Suttyhudeo Tengur : « Je le répète : la ministre de l’Éducation est dépassée ! »

« On pourrait dire que la ministre regarde l’avenir de l’Éducation à travers le rétroviseur de ses retraités conseillers ! »

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« Malheureusement, l’école publique n’a pas évolué au même rythme que l’enfant mauricien, tout comme la ministre et ses conseillers. »

« Il est temps que Maurice et l’Inde viennent dire la vérité sur Agaléga aux Mauriciens. »

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Notre invité de ce dimanche est l’ex-enseignant et syndicaliste Suttyhudeo Tengur. Dans l’interview qu’il nous a accordée, cette semaine, il tire à boulets rouges sur l’Éducation, son ministre et ses conseillers, et aborde, une fois de plus, le dossier Agaléga. Avec son franc-parler habituel.

O Depuis des années, on dit et on répète que le système éducatif ne fonctionne pas . Malgré ces critiques, dont les vôtres, on se contente de gérer le système et chaque année, des dizaines de milliers d’élèves quittent le primaire sans savoir lire et écrire. Pourquoi ?
— Aujourd’hui, nous vivons dans un contexte particulier. Dans le passé, on essayait de résoudre les problèmes de l’éducation en faisant appel aux têtes pensantes du secteur, on leur demandait de réfléchir et de faire des recommandations. C’est ainsi que nous avons eu les rapports Ramphul, Richard, Ramdoyal, Glover, entre autres, qui sont toujours d’actualité. Ils ont soumis des recommandations de réformes pour faire face aux défis de l’éducation, qui est un secteur dynamique, qui ont porté leurs fruits.

O Et depuis, nous avons eu la reforme des reformes : le Nine Year Schooling.

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— Cet exercice, que j’appelle la réforme Dookun, a été faite sans grande réflexion, à la va-vite, et on en constate aujourd’hui les résultats. L’école publique, primaire et secondaire, est devenue une école poubelle.

O Vous mesurez la force et la signification des mots que vous utilisez ?
— Je maintiens ce terme et je lance un défi à Mme Dookun de faire une déclaration au Parlement pour nous dire combien d’écoles privées ont ouvert depuis qu’elle est ministre de l’Éducation. Ces écoles ont poussé comme des champignons après la pluie. D’après le dernier rapport du bureau des statistiques, il y avait, l’année dernière, 107,722 élèves dans le secondaire, qui ne sont plus que 98,900 cette année. De ceux-ci, 48.8% fréquentent des collèges privés. Cela signifie que les Mauriciens qui ont les moyens sont en train d’abandonner l’école publique au profit du privé, mais cela ne semble pas concerner outre mesure les décideurs du ministère de l’Éducation.
O Mais est-ce que ces décideurs ne sont pas des pédagogues et autres experts payés pour réfléchir sur le système éducatif et faire des propositions pour le faire fonctionner et, si possible, l’améliorer ? Est-ce que ce n’est pas un peu facile de mettre tous les torts sur la ministre ?
–En tant que ministre de l’Éducation, Mme Dookun est responsable de tout ce qui se passe, de tout ce qui se décide dans ce ministère. On ne peut rien faire dans ce secteur sans son assentiment. Selon des conseils qu’elle accepte et des décisions qu’elle prend, je pense que la ministre de l’Éducation est dépassée. Un exemple : en fonction des réalités et de l’évolution, nous devons plus nous concentrer sur l’éducation technique et vocationnelle parce que nous avons une importante proportion d’enfants qui ne sont pas académiquement doués. La ministre a créé l’extended programme pour ce type d’élèves, mais savez-vous quel est le budget qu’elle lui a attribué : seulement 1.6% du budget total de son ministère ! Ce qui signifie qu’elle ne marche pas avec son temps, qu’elle n’a pas une vision pour demain, donc, et je le répète, elle est dépassée, elle ne voit pas quel est le problème de l’Éducation à Maurice.
O Sans vouloir la défendre, est-ce que ce n’est pas le travail de ses conseillers et de ses experts de justement la conseiller sur ce qui doit être fait ?
— On a découvert, pendant les débats sur le budget national au Parlement, que le ministère de l’Éducation compte une vingtaine de conseillers qui sont des retraités de ce même ministère. Ce sont, donc, des retraités qui conseillent la ministre, alors qu’il y a plein de jeunes qui reviennent des universités où ils se sont familiarisés avec les nouveaux concepts et les nouvelles techniques de l’éducation et de son avenir. Alors qu’il faut absolument du sang nouveau, on préfère des retraités ! On pourrait dire que le ministre regarde l’avenir de l’Éducation à travers le rétroviseur de ses retraités conseillers ! Ces retraités sont dans une confort zone dont ils ne veulent pas sortir.
O Après ce que vous venez de dire et les exemples que vous avez donnés, on pourrait avancer que ce n’est pas demain que le système éducatif mauricien changera et que ceux qui le gèrent arrêteront de regarder l’avenir dans un rétroviseur.
— Nous avons facilement établi la responsabilité de la ministre dans la situation actuelle de l’Éducation. Mais l’avenir de ce secteur, essentiel pour le développement du pays, dépend de la politique du gouvernement.
O Il semble évident que le gouvernement est satisfait de la politique de sa ministre de l’Éducation et de son programme.
— Un des principaux problèmes du gouvernement est qu’on n’évalue pas le travail de ses ministres. En Inde, le Premier ministre Narendra Modi – dont notre PM se dit très proche – fait régulièrement des évaluations du travail de ses ministres et de ses collaborateurs, et fait les changements nécessaires. Est-ce que cette même politique est appliquée à Maurice ?
O À Maurice, le gouvernement a procédé à un remaniement qui n’a rien remanié du tout.
— Je ne suis pas d’accord avec vous. Il y a eu dans ce remaniement une bonne chose avec la nomination de Mme Dorine Chukory, qui non seulement a les capacités nécessaires, mais est un très bon élément et a très bien commencé son travail de ministre du Commerce en quittant ses bureaux pour aller sur le terrain.
O Revenons à l’Éducation après ces compliments à la nouvelle ministre du Commerce. Si le système continue à dysfonctionner, c’est aussi en raison des parents qui ne manifestent pas et ne font pas entendre leur désaccord.
— Ils sont obligés. Depuis quelques années à travers le monde, les gens ne descendent plus dans la rue pour protester. C’est une tendance constatée surtout depuis le Covid, qui a profondément changé notre manière de vivre. Les gens ne veulent plus s’exposer, exposer leurs familles, sans parler de la répression. Envoyer ses enfants dans les écoles privées en faisant des économies dans son budget est une manière de réagir, de refuser ce système d’éducation. Ici comme ailleurs, les gens attendent d’avoir le moment de faire savoir leur mécontentement : au moment d’aller voter.
O En attendant, dans le système d’éducation, on continue à sacrifier des générations d’enfants, ceux qui, après six ans de primaire, ne savent toujours pas lire et écrire !
— On pensait que le Nine Year Schooling, la réforme Dookun, allait régler ce problème, ça n’a pas été le cas. Au contraire, le pourcentage d’échec aux examens a non seulement augmenté, mais la qualité de l‘éducation a baissé. On peut lire dans la presse que des correcteurs d’examens affirment qu’il y a des efforts pour faire baisser le pass mark et faire monter artificiellement le taux de réussite. C’est pourquoi les parents envoient leurs enfants dans les écoles du privé.
O Mais tous les parents mauriciens n’ont pas les moyens d’envoyer leurs enfants dans un collège privé !
— C’est vrai. Je suis obligé de constater, en le déplorant, qu’une couche de la société, celle qui est la plus vulnérable, n’a pas le choix, est obligée d’envoyer ses enfants dans le public. C’est pour cette raison, entre autres, que je pense que le gouvernement aura à payer le prix politique de la réforme Dookun qui , il faut le redire, est un flop.
O J’ai rencontré un parent dont la fille est en HSC dans une Star Collège. Il m’a dit que sa fille est obligée de prendre des leçons particulières pour passer les examens. Par conséquent, le problème des leçons particulières n’a pas été réglé.
— Dans le cadre de sa reforme, Mme Dookun a amendé l’Education Act avec une provision sur la manière de contrôler les leçons particulières que l’on ne pourra jamais éliminer totalement, car c’est un choix qu’on ne peut pas enlever aux parents. Est-ce que la ministre de l’Éducation peut venir dire combien de fois elle a utilisé la provision de la loi pour contrôler les leçons particulières, surtout dans les cas des abus ? La ministre dispose de l’arsenal nécessaire pour reformer, dans le bon sens, celui qui défend l’intérêt de l’élève et du pays, mais elle ne sait pas, ou n’ose pas, la mettre en pratique.
O Comment expliquer que les experts et techniciens qui établissent le calendrier scolaire ne se soient pas rendus compte qu’un récent examen tombait le jour d’un congé public et aient été obligés d’avancer la date de cet examen ?!
— Ce genre d’incident arrive quand on emploie comme conseillers des retraités ! Pour être un bon conseiller auprès d’un décideur, il faut quitter son bureau, aller sur le terrain, parler aux gens, remettre ses connaissances à jour, suivre l’actualité. Les conseillers retraités sont coupés des réalités et ne sortent pas de leurs bureaux.
O Mais il y a quand même des retraités qui sont intelligents, suivent l’actualité, se tienent au courant des évolutions…
— …bien sûr ! Je ne suis pas en train de parler des retraités en général, mais de ceux que la ministre emploie comme conseillers et qui sont capables de fixer un examen un jour de congé public !
O Autre sujet d’étonnement : comment est-ce que le ministère de l’Éducation peut se retrouver avec un manque de plusieurs centaines d’enseignants ? Les experts qui y travaillent ne disposent pas des statistiques du nombre d’élèves qui leur permettent de calculer le nombre de classes et d’enseignants nécessaires ?
— Sur cette question, la ministre a fait son mea culpa, mercredi dernier, en disant que son ministère allait recruter 600 élèves et qu’il y avait eu un retard dans les procédures de recrutement. En règle générale, tous les décideurs ont besoin de statistiques pour établir leurs plans et préparer l’avenir. Maurice a la chance d’avoir un bureau de statistiques qui n’a rien à envier avec ceux des autres pays. Comment expliquer que disposant des statistiques nécessaires, le ministère de l’Éducation soit incapable de faire d’avance une projection sur le nombre d’enseignants nécessaires et d’enclencher, à temps, les procédures de recrutement ? Tout cela arrive parce qu’il n’y a pas au ministère de l’Éducation the right person at the right place, parce que ceux qui doivent vérifier ne le font pas, et que le laisser-faire et le laisser-aller sont devenus la règle.
O Est-ce que ce manque d’enseignants ne signifie pas également que ce métier n’attire plus comme avant ?
— C’est une autre question importante. Avant, on devenait enseignant avec un certificat de SC, puis de HSC ; après, il y a eu le diplôme, et maintenant, on demande un degré. Le ministère a augmenté le niveau des qualifications exigées, sans augmenter les salaires. Il existe aujourd’hui une disparité dans la réalité salariale qui fait que les enseignants sont mal payés. Les enseignants ont uniquement leurs salaires, mais d’autres catégories de fonctionnaires ont droit, en plus des salaires, à des allowances qui les font dépasser ceux des enseignants. C’est un déséquilibre salarial qui n’encourage pas l’enseignant dont le découragement a des répercussions sur son travail. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que cela coûte de faire des études pour obtenir les diplômes requis, et ça ne vaut pas la peine de le faire si on ne trouve pas ensuite un emploi rétribué à un niveau satisfaisant.
O Vous parlez de salaires, d’argent. Et la vocation pour pratiquer le métier d’enseignant, elle n’existe plus ?
— Il ya encore des jeunes qui ont la vocation. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir combien s’inscrivent pour suivre les cours au MIE. Mais beaucoup sont découragés quand, après des années d’études, ils découvrent, grâce à de nouvelles conditions imposées, qu’il faut obtenir un autre diplôme. Ils sont également démotivés quand ils découvrent l’état des bâtiments et le fait que les écoles et collèges ne sont pas sécurisés, ce qui est une des causes de la violence à l’école.
O Ce serait le manque de sécurité des établissements scolaires qui explique les actes de violences qui se multiplient ?
— Aujourd’hui, il est courant qu’un enfant de 2 ou 3 ans reçoit un téléphone portable de ses parents sur lequel il enregistre ses chansons et ses clips préférés et ses mangas. Ce sont des produits pour enfants, mais avec une dose certaine de violence. Les enfants d’aujourd’hui sont élevés avec ce genre d’images et de scènes de violence. Puis, ils passent du téléphone à la tablette et l’ordinateur en continuant à voir les mêmes scènes, avec la bénédiction des parents. Est-ce qu’au ministère de l’Éducation, on a réfléchi sur ce phénomène, sur comment accueillir les enfants d’aujourd’hui avec leurs nouvelles habitudes ? L’école, son bâtiment, ses classes sont restés pareils, alors que l’éducation a changé, de nouvelles matières y ont été ajoutées ainsi que de nouvelles techniques d’apprentissage. Malheureusement, l’école publique n’a pas évolué au même rythme que l’enfant mauricien, tout comme le ministre et ses conseillers. Ils ne vivent pas avec le temps qui, lui, évolue à grande vitesse. C’est le drame de la société mauricienne. La répression que nous vivons depuis quelque temps n’incite pas les gens à descendre dans la rue pour protester contre les injustices et les manquements. Le climat actuel les décourage, les incite à ne s’occuper que de leurs propres affaires, à se taire pour éviter de possibles ennuis. Le système d’éducation n’apprend pas à questionner, à remettre en cause, à contester, mais à accepter, obéir et se taire.
O Est-ce que la solution aux problèmes de l’Éducation et du pays réside uniquement dans un changement de gouvernement aux prochaines élections ?
— Je suis un démocrate et je considère que je n’ai pas le droit de suggérer à qui que ce soit de changer de gouvernement. C’est au citoyen, qui est un électeur, de choisir le service qu’il veut et les gens qu’il veut pour l’administrer.
O Qu’est-ce que avez voulu dire quand vous avez terminé votre dernière tribune par : le plus vite il y aura un changement, le mieux sera pour la famille éducative.
— C’était une opinion. Je crois que nous avons encore un an à porter notre croix avant le changement. Il y a dans ce pays plus d’un million d’électeurs et ce n’est pas à moi de leur dire que faire ou pour qui voter. Mais en tant qu’observateur, je note que certaines affaires et décisions sont très mauvaises pour le gouvernement de Pravind Jugnauth. Des décisions du Commissaire de police, la nouvelle affaire du CEB, les allégations selon lesquelles il n’y a pas eu d’appel d’offres demandé par la STC pour l’achat des produits pétroliers dans un pays qui a un Procurement Act. Ce sont quelques-uns des signaux qui sont négatifs pour Pravind Jugnauth…
O …et positifs pour le trio Ramgoolam, Bérenger et Duval ?
— Je vous répète que ce n’est pas à moi de dicter ou des conseiller l’électeur. Tout au long de ma carrière, je n’ai jamais dit qu’il fallait voter pour X ou Y. Je ne vais pas commencer à le faire aujourd’hui !
O Avec votre grande expérience du sujet, vous pensez qu’il suffira d’un changement de gouvernement et de ministre pour que le système d’éducation mauricien puisse fonctionner normalement ?
— Qu’est-ce que je vous dis depuis le début de cette interview : que nous n’avons pas the right persons at the right places. Que nous n’avons pas suffisamment de jeunes dynamiques pour mener les réformes nécessaires pour demain. Ce n’est pas une question de gouvernement, mais une question des personnes qui dirigent nos institutions et prennent les décisions. Les institutions en place pour faire fonctionner le système ont foiré. Voyez l’ICAC et le nombre de cas qu’il a emmenés en Cour et le nombre de cas qu’il a perdus ! Exemple: j’ai dénoncé le Mauritius Standard Bureau sur une affaire concernant un test sur la nourriture à l’ICAC, en avril de l’année dernière. Un an et demi plus tard, l’ICAC n’a pas encore terminé cette enquête ! Tant que nos institutions seront en panne, dépassées ou verrouillées, rien ne marchera dans le pays.
O Lors de votre dernière interview, nous avez partagé votre analyse sur le dossier Agaléga et les relations entre l’Inde et Maurice. Est-ce que vos propos vous ont valu une réaction de la Haute Commission indienne ?
— Je note simplement qu’autrefois, j’étais invité aux fonctions organisées par la Haute Commission, mais que ce n’est plus le cas. Est-ce que mon nom aurait été biffé de la liste des invités ? Avec ce qui se passe dans cette partie du monde, la route de la soie de la Chine, la guerre entre la Russie et l’Ukraine et la présence française dans l’océan Indien, Maurice est devenu un pays très stratégique. L’Inde a ouvert plusieurs bases militaires, y compris à Agaléga, qu’on continue à présenter comme un centre de communications. La presse indienne a annoncé qu’en décembre, l’Inde allait envoyer des militaires à Agaléga. Il est temps que Maurice et l’Inde viennent dire la vérité sur Agaléga aux Mauriciens. Sinon, nous pourrions nous retrouver dans la même situation que vit actuellement la France au Niger. Même s’il faut le déplorer et continuer à se battre pour les récupérer, les Chagos ont été cédés aux Britanniques autour d’une table de négociation. Pour Agaléga, on ne sait pas encore comment ça s’est passé. Les négociations se sont déroulées dans une pièce fermée et aucun détail n’a été donné aux Mauriciens. C’est inacceptable dans une démocratie !
O Vous ne craignez pas d’être accusé de faire de l’India bashing en tenant ces propos ?
— Je demanderais à ceux qui oseraient dire cela s’ils sont de meilleurs descendants d’Indiens que moi. Pour être plus précis, je vais le répéter en créole : eski zot bann pli bon malbar ki moi ?

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