Kadress Pillay : « Les observations de l’Audit ne sont que la partie émergée de l’iceberg »

Kadress Pillay, premier Mauricien à avoir occupé le poste constitutionnel de Directeur de l’Audit après l’indépendance, donne, dans cette interview accordée à Le-Mauricien, son interprétation du rapport rendu public cette semaine. Pour lui, ce rapport annuel traduit une idée de la qualité de la gouvernance pratiquée dans le pays, la gouvernance étant le reflet de la démocratie. Or, poursuit-il, la démocratie est elle-même un reflet du respect pour le peuple. « Si le Directeur de l’Audit répète la même chose depuis des années, il est en train de dire que la démocratie est malade et qu’elle fout le camp à Maurice. Nous avons perdu le respect pour le peuple. » De plus, tenant compte du fait que le rapport de l’Audit est préparé sur la base d’un échantillonnage d’une moyenne de 20% des transactions gouvernementales, il arrive à la conclusion que le rapport ne représente que la partie émergée de l’iceberg de ce qui se passe réellement.

- Publicité -

Vous avez été le premier Directeur de l’Audit mauricien après l’indépendance. Quel souvenir gardez-vous de cette expérience, d’autant que c’est à ce titre que vous vous êtes fait connaître au niveau national ?

Avant de devenir Directeur de l’Audit en 1978, à l’âge de 36 ans, j’avais déjà 18 ans de carrière professionnelle au bureau de l’Audit. En un mot, j’ai été comme mousse à bord du navire avant de devenir capitaine. J’ai fait tous les échelons à l’Audit : Clerk, Examiner, Senior Examiner, Auditor, Senior Auditor avant de devenir directeur. Mon grand bonheur est d’avoir fait mon apprentissage sous la direction des fonctionnaires britanniques.

Comme Clerk j’ai travaillé avec Tom Vickers, qui était le Colonial Secretary avec Simpson, premier secrétaire au Cabinet, avec John Ross, commissaire des Prisons. Au bureau de l’Audit, j’ai travaillé avec Gregory Statful, le dernier Directeur de l’Audit étranger après l’indépendance. J’ai accueilli ma nomination comme Directeur de l’Audit comme un miracle, moi qui avais grandi dans une famille très affectueuse mais pauvre.

Mon père était un travailleur manuel. Je rends hommage à ces chefs britanniques qui m’ont transmis une culture de rigueur et de No Nonsense que je garde jusqu’aujourd’hui. Il y avait un système d’audit en Grande-Bretagne. Ensuite, il y avait un Colonial Audit System pour les colonies. La rigueur était doublement de mise.


Comment se présentait l’administration des affaires publiques à cette époque ?

À cette époque, nous travaillions selon les normes de Westminster. Les Anglais étaient à la barre à plusieurs niveaux. En plus de cela, nous avions une classe de fonctionnaires imbus des valeurs héritées de leurs supérieurs directs. Je pense à Hazareesing, Bunwaree, Banymandhub, Sooben, Ramasawmy, Venkatasamy, Tirvengadum. Ce sont des officiers qui étaient trempés dans l’acier de la gouvernance britannique. À cela s’ajoutent les dirigeants politiques d’alors, notamment Seewoosagur Ramgoolam, Veerasamy Ringadoo, Harold Walter, Harilal Vaghjee qui ont respecté ces valeurs. Mais la transmission s’est effritée de génération en génération.

Les rapports que vous produisiez alors étaient généralement très critiques, très attendus et bénéficiaient d’une grande couverture… N’aviez-vous pas peur ?


J’étais moi-même héritier de cette culture de rigueur, consistant à call a spade a spade sans aucune bavure. Soyons francs. J’avais atteint le niveau de directeur de l’Audit sans aucun Backing ou contact ou lien politique. J’étais un enfant pauvre qui était arrivé dans une position forte. Je pouvais ressentir une petite frayeur parce qu’on a des responsabilités familiales. J’avais donc adopté une posture Business is Business. J’étais conscient d’avoir une responsabilité morale, quel que soit le prix. Je pense avoir honoré cette responsabilité.

Est-ce que vos remarques et suggestions étaient prises en considération ?


Comme je vous le disais. À cette époque, il y avait à la tête des services publics des fonctionnaires qui avaient de la rigueur et le sens des valeurs. They were the crust of the Public Service. Leur culture n’a rien de comparable avec celle que nous connaissons aujourd’hui. Ils avaient une intransigeance extraordinaire. Je pense à Sooben et à Venkatasamy, le père de Pitch Venkatasamy; qui étaient d’une rigueur intellectuelle extrême. Le drame de Maurice est qu’il y a eu un déclin culturel. Je ne dis pas qu’il y a eu une évolution négative. C’est un type de leadership qui a graduellement rabaissé le niveau.

Peut-on dire que le rapport de l’Audit nous donne une idée de la gouvernance du pays ?
Nous avons généralement une définition caricaturale de la démocratie, à savoir “government by the people, for the people, with the people”. J’évite de dire un gros mot mais nous savons que c’est une farce, un cliché.

Au fond, c’est quoi la démocratie ? C’est surtout le respect des citoyens, de la population et la redevabilité. La voix du peuple, c’est la voix de Dieu. Si vous respectez Dieu, il vous faut respecter le peuple. C’est cela l’essence philosophique de la démocratie.

Donc, le rapport de l’Audit démontre le degré de respect que les autorités ont pour le peuple…

Vous avez parlé de gouvernance. J’aurais préféré que vous parliez de démocratie. Quelle lecture peut-on faire du dernier rapport du Directeur de l’Audit ? C’est que la gouvernance s’est dégradée sensiblement. He who plays the piper calls the tune. La comptabilité est un reflet de la gouvernance. La gouvernance est un reflet de la démocratie et la démocratie est un reflet du respect qu’on a pour le peuple. Si le Directeur de l’Audit répète la même chose depuis des années, il est en train de dire que la démocratie est malade à Maurice. Nous avons perdu le respect pour le peuple. C’est dans ce contexte que je place le rapport de l’Audit.


Pourquoi autant de gaspillage ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Est-ce à dire que les responsables des services publics ont moins de rigueur ?

Vous l’avez dit. Il y a un problème d’ordre culturel. Il y a à ce niveau un déclin national. Le mal est profond. Le fait que sur les 900 projets de la National Development Unit (NDU) seulement 4% aient été réalisés est significatif de la description de la situation que je vous donne. C’est inacceptable ! Si j’étais à la place du chef de la NDU, j’aurais jeté l’éponge au nom du respect personnel.

Nous entendons souvent les dirigeants politiques au pouvoir dire que l’Audit a l’habitude de critiquer…

Je vous le redis. Il y a eu un cultural drift from the Westminster model. Si nous faisons une analogie avec la pâtisserie, je parlerai de la feuilletée. Au sommet, il y avait la croûte avec les Burrenchobay et les autres. Et au fur et à mesure que nous feuilletons le gâteau, la pâte devient plus molle. C’est ce qui se passe dans la fonction publique. Tout le monde sait ce que le Parlement est devenu. Nous avons qu’à lire les interventions de sir Harilal Vaghjee comme Speaker et voir ce qui s’est produit par la suite.

Cette comparaison est vraie pour beaucoup d’autres parlementaires, que ce soit ceux du pouvoir ou de l’opposition. Le Public Sector Leadership n’est plus le même. Les grands commis de l’État de l’époque avaient de grands principes et étaient souvent avisés pour prendre en considération la partie politique. À l’époque disons que la proportion était 80:20. De régime en régime, cette proportion s’est renversée pour devenir 20:80, soit 20% de principe et 80% de politique. C’est ma lecture. C’est là que réside le mal.
Il y a eu une surpolitisation de la fonction publique. Le pluralisme dans le service a été remplacé par l’ethno-politique. Tout cela affecte le Public Sector Management. Quel est le chef de la fonction publique qui peut aujourd’hui élever la voix ? Pour la grande majorité, pas pour tous, ils ont été promus grâce à un soutien politique. En plus de tout ce que j’ai dit, il y a une gestion centralisée. Prenons le ministère de l’Éducation qui compte environ 6 000 fonctionnaires. Comment un ministère peut-il gérer autant de Outstations?

Or, tout gestionnaire sait que dans de tels cas, il faut qu’il y ait une décentralisation et l’autonomisation. La décision doit être prise de manière décentralisée. C’est également le cas pour le ministère de la Santé. Comment faire passer le message dans de telles situations où une seule personne dirige tout cet ensemble ? Avec le temps que prend un message transmis au sommet pour arriver à la base, il a déjà disparu. L’ordre donné par le secrétaire permanent du ministère de la Santé à Port-Louis est devenu un désordre lorsqu’il arrive à l’hôpital de Souillac. La structure de gestion est dépassée. Je poursuis mon analyse. Est-ce que la Constitution génère des compétences pour une île Maurice moderne ?

Pouvez-vous être plus précis ?


Est-ce que la Constitution qui prévoit le recrutement et la nomination des personnes par le biais de la Public Service Commission (PSC) permet l’émergence des grandes compétences pour la fonction publique ? La réponse est non. La Constitution est rigide de nature. Or l’évolution fait partie de la vie de l’homme. Malheureusement, nus n’évoluons pas. La culture reste bloquée.

La situation aujourd’hui ne permet pas l’émergence d’une classe politique avisée. Combien de personnes de la trempe de Maurice Paturau, de Kissoonsing Hazareesing, de Dayendranath Burrenchobay seraient intéressées à présenter leur candidature aux élections générales ? Il n’y a personne. Le système que nous avons aujourd’hui ne permet pas l’émergence d’une classe politique apte à mener Maurice dans un monde à l’heure de l’intelligence artificielle. À ce propos, je recommande le livre de Mustapha Suleyman, The coming wave.

Devrait-on revoir la Constitution avec son système électoral ?

Nous devrons non seulement revoir la Constitution et son système électoral mais également le système de nomination des ministres. Si nous n’avons pas de grande compétence comme celle qui existait à l’époque au Cabinet, il faudra savoir comment les attirer.

Comment faciliter leur entrée au gouvernement ?L’Inde peut nous montrer la voie. Deux grands ministres indiens, Nirmala Sitharaman, ministre indien des Finances, et Subrahmanyam Jaishankar ne sont pas passés par les élections. S’il y a une compétence du secteur privé dont nous avons besoin, il faudra trouver une façon pour le nommer dans une deuxième Chambre, par exemple, et lui donner un portefeuille ministériel. Ce genre de nominations se fait également en France et en Grande-Bretagne. Les élus n’ont pas le monopole de l’intelligence.

Le rapport de l’Audit est donc un symbole très important qu’il faut savoir décrypter…
Exactement… Ce sont ses outils. Il y a plusieurs types d’audit. Il y a le Regulatory Audit qui examine la conformité avec les Rules, Laws and Regulations. C’était le gros du travail de l’Audit durant l’ère coloniale. Les engagements financiers étaient plus destinés à la loi et à l’ordre. Les dépenses budgétaires concernaient essentiellement la police et le judiciaire. Cela a évolué après l’indépendance.

En tant que Directeur de l’Audit, à l’Economic and Efficiency Audit, il fallait par conséquent non seulement respecter la loi et les règlements mais avoir une vision plus large qui tienne compte de la gouvernance en général. Il y a eu par la suite le Process Auditing qui identifie les défauts dans le processus d’exécution et qui peuvent être améliorés de manière à éviter les gaspillages et à faire des économies.

Plus intéressant encore il y a le Project Audit. C’est à travers cet outil qu’on peut analyser la catastrophe au niveau de la NDU. Je ne parle pas des deux machines de Magnetic Resonance Imaging qui ne fonctionnent pas au ministère de la Santé, forçant les autorités à avoir recours au secteur privé. Personne n’a, à ce stade, révélé combien cela a coûté au gouvernement, quelle clinique privée a été choisie et sur quelle base elle a été choisie. Il faut reconnaître que s’il faut entrer dans tous les détails de tous les projets le rapport prendrait l’ampleur d’une encyclopédie. Ce qui n’est pas recommandé.

Ce qui nous amène à dire que ce que rapporte le rapport du Directeur de l’Audit n’est que le Tip of the Iceberg. Il ne couvre pas un budget de plusieurs milliards de roupies et toutes les transactions. Ce qui constitue un travail herculéen. Il faut savoir que le bureau de l’Audit est couvert par la Constitution, la Finance and Audit Act et les Financial Regulations sans compter qu’il a le soutien du Parlement, du Public Accounts Commttee (PAC) et de la presse, qui représente une force, et le grand public. Se basant sur toutes ces forces et sur son expérience, le Directeur de l’Audit effectue un travail d’échantillonnage. En fonction des types de transaction, cet échantillonnage ciblé peut représenter entre 10% et 20% des transactions analysées en moyenne. Si l’Audit a vu qu’il a publié sur un échantillon, imaginez ce que représente le reste.
À bien y voir, il semble que le système interne de contrôle du gouvernement ne fonctionne plus. Que font les Finance Managers basés dans tous les ministères et institutions gouvernementales qui sont bien payés ? Nous dirions qu’ils n’arrivent pas à faire leur travail.

Comment améliorer ce système ?

Prenons en exemple la liste d’attente pour les interventions de cataracte à l’hôpital de Moka. À l’époque, il fallait attendre quatre ans pour avoir son tour. Ce qui est complètement irrespectueux du public, donc antidémocratique, une insulte à la démocratie. Je peux dire avec raison que le gouvernement a décidé de sous-traiter ces interventions à travers un accord avec des cliniques privées. Si cela marche pour les yeux et pour les dialyses, nous pourrions le faire dans d’autres domaines. À condition toutefois que cela se fasse dans une transparence totale. Tout cela demande du leadership, un engagement et surtout la décentralisation.

Du haut de vos 80 ans, vous jetez un regard critique sur ce qui se passe à Maurice…

Vous savez, j’ai 82 ans et j’aime mon pays. Je n’attaque aucun parti politique mais je pense que le mal est irréversible à moins d’avoir un leader fort et bénévole. Je ne suis pas embarrassé par un leader autocratique pourvu qu’il soit désintéressé et ait le souci de l’intérêt national. C’est bon d’avoir un homme fort, comme De Gaulle, Seewoosagur Ramgoolam ou Anerood Jugnauth. Ils n’étaient pas des très grands démocrates mais avaient à cœur le pays et l’ont bien servi. SSR a donné au pays l’indépendance politique et SAJ l’indépendance économique.

Beaucoup de jeunes intellectuels quittent le pays et vous-même, vous avez sûrement des enfants à l’étranger…

D’une certaine manière, Maurice ne crée pas les conditions pour garder ses compétences. J’ai une fille qui est Senior Consultant dans un hôpital en Angleterre. Elle aurait souhaité revenir mais les conditions entourant les recrutements et les nominations se font de telle manière que les compétences ne veulent pas rester.


À la veille des élections générales, qu’est-ce que vous attendez des partis politiques ?
Nius savons ce que fait le gouvernement et nous sommes en mesure de le juger. Ce n’est pas moi qui vais le faire à la place de la population. En revanche, je lance un défi à travers cette interview à l’Alliance Ramgoolam-Bérenger-Duval. Au lieu de discuter de la position que chacun doit occuper ou de la répartition des tickets, donnez-nous en détail ce que vous proposez pour l’Éducation, pilier incontournable d’une société, pour la Santé, pour l’Environnement, pour combattre la criminalité et la drogue, pour se prémunir contre le changement climatique et finalement l’économie et l’énergie. La population a le droit de savoir ce que représente cette alternative dans les détails.
Je préfère cela à un manifeste fait pour la galerie. Nous avons dans cette alliance deux anciens Premiers ministres et un vice-Premier ministre. Ils devraient pouvoir nous dire ce qu’ils comptent faire au gouvernement lors de leur meeting prévu le 1er mai à Port-Louis.

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -