Cachez ces sacrés saints !

Ah, pour une fois, chez nous, l’art fait le buzz !
Voilà qui pourrait nous changer des scandales qui entachent chaque jour un peu plus notre actualité déjà archi-asphyxiée.

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Sauf que c’est à travers une vive polémique qui tourne au scandale que les arts occupent la une ce week end.

Le sujet du « délit » : un portrait de femme debout, dont on voit les seins. Nus.
L’auteure du « délit » : une jeune artiste, Palvishee Jeawon, diplômée du département de Fine Arts à l’Unversité de Maurice. Le lieu du « délit » : le vernissage du 39ème Salon de Mai au MGI à Moka, vendredi soir.

L’ironie de la situation : que cette polémique autour de la censure de ce tableau décidée en haut lieu intervienne dans une expo intitulée « New Beginnings »…
Mais cette affaire est intéressante dans ce qu’elle dit, profondément, de nous.

Dans la séquence des événements, le tableau de Palvishee Jeawon est, dans un premier temps, accroché au même titre que ceux des 89 autres artistes participant à ce Salon de Mai. C’est deux heures avant le vernissage que tout se corse. Quand la direction (masculine) du MGI a une montée de tension en pensant au fait qu’il va falloir, dans le cadre de ce vernissage, se tenir devant cette œuvre avec l’invitée d’honneur, la ministre de l’Education. Une perspective apparemment jugée malaisante…

L’artiste est donc appelée dans un premier temps à retirer son tableau. Fait important : on ne lui demande de retirer son tableau que le temps du vernissage. Avec possibilité de le raccrocher ensuite. Face à ses protestations, décision est finalement prise de recouvrir ces seins que l’on ne saurait voir d’un bandeau. Sauf que sur ce bandeau, l’artiste écrit, en grosses lettres rouges, le mot CENSORED.

Coup de maître. Ou comment attirer à coup sûr l’attention sur une œuvre qu’on aurait voulu soustraire de la partie « officielle » de l’expo. Ou comment des « décideurs » n’ont pas compris la portée d’une telle inscription…

Ce n’est pas la première fois qu’une œuvre est censurée dans le cadre d’une exposition au MGI. Dans un post sur les réseaux sociaux hier, Brigitte Masson expose comment, en 2005, lors de la rétrospective Hervé Masson qu’elle y avait organisée, l’institution lui avait demandé « d’enlever les 4 banderoles qui annonçaient l’exposition parce qu’il y avait un sein nu dans le tableau choisi pour le visuel. Raison donnée par l’administration centrale et le ministère : il y a un collège dans l’enceinte du MGI … »

Autre sujet de censure dans cette expo Masson: le tableau intitulé « La marche sur le feu », qui représentait une femme nue dansant autour d’un feu. « Une organisation intégriste avait menacé de mettre le feu à la galerie si on n’enlevait pas ce tableau », rappelle la fille de l’artiste. « Après avoir tenté en vain de parlementer avec les représentants des autorités, j’ai finalement menacé de tout annuler si on m’obligeait à retirer les banderoles et le tableau. On était à quelques heures du vernissage, tout était fin prêt, discours, protocoles, cocktails, inauguration par le premier ministre. Finalement « ils » ont dû céder.

Le tableau a été exposé, mais sans cartel ; les banderoles ont été placées à l’entrée de la galerie plutôt qu’à l’entrée de l’enceinte de l’institut. Compromis tragi-comiques qui ont permis d’éviter une annulation pure et simple », relate Brigitte Masson.

Oui, la censure « religieuse », ou en tout cas s’appuyant sur des motifs (ou prétextes ?) religieux a de beaux jours chez nous. Il y a quelques années, une sculpture fut retirée sans grand bruit d’une expo, toujours au MGI parce qu’elle ne plaisait pas à l’association Voice of Hindu. Au niveau littéraire, la romancière Lindsey Collen a été menacée de sévices voire de mort suite à la parution de son roman The rape of Sita, que le gouvernement mauricien interdira purement et simplement de vente en 1993. Sous prétexte qu’il ferait insulte au nom d’une déesse hindoue.

Ce qui ne l’empêchera pas d’obtenir le Commonwealth Writers Prize for the African region, reconnaissance internationale méritée pour un roman de qualité qui raconte comment, justement, les femmes ont moins de chance dans la vie terrestre que les déesses protégées du panthéon.

On pourrait ironiser face à cela que certains gagneraient à regarder de plus près les sculptures éminemment suggestives qui ornent les temples hindous. Ou s’horripiler de l’effroi qu’on oppose à deux seins peints dans un pays qui pratique allègrement une grande hypocrisie sexuelle, notamment au plus haut niveau de l’Etat.

Mais nous gagnerions à nous arrêter sur le fait que c’est de la représentation de la femme qu’il est ici à chaque fois question.

Femme supposément sanctifiée officiellement alors que l’actualité témoigne chaque jour de traitements odieux, voire criminels, à son égard, rangés à la section dite des « faits divers ».

Femme dont le corps reste soumis aux tabous les plus vifs parce que nous ne savons toujours pas comment l’aborder sainement.

Lorsqu’il est question de représentation du corps féminin, on en revient toujours immanquablement au fameux « L’origine du monde » de Courbet. Tableau dont le commanditaire, le diplomate turco-égyptien Khalil-Bey, figure flamboyante du Tout-Paris des années 1860, rassembla une collection dédiée à la célébration du corps féminin, avant d’être ruiné par ses dettes de jeux. Après avoir fait partie de la collection privée du psychanalyste Jacques Lacan, il faudra attendre 1995 pour que le tableau entre au Musée d’Orsay et puisse être plus largement vu. Pourtant, en 2011, les administrateurs du réseau Facebook désactivent deux comptes dont les usagers ont posté une image de l’œuvre.

Parce que d’autres internautes jugent pornographique cette représentation du sexe féminin. Ce qui suscitera notamment, en 2014, une création de l’artiste Fanny Viollet, intitulée L’Origine du monde, série Nus rhabillés, où l’on peut voir le sexe féminin représenté par Courbet rhabillé d’une petite culotte en dentelle blanche…

En 2017, les organisateurs de la rétrospective consacrée au peintre Serge Constantin, tenue au Plaza à Rose Hill, ont aussi eu quelques « soucis » avec deux magnifiques nus féminins parce que des établissements scolaires devaient visiter l’expo. Et Brigitte Masson raconte aussi que « de la part d’enseignants et d’élèves d’un collège confessionnel catholique, nous avons eu droit à des mentions « Hervé Masson, peintre porno » dans le livre d’or… ».

Quelle éducation au corps donnons-nous à nos enfants pour craindre à ce point qu’un nu artistique les choque ? Les cours d’anatomie se limitent-ils à des représentations asexuées ? Dans un lycée ayant supposément « la chance » d’avoir des cours d’éducation sexuelle, des jeunes de 16 ans traînaient récemment la patte pour y aller, lassés que celle chargée de dispenser ces cours leur parle de l’acte sexuel en évoquant pudiquement « la chose ». A un âge où nombre d’entre eux sont déjà actifs sexuellement…

Dans le Salon de Mai au MGI, la talentueuse artiste Katty Laguette Labour expose en ce moment un tableau intitulé « Rebirth ». Où l’on peut voir le corps d’un bébé au creux d’une matrice stylisée portant l’expression d’une nature exubérante et belle. Au cas où les « organisateurs » ne l’auraient pas compris, cette matrice est un utérus. Mais les seins à côté, non ? Parce qu’on craint que la ministre de l’Education ne soit pas contente ?

Il y a 47 ans, en mai 1975, les étudiants mauriciens ont convergé vers le pont de la Grande-Rivière-Nord-Ouest, pour réclamer une rupture avec les hiérarchies d’une société traditionnelle et patriarcale et un système éducatif plus juste et adapté. Ils se sont heurtés à la police et à l’armée, mais ils ont tenu bon.
Ce week-end, au MGI, des jeunes se sont saisis de stylos et markers pour entourer la toile censurée de graffitis, de dessins de seins, de messages anti-censure.

Un signal fort à nos décideurs sur le pouvoir décidément subversif de l’art. Contre lequel on ne peut rien et c’est tant mieux.
Et si vous voulez aller y voir de plus près, l’expo est ouverte jusqu’au 3 juin…

SHENAZ PATEL

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