscience qui l’amène non seulement à agir pour sa survie, mais aussi à questionner le pourquoi des choses. Nous nous interrogeons donc à toutes les étapes de nos vies, même si souvent à l’âge adulte, pris dans les nombreuses obligations, nous accordons moins de temps à cet exercice du questionnement.

J’ai animé des ateliers de philosophie pour les enfants, j’ai été enseignante de philosophie pour des adolescents en classe de terminale pendant 15 ans. Et depuis trois ans j’anime des conférences et des ateliers de philosophie en entreprise : partout j’ai rencontré le même engouement et la même nécessité d’un questionnement approfondi. Ce sont les approches et la méthodologie qui diffèrent.

Pourriez-vous nous en dire plus sur ces différentes approches et méthodologies utilisées à différents âges ?

L’approche que je privilégie, et ce peu importe le public, est l’approche dite dialectique, c’est-à-dire celle qui avance par étapes en questionnant, en brisant les évidences et en cherchant les contradictions. En fonction de l’âge et de la connaissance philosophique des participants, il faut apporter des définitions compréhensibles, des explications claires et des exemples variés. Ces derniers détiennent un rôle crucial dans le cheminement philosophique : un extrait de film, une chanson, une représentation d’un tableau permettent de rendre concrète une théorie qui semblait confuse. Le choix d’un vocabulaire et de supports appropriés conditionne la réussite de ce moment d’échange.

La question de l’introduction de la philosophie dans les écoles publiques a fait l’objet d’une étude par l’Unesco. Il y a eu des discussions et puis, rien. En tant que pédagogue/enseignante, êtes-vous en faveur de l’introduction de la philosophie dans les écoles ? Pourquoi ?

Je ne peux qu’être favorable à un tel projet. Introduire la philosophie dans le système éducatif est un choix politique fort : celui de former des citoyens à l’esprit critique vif, et non pas uniquement des consommateurs obéissants. Cependant, cela implique le recrutement et la formation de personnels qualifiés. Il y a aussi une réflexion à mener quant au programme et à la liberté intellectuelle de l’enseignant.

Est-ce que cela impliquerait une révision des programmes ou plus précisément de la méthode d’enseignement/apprentissage qui serait plus en adéquation avec une démarche de questionnement et d’expérimentation des élèves, pour les autres matières également ?

L’introduction de la philosophie dans le système éducatif peut être envisagée de plusieurs façons, et ce sans remettre en question toute l’architecture existante. Il peut s’agir d’une matière indépendante, avec un programme défini, tel que cela se fait dans le curriculum français.

La philosophie peut aussi venir éclairer des disciplines existantes et fonctionner de façon interdisciplinaire : concevoir ainsi un cours sur les liens entre philosophie et sciences, entre philosophie et raisonnement mathématique, entre philosophie et vérité historique, et ainsi de suite. Un bon cours de mathématiques, de littérature, d’histoire, de langue comporte déjà une dimension philosophique, car il ne s’agit pas uniquement de transmettre de façon verticale mais aussi d’amener l’apprenant à s’interroger sur son objet d’études.

Vous travaillez aussi en entreprise. C’est quoi la philosophie en entreprise ?

Dans des vies qui vont vite et qui rencontrent des obligations de productivité, mon but est d’inviter mon audience à faire un pas de côté pour prendre le temps de la réflexion. J’éclaire les problématiques du monde professionnel à l’aide de concepts et de théories philosophiques. Il s’agit d’une philosophie pratique appliquée au quotidien. On oublie souvent que Socrate est en quelque sorte le premier coach de l’histoire : il amenait ses disciples à s’interroger, à briser les apparences pour mieux comprendre le monde et mieux se comprendre soi-même. La pensée philosophique détient toute sa place, tant dans le monde adulte que dans le monde professionnel. Les sujets que j’aborde sont variés, et sont au lien avec les besoins de l’entreprise qui fait appel à moi : l’autorité, l’empathie, le changement, l’ambition, et bien d’autres encore !

À qui est-ce destiné ?

À toutes celles et à tous ceux qui éprouvent une curiosité envers la démarche philosophique, qui pensent que ce quotidien composé d’automatismes et d’impératifs n’est pas pleinement satisfaisant, qui ressentent le désir de sortir momentanément de la routine. Si mes interventions s’adressent à tous les publics, c’est surtout ceux que l’on nomme le top et le middle management qui font appel à moi.

Pourquoi « top and middle » seulement ?

Ce sont des individus qui détiennent des responsabilités plus lourdes que les autres membres de l’entreprise. On leur demande non seulement des compétences académiques, mais aussi des qualités humaines, un sens de la communication, une écoute. La pression importante qu’ils subissent est accentuée par la solitude du chef et par le fait que tous les regards sont tournés vers eux. Pour toutes ces raisons, ce sont des postes où il y a un besoin crucial de prendre du recul et de se questionner.

Qu’en est-il de ceux qui sont au plus bas de l’échelle ?

Il y aura des problématiques communes à celles des chefs, et d’autres spécifiques. Comme je le mentionnais en parlant de la philosophie pour les enfants ou pour les adolescents, le plus important est de comprendre son public. Je ne crois pas que les formules génériques, qui se présentent comme étant de solutions clés en main, fonctionnent. Il faut écouter les individus, saisir leurs préoccupations et leurs inquiétudes pour pouvoir y répondre : s’agit-il d’argent, du manque de reconnaissance, d’un sentiment de fatigue ou de perte de sens ?

Réfléchir équivaut à prendre conscience de son état et parfois, cela peut créer de la frustration. En entreprise, pour ceux au bas de l’échelle, ne serait-ce pas en contradiction avec la nécessité de produire ? Donc comment lier la philosophie à la production ?

C’est une idée fausse que de croire que moins les individus réfléchissent, plus ils seraient productifs. Cela fonctionne probablement sur un court terme, mais une telle vision ne peut être pérenne. La crise du Covid l’a d’ailleurs démontré : le monde du travail est massivement en quête de sens. Nier les problématiques qui existent évidemment dans toute entreprise, c’est créer un sentiment d’injustice ou une tentation du défaitisme qui sera contre-productive et extrêmement difficile à inverser. Il vaut mieux affronter avec sincérité et courage les dysfonctionnements.

Qu’est-ce qui vous a amené à la philosophie ? Parlez-nous de votre parcours…

J’ai découvert la philosophie lorsque j’étais élève en classe de terminale, au Lycée Labourdonnais. Je peux comparer cette rencontre à une gifle reçue qui a secoué mes convictions. J’ai compris que d’autres façons de saisir le monde que la mienne étaient possibles, et j’ai trouvé cela fascinant. Depuis, l’envie d’aller au-delà des apparences, de détruire les stéréotypes, de chercher la nuance ne m’a jamais délaissée.

J’ai suivi des études de littérature et de philosophie à la Sorbonne, et ce jusqu’au doctorat. J’ai travaillé à Paris dans le milieu du journalisme, pour le journal Le Monde et dans celui de l’édition, chez Gallimard, avant de décider de m’orienter vers l’enseignement. J’ai enseigné la philosophie au lycée français de Dubaï pendant 15 ans, avant de rentrer m’installer à l’île Maurice en juillet 2023, pour poursuivre mon activité de praticienne de philosophie en entreprise. Dans toutes ces étapes de ma vie professionnelle, le fil conducteur demeure mon attachement à la philosophie.

Quelles sont les lectures que vous auriez proposées pour débutants ?

Je me demande souvent comment font les gens pour affronter les difficultés de la vie sans l’aide des philosophes. Évidemment, la philosophie ne résout pas tout, mais elle est une aide, une compagne, une béquille extrêmement utile dans certains épisodes de la vie.

On ne peut pas vivre en ne pensant qu’au salaire, aux factures et aux préoccupations du quotidien ; nous avons besoin d’élévation, de sens, d’exaltation. La philosophie permet tout cela. Si j’affectionne de nombreux penseurs, j’ai un petit faible pour les courants de l’antiquité qui ont une approche très pratique de la vie. Il faut lire sans retenue Épictète, Marc Aurèle, Sénèque. Aujourd’hui, je les considère presque comme des amis qui trouvent toujours le mot juste !

« L’exercice philosophique est possible à partir du moment où il y a un langage relativement maîtrisé, permettant à l’individu d’exprimer sa pensée, d’émettre des différences et d’apporter des nuances. Je dirai qu’à partir de l’âge de cinq ans, ce qui correspond à l’entrée à l’école primaire, ce type d’exercice est possible »

« Je me demande souvent comment font les gens pour affronter les difficultés de la vie sans l’aide des philosophes. Évidemment, la philosophie ne résout pas tout, mais elle est une aide, une compagne, une béquille extrêmement utile dans certains épisodes de la vie. On ne peut pas vivre en ne pensant qu’au salaire, aux factures et aux préoccupations du quotidien; nous avons besoin d’élévation, de sens, d’exaltation »

« La pensée philosophique détient toute sa place, tant dans le monde adulte que dans le monde professionnel. Les sujets que j’aborde sont variés, et sont au lien avec les besoins de l’entreprise qui fait appel à moi : l’autorité, l’empathie, le changement, l’ambition, et bien d’autres encore »

Munavvar Namdarkhan

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