Agaléga, notre Chagos bis ?

Si l’on pouvait cacher aux yeux du monde la base militaire qui se construisait à Diego Garcia dans les années 1970, les gouvernements mauricien et indien ont-ils cru un seul moment que cela serait possible aujourd’hui pour Agaléga ? Car c’est clairement le même scénario de transformation d’une partie de notre territoire en base militaire détenue par une grande puissance qui est en ce moment en train de se jouer sous nos yeux.

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Les moyens technologiques actuels font en effet que des images satellitaires mises en ligne par le think tank australien Lowy Institute montrent clairement ce qui était déjà soupçonné : à savoir l’aménagement à Agaléga, par l’Inde, d’infrastructures qui n’ont clairement rien à voir avec la taille de l’île et sa population de 250 habitants.

Depuis le 16e siècle, le territoire mauricien a toujours été très convoité, se retrouvant au croisement des routes maritimes reliant Occident et Orient, et du flux commercial porté par la fameuse Route des Indes. Au 21e siècle, d’autres enjeux se posent dans les mêmes lieux, liés au déplacement du pôle d’influence vers l’Asie et à l’émergence de nouvelles puissances comme l’Inde et la Chine. Et c’est bien au cœur de cette nouvelle course que se retrouve Agaléga.

La position stratégique des Chagos étant déjà occupée par les Américains, la Chine a œuvré, à travers sa fameuse « nouvelle route de la Soie », à s’implanter dans divers pays de la région. Au point où l’Inde a fini par vouloir accélérer elle aussi son déploiement.

L’intérêt de l’Inde pour Agaléga  ne date pas d’aujourd’hui.

Dans son article “Agalega: how it became the worst kept secret in the Indian Ocean” publié le 25 avril dernier par notre confrère l’express, Iqbal Ahmed Khan retrace bien l’histoire particulière de ce territoire situé à 1 020 kilomètres au nord de Maurice, bande corallienne longue de 20 kilomètres divisée en deux îles, l’île du Nord et l’île du Sud. Sur lequel, clairement, Maurice a exercé sa « souveraineté » de façon assez « loose ».

Ainsi, en avril 1975, lorsque le resident manager Paul Moulinie informe des diplomates américains des pressions qui seraient exercées sur lui pour leur vendre Agaléga afin d’y établir une base militaire, l’île est gérée, sur la base d’un bail privé, par une compagnie, la Chagos-Agalega Ltd, qui avait aussi géré les Chagos. Comme aux Chagos, la population d’Agaléga est employée et rémunérée par cette compagnie. Comme les Chagos, Agaléga est utilisée comme plantation de cocotiers en vue de la production de coprah à destination d’un conglomérat à Maurice.

Apparemment alerté, le gouvernement mauricien a recours à une procédure de compulsory acquisition en octobre 1975, pour prendre le contrôle d’Agaléga. Et met subséquemment en place un organisme pour en assurer la gestion, organisme qui deviendra l’Outer Islands Development Corporation (OIDC) en 1983.

Dans son article, Iqbal Ahmed Khan affirme que Maurice aurait envisagé d’envoyer à Agaléga les Chagossiens déportés de leur archipel. Un plan qui aurait eu la faveur du président américain Gerald Ford, mais pas celle des Chagossiens. Agaléga restera donc, à travers les années 80, un outpost mauricien où vit une petite population.

C’est dans les années 1990 que l’Inde aurait commencé à signifier son intérêt pour Agaléga. Diverses propositions auraient été faites. Dont celle de couvrir un accord sous le vernis d’un développement touristique mené par un groupe hôtelier indien. Au final, l’Inde obtiendra tout juste l’établissement d’une station radar en 1996.

C’est en 2004 que l’Inde vient de l’avant avec une doctrine maritime qui gouverne depuis sa politique de sécurité dans l’océan Indien. Elle y affirme la nécessité d’avoir des points de contrôle dans la région, vu qu’il est clair que les grandes puissances de notre époque vont chercher à contrôler l’océan Indien, notamment le canal du Mozambique par lequel transite plus de 30% du trafic maritime mondial, en particulier pétrolier. L’Inde elle-même voit transiter 90% de ses besoins en énergie par l’océan Indien. On mesure l’enjeu.

L’année 2005 marque aussi la chute des prix du sucre de 36% et la fin des quotas textiles pour Maurice sur le marché européen. Voyant reculer le soutien européen, Maurice se retrouve à dépendre davantage de l’Inde. Qui injecte de l’argent dans des projets d’infrastructure comme le Swami Vivekananda Conference Centre et la Cybertower d’Ebene.

Parallèlement, la question d’Agaléga resurgit… A partir de 2005, elle sera évoquée à plusieurs reprises, avec des propositions de l’Inde pour assurer le développement de la pêche, de l’agriculture et d’infrastructures. En 2012, alors que l’Inde entretient des doutes sur le renouvellement du Double Taxation Avoidance Agreement (DTAA) vital pour le secteur des services financiers mauricien, la mise à disposition d’Agaléga aurait été évoquée comme une contrepartie.

La pression monte alors que l’Inde, en 2015, inscrit le Canal du Mozambique comme zone d’intérêt majeur dans son Maritime Security Strategy document. D’autant qu’au cours de ces dernières années, la Chine, elle, a construit des ports et maintient une présence stratégique notamment au Bangladesh, à Myanmar, au Sri Lanka, aux Maldives, à Djibouti et au Pakistan. Des ports qui constituent un couloir dans lequel l’Inde se sent encerclée.

La même année, le Premier ministre indien Narendra Modi entreprend une visite d’Etat à Maurice et aux Seychelles. C’est là, apparemment, que le deal sera conclu, les Seychelles acceptant de céder l’île d’Assomption et Maurice de mettre à disposition Agaléga.

Le problème, c’est qu’à Maurice, le Premier ministre Pravind Jugnauth évoque une « clause de confidentialité » dans l’accord signé avec l’Inde pour ne rien révéler du deal.

En 2018, les choses s’activent avec l’allocation d’un contrat pour démarrer des travaux à Agaléga à la compagnie indienne AFCONS (également impliquée dans le projet Metro Express). Quelque 400 travailleurs indiens sont déployés dans l’île. S’il a longtemps été question « uniquement d’une aide de l’Inde pour moderniser les infrastructures à Agaléga », les images satellites publiées par Lowy Institute montrent très clairement l’envergure du chantier en cours. Avec l’aménagement d’une piste d’atterrissage de 3 000 mètres de long (alors que celle de Rodrigues ne fait que 1 286 mètres et celle de l’aéroport international de Maurice en fait 3 200). Avec un important développement portuaire sur la côte nord. De quoi accueillir les avions de surveillance P-81 de l’Inde et sa marine de guerre.

Il est clair que l’Inde et Maurice savaient fort bien que les progrès technologiques ne permettraient pas longtemps encore de maintenir le flou. Mais cette affaire montre clairement les failles de notre démocratie.

Aux Seychelles, l’accord conclu autour d’Assomption n’a pas pu rester secret. Parce que le projet devait être ratifié par le Parlement. Et c’est pour cela qu’il a flanché en mars 2018. Parce que l’opposition alors menée par Wavel Ramkalawan (aujourd’hui président des Seychelles) a refusé de le valider tel quel.

A Maurice, le gouvernement de Pravind Jugnauth a pu décider de conclure le deal sans rien en révéler ni au Parlement ni au public.

Au vu d’enjeux économiques corsés par la crise Covid, au vu de notre incapacité à assurer la sécurité de nos côtes comme révélé par l’échouement du Wakashio en août dernier, on peut se dire qu’il serait dans l’intérêt de Maurice de conclure avec l’Inde des accords qui visent à assurer notre sécurité maritime,  la lutte contre la piraterie, le terrorisme, et le trafic de stupéfiants, la surveillance et le contrôle continus de la zone économique exclusive de la République, le contrôle du braconnage et de la pêche illégale, la promotion de l’économie bleue. Mais nous avons le droit d’en être informés.

Vis-à-vis de la population d’Agaléga, le gouvernement mauricien s’apprête-t-il à se comporter de façon aussi scandaleuse que celui des années 70 vis-à-vis des Chagossiens ? Notre façon de « vendre » Agaléga à l’Inde n’est-elle pas totalement inconsistante, pour ne pas dire contradictoire, avec notre revendication de souveraineté sur les Chagos devant les Nations Unies ?

Comment le gouvernement mauricien peut-il, en 2021, disposer de parties de notre territoire national comme s’il s’agissait de sa propriété privée ? Quelle souveraineté pour la République de Maurice si nous donnons à une grande puissance toute latitude pour contrôler une partie de notre territoire à des fins militaires ?

En bref, combien de temps encore l’opacité pourra-t-elle constituer un mode de gouvernement ?

 

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