MUSIQUE : Tous les pouvoirs de la ravanne en un livre

« O ti le la la e ravann » est un ouvrage dont il faut saluer la sortie et espérer qu’il circulera dans le plus grand nombre de mains possible. Incluant deux DVD, il se compose de textes très complets et didactiques, le tout richement illustré, à chaque fois que la photographie permet de mieux comprendre et se relier à la réalité musicale. Ces presque 200 pages sont aussi l’expression de ce que le groupe Abaim sait le mieux faire : étudier et transmettre par la pratique et l’enthousiasme. Le couple Muneean Bouvery a ceci d’exceptionnel qu’il se fonde sur la transmission aux enfants et adolescents pour retrouver et renouveler la richesse de nos traditions orales. Avec son système de notation, cet ouvrage est à la fois instructif, théorique et pratique, et c’est ce qui en fait le grand intérêt.
« Depi dan bwa ziska dan salon », un des chapitres de O ti le la la e ravann, rappelle clairement que le sega s’est appauvri en se conformant aux exigences d’exotisme, de cosmopolitisme et de curiosité sexuelle amenées par le développement de l’industrie touristique. Peut-être devrait-on préciser : ce qu’il existe de plus moutonnier dans une industrie touristique qui a du mal à s’émanciper du fameux cliché “plages à cocotiers” et “gentils Mauriciens”.
Remplacée par la batterie, la ravanne, qui était l’instrument central du sega typique, a été mise de côté, éventuellement reléguée au rang d’instrument d’accompagnement dans ce qu’on appelle aujourd’hui le sega. Maintenant que l’on commence à s’interroger plus largement sur tout ce qu’on a laissé tomber en ruine et que l’on tente de recenser tout ce que l’on a perdu de notre singularité, une légère prise de conscience finit par se faire jour de manière plus étendue. Aussi, l’inscription du sega typique au patrimoine intangible de l’humanité pourra à terme toucher un plus grand nombre d’artistes et de mélomanes, à Maurice et au-delà de ses rives.
Grâce à Abaim, qui a conçu son travail social à Barkly, dans la continuité et la transmission générationnelle, des gens comme Diana Heise ont contribué au rayonnement du sega dans le milieu de la recherche. Lame la kone, son film, à la fois émouvant et édifiant, sur la fabrication traditionnelle d’une ravanne, fait partie du livre. Elle a pris la parole à la soirée de lancement du livre dans un créole impeccable, mâtiné de ses accentuations américaines. Abaim a également reçu les 12 jeunes de l’École centrale de Paris, qui étaient intéressés à échanger sur l’éveil musical.
Regroupés en fanfare, ces jeunes musiciens sont passés par d’autres pays africains avant de débarquer à Maurice. « Ils ont des méthodes d’éveil musical très structurées, nous confie Alain Muneean. Ils font des vocalises et proposent tout un tas d’exercices rythmiques, de chansonnettes et de jeux, qui s’avèrent très structurants pour s’initier à la musique. » Le partage avec Abaim, qui a développé ses propres méthodes autour des traditions orales mauriciennes, ne pouvait que les enrichir mutuellement. Et les futurs ingénieurs sont partis en sachant jouer la ravanne !
Créer dans la continuité
La lecture de ce livre démontre que délaisser cet instrument a équivalu pour ainsi dire à perdre son âme. Les sociologues et anthropologues devront se pencher sur cette rupture dans la transmission, pour se l’expliquer. On constate le même phénomène pour les traditions culinaires, la langue, les vêtements, etc. Il semblerait que ces pratiques, pourtant constitutives de l’histoire du pays, aient été, à un moment donné, considérées comme incompatibles avec la modernisation de la société. Pourtant, à Maurice comme dans les îles voisines, certains pratiquants du sega typique ont su le faire évoluer et l’enrichir en lui donnant une pertinence et une esthétique tout à fait actuelles, et souvent beaucoup plus singulière que les musiques ségatières qui inondent nos ondes. Menwar en fait partie.
Ce défaut de transmission est aussi à caractériser comme une lacune de nos institutions éducatives, qui mettent beaucoup de temps à intégrer les spécificités mauriciennes dans leur curriculum… Le conservatoire de musique François Mitterrand démarre seulement à la prochaine rentrée, en septembre, un cours de musique créole, qui va être animé par Menwar. Pourtant, le sega typique intéresse des musicologues à travers le monde, des universitaires, tels Caroline Deodat, qui vient de présenter son doctorat avec succès à Paris.
L’apport musicologique et didactique de l’ouvrage d’Abaim est indéniable. Alain Muneean et Marousia Bouvery se sont entourés aussi bien des chercheurs que des néophytes les plus absolus pour aller au bout de leur démarche. Leur présentation des différentes manières de jouer la ravanne résulte d’un travail d’analyse et d’un effort très abouti de vulgarisation. Ils ont à la fois théorisé, illustré et codifié l’enseignement et la découverte de la ravanne. Ce faisant, ce livre offre aussi une initiation indispensable aux notions de base de la musique (temps, rythmes, longueurs de note…), qui servira à l’apprentissage de n’importe quel instrument.
D comme Deziem lame
Puisque les percussions telles la batterie appellent un système de notation spécifique, basé sur le type de frappe et non sur la hauteur de note, les représentants d’Abaim ont développé la méthode DAFIL pour écrire la musique de la ravanne, en assurer la pérennité et la transmettre plus facilement. Chaque lettre correspond à une ligne de la portée et un endroit où taper sur le tambour : D comme deziem lame, A comme andan, F comme fon, I comme intermedier, et L comme Lezel (Lezel correspond au bord de la ravanne).
Au-delà de ce nouveau solfège, ce livre présente les différentes manières de jouer la ravanne : primitive, primitive saccadée, saccadée moderne, kaveri, rodrig, etc. Il détaille la structure, ou le mode de progression ou le crescendo des morceaux depuis l’appel, « lapelasion », « roule », etc. Et ceux qui n’ont pas l’intention d’apprendre à jouer la ravanne trouveront du grain à moudre dans les autres parties sur les origines et le rôle de la ravanne dans la culture mauricienne, dont elle partage l’intimité la plus profonde, sur des instruments comparables à travers le monde, etc. Cerise sur le gâteau : ce beau livre, aux couleurs de la terre, est assorti d’un bandeau… en peau de cabri.

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -