État macoutiste ?

Serions-nous en passe de devenir un pays de « tontons macoutes » ?

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Certes, cette expression est intrinsèquement attachée à Haïti. Mais au-delà d’un créole qui est très proche du nôtre, cette île des Caraïbes fait s’interroger sur la possibilité que pointe ces jours-ci chez nous le visage hideux et choquant d’une certaine forme de violence étatique.

À l’origine, le nom de Tonton Macoute est dérivé du personnage folklorique du vieux paysan haïtien, portant en bandoulière un grand sac appelé « macoute ». Aussi connu comme « bonhomme-bâton », il servait à effrayer les enfants. Par la suite, ce terme servira à désigner les hommes faisant partie de la milice chargée d’assurer la protection rapprochée des présidents Duvalier : François Duvalier, aussi connu comme Papa Doc, qui exerce le pouvoir de 1957 à 1971, avant de passer les rênes du pays à son fils Jean-Claude Duvalier, aussi connu comme Baby Doc. Une milice de sinistre réputation, dont les membres avaient le droit d’exercer une violence débridée contre les opposants politiques et les populations civiles sans risque d’être punis.

Au-delà de la dictature duvaliériste, qui prend fin en 1986, l’expression « macoutisme » servira à désigner les régimes politiques s’appuyant sur la corruption, utilisant la violence contre les opposants et les civils, pratiquant une sorte de terrorisme institutionnel.

Certes, nous n’avons rien d’aussi extrême, organisé et affiché à Maurice. Mais ce qui se déploie ces jours-ci à travers « l’affaire Kistnen » pose la question d’un fonctionnement qui, pour insidieux et « silencieux » qu’il soit, n’en suscite pas moins la crainte de relents de macoutisme…

L’affaire Kistnen commence presque comme un « non-event ». Un fait divers qui ferait juste s’apitoyer sur le chagrin d’une famille. Quand, le 19 octobre dernier, le corps de Soopramanien Kistnen est retrouvé partiellement calciné dans un champ de cannes à Telfair, Moka, la police en arrive très vite, malgré certaines circonstances troublantes, à conclure à… un suicide. Les choses en restent là pendant quelques semaines. Mais peu à peu, des interrogations surgissent. Le mort n’est pas tout à fait un quidam. Connu comme un agent du MSM au n°8, circonscription du Premier ministre Pravind Jugnauth, il était très proche du ministre du Commerce, Yogida Sawmynaden. Et s’était retrouvé pris dans le récent scandale d’achat par le gouvernement de tests Covid-19 à des prix exorbitants auprès de fournisseurs inédits, genre quincaillerie… S’il avait été appelé à fournir une offre, Kistnen n’avait pas remporté le contrat. À des proches, il aurait dit son sentiment d’avoir été utilisé pour « faire le nombre » et n’ayant pas reçu les contrats qu’il dit lui avoir été promis, l’homme aurait menacé de révéler des faits compromettants à moins d’être payé. Et Kistnen, manifestement, savait pas mal de choses, lui qui avait été associé, entre autres ,au projet controversé d’hôtel à Pomponette. Il semble ainsi que le jour de sa mort, il avait rendez-vous avec un homme qui était censé lui remettre une partie des Rs 5 millions qu’il aurait réclamées.

Mais c’est son corps sans vie et partiellement calciné qui sera finalement retrouvé dans un champ de cannes.

Ce sont de bien étranges « manquements » au niveau de l’enquête policière qui sont apparus au cours de ces dernières semaines, à la faveur de révélations de presse, et d’une enquête judiciaire demandée et finalement obtenue du Directeur des poursuites publiques par sa veuve et ses avocats, menés par Me Rama Valayden. Indices non relevés, témoins non interrogés, mystérieuse voiture rouge non retracée, images de caméras effacées…

Il y a quelques semaines, un jeune homme placé en quarantaine dans un hôtel, testé négatif à la Covid-19, était sorti sur la plage pour aller à la rencontre de sa mère et de sa sœur. Trahi par les caméras de surveillance de l’hôtel, il a été interrogé. Sa mère et sa sœur ne répondant pas au téléphone, le trajet de leur voiture a été retracé en visionnant les images des caméras dites de Smart City, et elles ont rapidement été arrêtées, à l’autre bout de l’île, au domicile de l’oncle chez lequel elles étaient allées trouver refuge…

Voilà à quel point nous sommes filmés, surveillés et fliqués dans ce pays. Et l’on vient nous dire, dans le cas de Soopramanien Kistnen, d’abord que les caméras enregistrant son trajet étaient en panne, puis que qu’elles fonctionnaient mais que les images ont été effacées. Depuis le début, ce projet de caméras Safe City initié par le père, Anerood Jugnauth, et conclu par le fils, Pravind Jugnauth, avait suscité la polémique. Avions-nous vraiment besoin, au coût exorbitant de Rs 19 milliards, de ce système de caméras de surveillance hyper sophistiqué développé à travers un partenariat Huawei/ Mauritius Telecom ? Oui, fut-il asséné, l’apport de la technologie dernier cri était absolument nécessaire pour traquer le crime jusque dans les moindres recoins de l’île. Malgré les interrogations sur le coût, les possibles atteintes à la vie privée, et la façon dont les données recueillies seraient contrôlées et utilisées, le projet est donc allé de l’avant, et la Mauritius Police Force dispose désormais d’un réseau de 2 761 caméras haute définition sur un total de 4 000 à être installées, réparties sur 2 000 sites stratégiques à travers l’île, avec reconnaissance faciale, suivi de parcours, et toute l’armada technologique dernier cri.

Et pourtant, pour Soopramanien Kistnen, après l’avoir vu prendre le bus à Moka à 11h34, les images de Safe City s’arrêtent à 13h53, lorsqu’il descend à la gare de Rose-Hill. Après, plus rien…

L’affaire Kistnen met en scène de graves soupçons de trafic d’influence, de faux en écriture, de corruption, de blanchiment d’argent. Car Simla Kistnen, l’épouse de feu Soopramanien Kistnen, a aussi donné une déposition à l’ICAC vendredi dernier pour affirmer que l’ex-proche de son mari, le ministre du Commerce Yogida Sawmynaden, l’aurait déclarée comme constituency clerk alors qu’elle n’a jamais exercé ces fonctions et jamais été rémunérée comme telle. Mais au-delà d’un réseau de copinage et de magouilles entre amis au détriment du contribuable, l’affaire Kistnen ouvre aussi plus largement sur des soupçons de meurtre et de complicité de meurtre.

Ici, l’intégrité de notre force policière est directement mise en question. Cela est hautement préjudiciable pour la confiance nationale. D’autant plus que Mario Nobin, l’ex-Commissaire de Police qui a pris sa retraite en juin 2020, pour revenir juste après aux affaires comme Commissaire des Prisons, est censé ces jours-ci être interrogé aux Casernes centrales pour une affaire qui avait suscité des questions restées sans suite en 2016. Lorsqu’il avait, en temps record, fait octroyer un passeport à Mike Brasse, reconnu comme trafiquant de drogue. Arrêté à l’île de La Réunion deux mois plus tard, le 14 novembre 2016, en possession de 42 kg d’héroïne d’une valeur de Rs 639 millions.

Or, cette semaine, Mario Nobin n’a eu de cesse de tenter de faire stopper son interrogatoire, estimant que cela serait préjudiciable à sa personne et aux fonctions qu’il occupe…

Loin de n’être qu’un « fait divers » l’affaire Kistnen fait peser des interrogations très graves sur notre fonctionnement institutionnel et démocratique, sur l’impartialité de notre police, sur la possibilité qu’elle soit instrumentalisée par le pouvoir politique à des fins inavouables, sur l’existence de pratiques mafieuses qui ne reculeraient devant rien, y compris le meurtre et le cover-up, pour arriver à leurs fins. Cela pose la question de savoir si nous avons affaire à un État criminel, avec l’utilisation d’institutions d’État pour couvrir un potentiel meurtre.

Cela est grave. Suffisamment pour que le ministre de l’Intérieur, le Premier ministre Pravind Jugnauth, s’en empare à bras le corps, et donne l’assurance que toute la lumière sera faite au plus vite sur ces soupçons. Au lieu de cela, il a préféré réaffirmer son soutien entier à son ministre Yogida Sawmynaden. Alors qu’il y a quelques mois, il fut demandé au ministre Ivan Collendavelloo de se retirer dans le sillage des allégations concernant, non mort d’homme, mais malversations dans l’achat de turbines à gaz…

Que se passe-t-il donc dans la tête de ce pouvoir ?

Question à Rs 19 milliards…

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