Arrêtons de jouer des coudes…

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STEFAN GUA

Membre de Rezistans ek Alternativ

Ils ont pour noms Nilesh Mootia, Abhay Boojedhun, Lavlesh Jugdhur, Keshav Dhomun, Koovalesh Seedoyal et Avinen Soobrayen. Ils faisaient leur entrée dans le monde d’adulte où à cet âge on porte les rêves et aspirations d’une vie. À cet âge, et à tout autre d’ailleurs, on ne meurt pas calciné ou électrocuté en portant une structure qui touche les câbles de haute tension…

Nilesh, Abhay, Lavlesh, Keshav, Koovalesh et Avinen sont nos enfants, nos frères, nos cousins, nos voisins, nos amis, nos élèves, nos coreligionnaires. Ils sont les victimes d’une société qui n’a pas su faire quelque chose d’élémentaire ; établir les directives et cadre légal d’une manifestation, qui d’en d’autres circonstances se fait pour le maintien de l’ordre, la paix et la sécurité de tous. Pour ce qui est du gouvernement en fonction et le Premier ministre, qui de surcroît préside le Task Force Committee, la ki to’nn fote. À la lumière de l’incident du jeudi 16 février 2023 de Mare-Longue, qui coûta la vie à Rohan Doorja et Parmessur Dookiah, le gouvernement de Pravind Jugnauth n’avait pas le droit à la tergiversation. Venir dire que les directives pour la construction des kanwars n’ont pas force de loi et que chacun fait selon son Dharma, équivaut à dire ‘rejeter les directives si le cœur vous en dit’ et cela est complètement irresponsable, sinon potentiellement criminel. Les questions que suscite la mort de ces jeunes citoyens sont multiples et, espérons-le, permettront qu’un tel drame ne se répète plus.

Élévation spirituelle

Mais la question qui devrait nous pousser à la réflexion est comment en sommes-nous arrivés là ? Là, ériger une structure pour un pèlerinage religieux plus haute que des câbles de haute tension que nous pensons soulever en toute quiétude avec une tige… Il y a des choses qui sont de l’ordre de la raison que nous ne défions pas de par leur évidence, toucher des câbles de haute tension devrait normalement en faire partie. Sommes-nous devenus une société dépourvue de rationalité à ce point ? Au vu des évènements du 3 mars 2024 à Arsenal, on dirait que oui. À ceux et celles qui disent encore que la responsabilité en revient au CEB, ou encore qu’ils/elles n’ont pas de leçon à recevoir quant à la démonstration de leur foi, n’est-ce pas là un manque de respect à nos jeunes enfants qui ont laissé leur vie dans ce drame, ainsi qu’aux autres blessés et à leurs familles?

Dans tout État de droit, il existe des paramètres que nous ne pouvons pas soulever ou manipuler à notre guise, même au nom de la religion. Et c’est bien là le problème. La religion est hautement instrumentalisée et devient dans notre société mauricienne l’enjeu de passe-droit, de manipulation et de démonstration. À Maurice, au nom de la religion, tout est permis et on joue des coudes au point où cela conduit à la mort tragique de nos jeunes. D’autant que je m’en souvienne, le Maha Shivaratree a toujours été source de piété ne visant qu’à l’élévation spirituelle des pèlerins, et pour le profane que je suis, source d’admiration devant le courage et l’abnégation des marcheurs/ses. Quand et comment est-ce que cela a changé ? Car il serait hypocrite aujourd’hui de ne pas reconnaître la frustration que suscitent certain.es pèlerin.es sur nos routes devant l’étalage des structures et de musique surdimensionnée qui les accompagne. Qu’on ne nous dise pas que c’est la fougue de la jeunesse qui en est responsable. Ces dernier.es ne tombent pas du ciel, ils/elles sont le produit de la société et des générations qui les précèdent. De quoi se sont ainsi abreuvés nos jeunes pour se lancer dans une si périlleuse aventure ? Il incombe sérieusement aux responsables religieux d’expliquer aux pèlerins et profanes la pertinence de tant d’exubérance.

Certain.es parlent de l’expression créative de la jeunesse… Si cette expression, aussi artistique qu’elle soit, ne relève pas des paramètres de l’ordre de la religion, ne devient-elle pas une démonstration folklorique ? Dans pareil cas, les dispositions doivent être prises en conséquence, comme cela a déjà été le cas dans le passé, par exemple au Champ de Mars pour la fête de l’indépendance. Mais en attendant, on devrait s’interroger sur l’usurpation des légitimes porte-parole des religions au profit des ouailles socioculturelles sur la chose religieuse. Car ce sont elles qui semblent dicter aujourd’hui l’art et la manière de mener à bien les manifestations religieuses de portée nationale. Il est triste de constater que la confiscation de cette parole par ces personnages, pour beaucoup des affairistes, contamine à tous les niveaux, des médias aux politiques. C’est bien cela qui nous a menés au drame du 3 mars et c’est une grave dérive de notre société aujourd’hui que d’être l’otage de ces douteuses personnes. Ces personnages, pour la plupart tendancieux et sectaires, opèrent beaucoup en coulisse et sont occupés à marchander une position en échange d’une base électorale communalo-religieuse. Ils occupent une place au sein de notre société qui n’est pas la leur et se voient dérouler le tapis rouge par nos politiques qui voient en eux les socles du clientélisme politique. Aussi pour asseoir leur légitimité ils ne font que de la surenchère sans en rendre compte à personne, même si c’est au péril des vies, autres que les leurs.

Utopie…

De cette surenchère, des politiques en abusent puisque la norme dans notre république aujourd’hui, et cela depuis un certain temps, c’est le noubanisme. En son nom nous oblitérons les luttes passées de nos grands-parents, ne serait-ce que pour l’indépendance et la construction d’une nation garante de l’intérêt et du bien-être de tous ses compatriotes. En son nom, nous nous attelons à une compétition malsaine avec l’autre de confession ou d’origine différente, comme si cela devrait nous mener à quelque contrée idyllique libérée de toute injustice économique, sociale ou écologique ? C’est malheureusement de cette utopie que l’on abreuve la jeune génération, qui pour certain.es quand ils/elles ne se décident pas de changer de pays, se laissent happer par ces dangereux pyromanes déguisés tantôt en avocat, tantôt en banquier et autres. Pendant ce temps les politiques vaquent en toute impunité à la braderie des terres de l’État, à la dilapidation des biens publics, au démantèlement des acquis sociaux, au dépouillement de notre démocratie, à la mise en danger de nos écosystèmes et de notre biodiversité… en complicité avec le grand capital. Pendant ce temps, nos enfants se laissent guider aveuglément jusqu’à la perdition.

Il est plus que temps à Maurice que nous nous ressaisissions et nous nous débarrassions de ces clivages aux issues fatales. Les départs tragiques de Nilesh Mootia, Abhay Boojedhun, Lavlesh Jugdhur, Keshav Dhomun, Koovalesh Seedoyal et Avinen Soobrayen ne doivent pas nous laisser indifférents. Ils doivent nous faire réfléchir à la pente dangereuse que prend notre société et cela nous met aujourd’hui devant un choix, auquel n’échappe aucun de nous. Persister dans cette vaine compétition de démonstration de force alimentée par des personnages au sombre dessein ou aller vers cette autre Maurice qui existe et qui a su se montrer solidaire et unie lors des inondations du 15 janvier ou encore sur le front de mer de Mahébourg en août 2020 pour sauver le lagon des huiles du Wakashio. Cette île Maurice qui a su pendant longtemps célébrer sa multiculturalité dans le respect de l’autre et dans l’invitation de la découverte de richesse que porte notre population, sans jouer des coudes.

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