INTERVIEW: 2013 sera l’année du début de la reprise, a déclaré Georges Chung Tick Kan

Notre invité de ce premier dimanche de 2013 est l’économiste Georges Chung Tick Kan. Comme à son habitude et sans langue de bois, il nous a livré son analyse économique de l’année dernière et ses prévisions – plutôt optimistes – pour 2013.
Pour 2012, les interprètes des prophéties mayas avaient prédit la fin du monde et les économistes, l’explosion des prix du pétrole après une guerre du même nom, la fin de l’Europe et la disparition de l’euro. En fin de compte, il n’y a pas de différences entre les interprètes des prophéties et les économistes, dont vous faites partie : leurs prédictions ne se sont pas réalisées.
Je vous répondrai, avec beaucoup de cynisme, que c’est parce que les économistes ont mis en garde les responsables du monde que des décisions drastiques, comme jamais auparavant, ont été prises en 2012. C’est grâce à toutes ces décisions justes, par rapport à l’ampleur de la crise économique mondiale, qu’on a pu, par exemple, éviter une deuxième récession en Europe.
Ceux qui gouvernement le monde savent donc écouter quand ils le veulent ?
Ils le font surtout quand ils ont peur. Je pense que les prévisions des économistes ont fait peur aux gouvernants, ce qui a pu éviter au monde la catastrophe annoncée. Pour la première fois de son histoire, la Banque européenne a pris des décisions drastiques et a injecté des centaines de milliards de ressources dans les économies en crise. Ce qui ne veut pas dire que la crise a disparu. Elle est toujours là, mais a été stabilisée grâce à ces grandes mesures.
Cela voudrait-il dire que la crise fait désormais partie du système, comme le sida fait partie de l’organisme des porteurs sains ?
Le virus est toujours là, mais sa progression a été stoppée par les mesures prises. Quand je parle de virus je pense, en particulier, à l’énorme endettement des pays comme la Grèce, l’Irlande et l’ensemble des pays européens. Leur dette est toujours là et si elle ne disparaît pas d’ici deux trois ans…
Comment peut-on faire disparaître des centaines de milliards d’euros de dettes ? En les rayant tout simplement ?
C’est un moyen. En économie, tout se résume à la création de richesses. Si on peut créer suffisamment de richesses, on peut résoudre un certain nombre de problèmes de manière très efficace. Quand une entreprise ou un individu s’endettent de manière drastique, ils doivent produire de la richesse au même niveau pour faire l’équilibre. Je caricature, mais c’est ça la réalité. Si les économistes n’avaient pas tiré la sonnette d’alarme, le système économique allait péter. Excusez ce terme, mais c’est celui qui décrit le mieux la situation.
Au lieu de tresser des couronnes de lauriers aux économistes, ne serait-il pas plus exact de dire que face à la crise, les hommes – et même ceux qui gouvernent – sont devenus un peu plus prudents dans la conduite des affaires ?
Effectivement ils sont devenus un peu plus prudents face à l’évolution de la crise, mais aussi aux conseils des économistes. Rappelez-vous : en 2010-2011 les gouvernants voulaient mettre la Grèce hors de l’Europe et du système monétaire européen. On s’est rendu compte, de parts et d’autres, que cela aurait été une grossière erreur. Je crois qu’il y a eu une prise de conscience extraordinaire de la part des Allemands d’abord, des pays comme la Grèce et l’Irlande ensuite, pour accepter la crise, recommencer à travailler, payer les impôts et arrêter d’emprunter plus que ce qu’on peut rembourser. Je crois que 2012 aura été caractérisée par une grande prise de conscience générale de la situation économique.
Est-ce que les entreprises ont suivi le mouvement ?
Elles ont dû le faire par la force des choses. Elles sont toujours en crise en Europe et s’en sortent lentement mais sûrement. Par exemple, les bourses financières ont repris de manière considérable au cours de ces dernières semaines. Parce que cette prise de conscience commence à se manifester maintenant, dans le concret.
Pourquoi a-t-il fallu attendre aussi longtemps cette prise de conscience ?
Continuons dans le cynisme : il faut qu’il y ait crise grave pour qu’il y ait prise de conscience. La crise emmène la sensibilisation.
Vous allez finir par dire que la crise nourrit la croissance !
Non, elle nourrit la sensibilité et la prise de conscience. Quand on est dans l’extrême pauvreté, on est obligé de réagir pour survivre. Avec la crise, l’Afrique s’est enfin rendue compte qu’il faut croître. A Maurice, nous étions dans un marasme économique dans les années 1970 qui a fini par générer une prise de conscience qui a fini par mener à la remontée de la croissance à partir de 1983. Cela s’est également produit au Japon en 1945. Ce qu’il y a de « beau » dans les grandes crises et le malheur, c’est qu’ils ramènent à la raison, à la nécessité de faire quelque chose pour s’en sortir. C’est ce qui s’est passé en Europe et dans le monde en 2012…
Par conséquent l’année 2013…
…sera définitivement meilleure que 2012. Elle sera, à mon avis, l’année du début de la grande reprise.
Au niveau mondial ou seulement pour certaines zones géographiques ?
Quand un corps est très malade, c’est le coeur qui va reprendre en premier. Le foie, les reins et les autres organes vont suivre à tour de rôle, car on ne peut guérir tout le corps immédiatement.
Le coeur économique du monde est-il toujours situé aux États-Unis et en Europe ?
J’ai envie de vous répondre oui, après ce qui vient de se passer aux États-Unis, il y a quelques jours. On n’a jamais vu dans l’histoire américaine un Sénat composé d’élus divisés en deux blocs politiques prendre une décision commune. Ils ont décidé d’éviter la catastrophe, qui aurait consisté à aller dans le mur fiscal. Ce qui s’est passé aux États-Unis est énorme. C’est un exemple de la prise de conscience.
Et la Chine dans tout ça ?
Malgré la prise de conscience et la reprise, le coeur du pouvoir économique mondial est en train de migrer, inexorablement, vers la Chine, mais plus globalement vers l’Asie. Je crois que cette partie du monde continue son petit bonhomme de chemin pour devenir la grande puissance économique du futur. Même si la vitesse s’est ralentie, elle maintient toujours son avance sur le reste du monde. La croissance était de 3% en Europe et de 10% en Asie. Aujourd’hui, le taux de croissance en Europe est de zéro, tandis que l’Asie atteint 8 ou 9%. L’écart s’est accentué entre ceux qui avaient le pouvoir économique et ceux qui l’auront dans les dix prochaines années.
Cette nouvelle grande puissance économique ne va-t-elle pas générer d’immenses crises et révolutions sociales provoquées par ceux qui ne profitent pas de la croissance ?
C’est une règle de l’évolution du monde. La consultation des faits historiques sur une longue période révèle, en effet, que le pouvoir économique subit de grandes mutations d’un continent à un autre, avec ses crises et revendications sociales qui, parfois, deviennent des révolutions.
Donc le monde s’est mieux porté que prévu en 2012, au niveau économique. Cela semble avoir été le cas à Maurice, puisque Christine Lagarde, la directrice du FMI, vient de féliciter Xavier-Luc Duval pour sa politique économique.
Il me semble que la directrice du FMI ne félicitait pas le ministre Duval, mais Maurice, pour sa réussite économique depuis ces 35 dernières années. C’est du moins ce que j’ai compris. De toutes les façons, un pays ne se développe pas en une année et le train du développement mauricien est parti de la gare il y a plus d’une trentaine d’années…
Depuis les années Jugnauth ?
Pas nécessairement, dans la mesure où il y a eu une continuité dans la politique économique depuis ces années jusqu’à aujourd’hui. C’est tout Maurice qui a été le moteur de ce train du développement qui, même s’il a ralenti l’allure parfois, ne s’est jamais arrêté. La grande crise des années 1970, à mon avis, a provoqué la prise de conscience que Maurice devait se développer pour survivre par tous les moyens. Et nous avons eu la chance d’avoir ces moyens : le textile, le tourisme, les services financiers, la technologie. Tout cela a été une continuité dans l’histoire contemporaine de Maurice.
On a surtout eu l’impression que 2012 a surtout été le développement de l’immobilier à Maurice. Les IRS se développent comme des champignons après la pluie.
J’ai déjà déploré le manque d’imagination des entrepreneurs mauriciens. Ils continuent à penser que l’Île Maurice de demain doit être faite de IRS, de buildings et de centres commerciaux. Il faut mettre en place de grands chantiers, le principal étant de connecter Maurice avec l’Afrique par la mer et par les airs pour servir de passerelle avec l’Asie.
Cela fait des années que l’on dit que Maurice est le « hub », le pays pont entre l’Afrique et l’Asie.
C’était et c’est toujours un slogan creux. On ne s’est pas donné les moyens de faire du slogan une réalité. 2013 doit être marqué par cette réalité, tout comme le métro-léger. Celui-là, on en parle depuis 30 ans.
Ne vous laissez pas emballer trop vite. On ne va pas commencer à construire le métro-léger, mais seulement accueillir une mission d’experts de Singapour. Une de plus !
Enfin, on commence sérieusement à y croire. Mais le transport maritime et aérien pour relier Maurice à l’Afrique doit faire enfin l’objet d’une grande stratégie pour le développement de Maurice…
Peut-on le faire avec le fonctionnement actuel d’Air Mauritius ?
Pour répondre à cette question, je crois qu’il faut examiner les gros points noirs de 2012 au niveau économique. Et il y en a quelques uns d’énormes, de très grande envergure.
Par lequel de ces gros points noirs voulez-vous commencer ?
En cette année de crise extraordinaire dans nos principaux marchés touristiques, Air Mauritius a trouvé le moyen d’annuler certaines destinations. En ce faisant, elle s’est tiré une balle dans la patte, ce qui démontre la courte vue d’une entreprise aussi essentielle.
Qu’est-ce qui motive ce gendre de décision : l’incapacité d’analyser la situation…
Je crois qu’il s’agit plutôt de la peur de prendre des décisions. Le patron qui est là sait qu’il est sur un siège hautement éjectable et ne veut pas prendre de risques. Faire de Maurice un centre régional d’aviation implique des décisions à long terme avec prise de risques calculées. Les CEO des corps paraétatiques ne veulent pas prendre des décisions, ce qui les oblige à se tirer des balles dans les pattes.
Un autre exemple de ce tir de balle dans les pattes ?
Volontiers. A l’aéroport, on construit un grand bâtiment qui va accueillir trois millions de passagers annuellement au cours des prochaines années. Le port n’a aucun projet de développement visionnaire parce que les politiciens et les syndicalistes ne veulent pas moderniser le port. Alors que cela est indispensable si on veut faire de Maurice une plate-forme entre l’Asie et l’Afrique. Cette mentalité de ne rien faire pour protéger sa situation actuelle est bien ancrée dans les moeurs locales.
Je vous rappelle que le gouvernement est le partenaire majoritaire dans Air Mauritius et le port…
Ce sont les grandes contradictions de notre système qu’il faut éliminer si on veut faire de Maurice une économie développée. Autre exemple de balle : le PRB. Généreux comme ce n’est pas permis en temps de crise, le gouvernement va injecter plus de Rs 6 milliards de pouvoir d’achat à quelques centaines de fonctionnaires qui trouvent moyen de ne pas être satisfaits ! Il faut avoir le courage de dire qu’avec l’oxygène qu’on respire et qui devient de plus rare, rien n’est donné en cadeau. Si on donne Rs 6 milliards à travers le PRB, quelqu’un va les payer et dans ce cas, ce sont les contribuables. Et ils ne protestent pas !
Les politiciens le savent et se disent qu’ils peuvent continuer.
En attendant, c’est une autre balle que l’on s’est tirée dans la patte. Puisque ce paiement va affecter de manière négative et va affaiblir de manière significative nos structures économiques. On affaiblit donc le pays et son économie.
Un dernier exemple ?
La Banque de Maurice, qui déclare veiller à la stabilité des prix, ce qui, selon le ministre des Finances, a coûté au pays quelques points de croissance.
De votre point de vue, qui a raison dans ce débat qui a alimenté l’actualité à la fin de 2012 : le Gouverneur de la Banque de Maurice ou le ministre des Finances ?
Le problème n’est pas de savoir qui a raison. Il faut qu’on se parle autour d’une table au lieu de contester en public les décisions des uns et des autres. Se bagarrer ainsi en public est un très mauvais exemple. Il faut se débarrasser de ces manières de faire.
Et comment le fait-on ?
En ayant une vraie réflexion plus longue sur le devenir de notre économie. Il faut se dire que si on veut faire de Maurice une plate-forme entre l’est et l’ouest, il faut s’en donner les moyens. Il faut penser aux moyens de transporter les Africains vers l’Asie et les Asiatiques vers l’Afrique en passant par Maurice. Il faut faire de Port-Louis le centre du transbordement de cette région des marchandises venant d’Asie vers l’Afrique. Il ne faut pas se contenter de répéter les mêmes slogans, de dire que nous sommes le pays des « hubs », mais se donner les moyens de les créer. J’espère que cela se fera enfin en 2013.
A qui faut-il adresser ces mises en garde : aux dirigeants, aux entrepreneurs, aux citoyens ?
Il faut que chacun prenne ses responsabilités et pense aux prochaines générations, parce que c’est déjà trop tard pour nous.
Avons-nous les moyens de nos ambitions ?
Maurice ne manque pas de ressources, mais on ne les utilise pas. Il faut avoir de grands projets pour cela, mais on ne les a pas. Pas encore.
Vous avez été très critique sur l’insuffisance du réseau routier dans le passé. Vous devriez être satisfait avec la multiplication de nouvelles routes.
Cela fait 30 ans que je dis que l’Île Maurice de 2012 a besoin d’un autre système de transport. Il faut diminuer l’importance des routes, dans la mesure ou le nombre de véhicules augmente à une cadence infernale Dans cinq ans ou moins, les améliorations du trafic routier d’aujourd’hui seront dépassées. J’espère que grâce à la crise du pétrole – avec le baril à plus de 200 dollars – le métro-léger finira par s’imposer aux décideurs mauriciens. Ils seront bien obligés de prendre conscience de sa nécessité.
Avec cette prise de conscience globale, allons-nous vers un monde meilleur ?
Je crois que 2013 va représenter le premier pas vers une croissance de longue durée. Dans cinq-dix ans, la crise aura porté ses fruits et le monde aura connu une grande mutation son centre économique, qui se sera déplacé vers l’Asie.
Et Maurice dans tout ça ?
Nous avons des jokers extraordinaires dans les manches, et si nous savons les jouer un à un, un grand avenir nous attend.
Quels sont ces jokers ?
Nos relations extrêmement privilégiées avec l’Asie, notre riche histoire commune avec l’Ouest, la position géographique de Maurice comme porte d’entrée vers le continent africain. Nous sommes suivis par les grandes capitales. Je pense, par exemple, que l’ambassade de Chine attache une grande importance stratégique à Maurice, c’est également la cas pour l’Inde…
Pensez-vous que c’est cette grande importance stratégique qui a poussé la Chine à construire une ville-fantôme à Maurice ?
C’est un accident de parcours.
C’est un « gros » accident de parcours, puisqu’il est construit sur 500 arpents !
Je vous l’accorde, c’est un gros accident de parcours, dû à une très mauvaise évaluation du projet…
Par Beijing ou par Port-Louis ?
Par les deux capitales. Mais, à mon avis, cet accident de parcours ne va pas entamer les relations très privilégiées entre nos deux pays.
Est-ce que les relations, également très privilégiées, entre l’Inde et Maurice ne risquent pas de se détériorer avec la demande de certains politiciens indiens de mettre fin au traité de non-double imposition entre l’Inde et Maurice ?
On en parle depuis 15 ans, et on l’a fait de manière très violente au cours de ces dernière années, mais rien ne change. Et cela n’a pas empêché Maurice de surpasser les États-Unis comme principale source d’investissement en Inde. Maurice représente un trop gros atout stratégique pour l’Inde pour que le traité de non-double imposition soit remis en question.
On parle d’un troc avec Agalega…
Ce ne sera même pas nécessaire. La roue a tourné en faveur de Maurice depuis le discours du ministre indien l’année dernière. La bourse indienne a été une alliée extraordinaire pour la cause mauricienne, et je ne vois pas comment on peut modifier ce traité de manière drastique dans les prochaines années.
L’avenir de Maurice va se dérouler sur un tapis de velours, si je suis votre raisonnement.
Je ne dirai pas un tapis de velours, mais certainement dans un couloir beaucoup plus visible.
Quelles sont votre appréhensions pour 2013 ?
J’ai peur pour l’hôtellerie. L’Europe va croître cette année ou la suivante, mais cela peut ne pas se traduire par des arrivées touristiques conséquentes pour Maurice. Vu l’ampleur des résultats et de la dette du secteur hôtelier, je commence à avoir peur. Il faut se concerter, faire un plan d’ensemble, une stratégie, pour essayer de résister. Les trois gros groupes hôteliers de Maurice ont un endettement cumulatif de Rs 30 milliards, soit près du double de leur chiffre d’affaires : c’est insoutenable. La sensibilisation à cette situation devrait, je l’espère, provoquer une prise de décision pour éviter le pire. Je trouve que les institutions mauriciennes ne sont pas assez focalisées sur la nécessité de créer de la richesse, donc de la croissance économique. Elles ne sont pas assez sensibilisées au fait que sans croissance, si on ne se développe pas, si chaque année n’est pas meilleure que la précédente…
N’est-ce pas le b.a.-ba de l’économie ?
Justement. Les exemples de tirs de balles dans les pattes démontrent que ces institutions ne sont pas assez sensibilisées à la nécessité de réaliser de la richesse. Si elles avaient cet objectif comme point focal, Maurice aurait 6 ou 7% de taux de croissance chaque année. Il nous faut ce taux de croissance pour donner de l’emploi aux 15 000 jeunes qui rejoignent le marché du travail tous les ans. Si on ne le fait pas, il faut s’attendre à des problèmes sociaux devant.
Et malgré tout ce que vous venez de dire, vous prédisez que 2013 sera meilleure que 2012 ?
Si on arrive à la prise de conscience. Si on accepte de le faire et d’en tirer les conséquences. Il faut prendre conscience que nous sommes gravement malades et prendre les décisions nécessaires pour se refaire une bonne santé. On en a les moyens, on peut le faire.
Tout cela n’est-il pas un peu idéaliste ?
Ceux qui ont des idéaux sont ceux qui réussissent leur vie. J’ai un idéal pour Maurice et, malgré tous ses problèmes et toutes les menaces, nous avons les moyens d’en faire un pays développé d’ici 15 ans. A condition de faire les bonnes réflexions et de prendre les bonnes décisions.

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