S’amuser, c’est péché ?

La ressentez-vous ? Cette sensation d’étau qui se referme sur nous ? Cette impression de gloom and doom ? Toutes ces choses qui semblent concourir à asphyxier notre joie de vivre, notre capacité à nous réjouir, notre élan, notre positivité, notre capacité d’imaginer et de créer des jours meilleurs ?
Au milieu de nombre d’autres faits, c’est ce que cristallise aussi ce qui se passe en ce moment à Maurice autour de ce qu’on appelle « l’évènementiel ». Et l’annulation du concert Afrovibes réunissant Dadju, la star nigérianne de l’afro-beat Arya Starr et de grosses pointures locales, initialement prévu ce samedi soir au stade Germain Commarmond à Bambous, vient plus que jamais le mettre en lumière. Quoi donc : ce feeling grandissant de « puritanisation » qui ferait que s’amuser deviendrait comme péché…
On le sentait venir. Mercredi dernier, 29 novembre, la police faisait savoir que de nouveaux règlements étaient désormais imposés aux organisateurs de concerts à Maurice. Selon ces règlements, la police procèdera à une inspection du site prévu pour l’événement, dont le rapport sera envoyé au Commissaire de Police en personne. Celui-ci décidera, alors, s’il donne son feu vert ou pas. Outre l’obligation faite aux organisateurs de s’attacher les services de sécurité privés et de s’assurer de la présence de caméras de surveillance, la police se réserve, ensuite, le droit d’effectuer des fouilles sur ceux qui se présentent à l’entrée du concert. Qui plus est, les organisateurs devront communiquer à la police l’intégralité du contenu et du déroulement de leur événement…
On peut légitimement se demander s’il n’y a pas là une instrumentalisation de ce qui s’est passé à La Citadelle le 21 octobre dernier lors du Gran Konser organisé par le groupe Attitude. Ce soir-là, rappelons-le, des hommes encagoulés se réclamant de l’islam et d’une affirmation pro-palestinienne ont fait une irruption violente dans la Citadelle peu avant la fin du concert à 22h pour supposément protester contre l’interprétation d’une chanson venant d’un artiste israélien, et contre le fait que le voisinage souffrirait du bruit. S’il y a une chose qui ressort de cette affaire, c’est bien le piètre rôle qu’y a joué la police. Car si les organisateurs avaient tenté de mettre en place le line up le plus « vertueux » possible, en assurant de terminer à 22h, en interdisant toute vente d’alcool et en faisant de ce concert un événement solidaire dont les recettes seraient versées à plusieurs ONG, la police elle a accumulé les manquements. Et parmi ces manquements, la question de son absence de réaction alors que plusieurs personnes affirment qu’elles avaient eu vent du fait que quelque chose se préparait…
Cette fois, on semble tomber dans la sur-réaction. Dadju avait déjà atterri à Maurice ce vendredi 1er décembre quand la police a émis un communiqué affirmant n’avoir jamais autorisé la tenue du concert et que celui-ci serait illégal s’il se tenait. Alors que les organisateurs affirment, eux, qu’ils avaient obtenu les autorisations nécessaires.
Ne soyons pas naïfs : il y a actuellement beaucoup de choses qui se jouent autour de l’événementiel à Maurice. Des groupes rivaux. De gros financements qui viendraient de l’argent de la drogue. Sans parler des possibles instrumentalisations ethniques de toute cette question. La police affirme agir pour le bien de la population qui, sur la base de ce qui s’est passé à La Citadelle, pourrait être prête à accueillir ce rehaussement du contrôle. Mais d’autres choses interpellent. Car l’agitation remonte à avant l’affaire de La Citadelle : souvenez-vous, le 13 mai dernier, le festival La Isla organisé au Domaine de Labourdonnais, un festival bien installé qui en était là à sa 5ème édition et qui s’est toujours déroulé sans problèmes, a failli ne pas avoir lieu. Parce que la veille de sa tenue, la police a subitement informé les organisateurs qu’ils n’auraient pas de permis de vente d’alcool. Alors qu’un de leurs grands sponsors est un producteur de bière. Le même soir, pourtant, un organisateur décrit comme proche du pouvoir tenait au Champ de Mars (en bas de la Citadelle) un tonitruant concert qui s’est prolongé jusqu’à 3 heures du matin sans intervention de la police, malgré les protestations des voisins, et où l’alcool était bel et bien présent. Et ce vendredi 1er décembre, un autre concert, à dimension conviviale voire familiale à Moka avec des artistes locaux, a dû être « repoussé » à la dernière minute suite à une non-réception « d’une des autorisations demandées par les autorités ».
Voudrait-on nous empêcher de faire la fête ?
Partout dans le monde, la possibilité pour un peuple de faire ensemble la fête concourt de façon significative à sa cohésion et à son avancement. À sa capacité de faire face aux difficultés, de se ressourcer, de se régénérer. C’est ce que dit notamment le carnaval au Brésil, et diverses célébrations populaires à travers les cultures et les pays. À Maurice aujourd’hui, il n’y a pas seulement l’interdiction croissante de concerts grand public, il y a aussi l’interdiction d’aller camper sur nos plages sans autorisation préalable, il y a aussi l’obligation désormais de soumettre à la police le contenu et le déroulé des concerts…
Cela fait beaucoup. Et l’on ne parle pas encore là de toutes ces autres choses qui, au-delà du divertissement, disent aussi une très inquiétante tendance sur laquelle nous reviendrons : l’utilisation des locaux, du matériel et du personnel de la Mauritius Film Development Corporation (MFDC) pour monter des vidéos contre des opposants au régime ; le fait, révélé également cette semaine, qu’alors que des sommes importantes ont été déboursées par le ministère des Arts et du Patrimoine Culturel pour honorer des appels d’offres pour des manifestations culturelles avec un délai… d’un jour pour soumettre les offres, on note parallèlement une étonnante « économie » des fonds en principe dévolus aux projets d’infrastructure dans le secteur artistique et culturel. Seuls Rs 9,3 millions ont été déboursés sur les Rs 122,5 M budgétisés, alors que l’on attend toujours depuis des décennies le création de la Galerie Nationale d’Art et du National Arts Centre, qu’on désespère de la construction d’un bâtiment pour la Bibliothèque Nationale et les Archives Nationales où des documents uniques sur notre histoire tombent chaque jour en poussière, et que se révèle plus que jamais urgente la rénovation des bâtiments pour les centres de lecture publique, les centres de formation artistique, les théâtres.
Dans son ouvrage intitulé La culture de la peur – Démocratie, identité, sécurité (Editions Galilée), Marc Crépon fait ressortir à quel point les démocraties se rapprochent aujourd’hui des « usages politiques de la peur, son invocation et son instrumentalisation » qui étaient autrefois considérés comme l’apanage des régimes dits de terreur. Et c’est ainsi que « se sédimente dans nos vies “l’inacceptable” au nom d’une exigence démultipliée de protection et de sécurité. La question alors est de savoir quelle est, dans cette exigence, la part du besoin de “sécurité humaine” et celle du besoin de “la sécurité de l’État “».
Ceux qui régissent aujourd’hui notre État auraient-ils peur d’une population libre de s’épanouir ? Met-on délibérément des entraves à notre besoin de faire la fête ensemble et de nous sentir bien et, au-delà, à notre capacité de développement culturel, intellectuel ?
A-t-on peur de la conscience et de l’exercice de notre liberté ?…

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SHENAZ PATEL

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