L’économie de nos racismes

On peut imaginer que pour son tout premier budget, Renganaden Padayachy aurait souhaité autre chose que ce qu’il a qualifié d’emblée de « période de crise sans précédent dans l’histoire moderne ». D’aucuns affirment cependant que bien des ministres des Finances auraient souhaité avoir à disposition le « don » de Rs 60 milliards déposé dans l’escarcelle gouvernementale par la Banque de Maurice, officiellement pour pallier les effets de la Covid-19.

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Il était attendu, ce ministre des Finances. Pas seulement sur le plan strictement économique. Mais aussi sur le plan humain, par une population secouée, déprimée, inquiète pour son emploi et ses conditions de vie. D’entrée de jeu, il semble avoir voulu montrer qu’il avait pris la mesure de ces enjeux en choisissant jeudi de placer son discours du budget sous le titre « Notre nouvelle normalité : L’économie de la vie ». Avec en exergue de son discours une citation de Kenneth Arrow, selon laquelle « La confiance est une institution invisible qui régit le développement économique. » Notre plus jeune ministre des Finances cite donc le plus jeune économiste à avoir remporté le prix Nobel d’Économie en 1972. Considéré comme le fondateur de l’École néoclassique moderne, Kenneth Arrow est notamment reconnu pour sa contribution à l’avancement de la théorie du bien-être et sur les équilibres généraux de l’économie, prouvant notamment que certains secteurs très éloignés pouvaient s’influencer mutuellement.

On ne sait si c’est cette dernière considération que le ministre des Finances a voulu illustrer, tant son discours pouvait sembler mal-agencé, voire brouillon. Avec des choses répétées alors que d’autres sont juste effleurées (sur le tourisme notamment) ; des mesures semées ici ou là au lieu d’être regroupées pour plus de clarté ; la construction tous azimuts annoncée pour relancer l’économie alors que l’on parle d’un développement plus intégré de l’île ; souligner la nécessité de pallier la dénatalité et au vieillissement de la population pour dans la foulée annoncer des mesures facilitant la venue et l’installation de riches retraités.

Puis vient l’annonce de la réforme des pensions. Déjà décidée. Sans aucune consultation préalable à ce sujet avec les syndicats. Pour développer la confiance, Kenneth Arrow repassera.

Au milieu de tout cela, le ministre des Finances dit peu face à l’inquiétude pour l’emploi. Des enveloppes générales sont annoncées, et c’est à la toute fin de son discours qu’il annonce que l’allocation de chômage technique de Rs 5 100 sera prolongée. Pour qui, selon quels critères ? Mystère

En attendant sa réalisation, c’est dans ce qu’il annonce, ou pas, que l’on peut dans un premier temps juger un budget. Sachant que la méfiance peut accueillir certaines annonces pourtant positives, pour cause justement de non-concrétisation. C’est le cas pour l’annonce du ministre Padayachy concernant la construction de 12 000 logements sociaux. Parce que son prédécesseur et actuel Premier ministre, Pravind Jugnauth, avait annoncé il y a 5 ans la construction de 10 000 logements, qui restent châteaux de sable.

Pourtant, l’urgence est là. L’urgence de loger des Mauriciens démunis, notamment des enfants, qui se retrouvent ces jours-ci sous des tentes de fortune. Alors que l’urgence de les déloger en plein confinement reste plus que discutable, même s’il s’agissait d’occupation illégale. Et c’est bien là que réside le nœud.

Au-delà d’une question d’occupation illégale en effet, c’est bien la question globale des terres que l’on peut regretter de ne pas avoir vu aborder plus en profondeur dans ce budget. Parce qu’elle est notre principale richesse. Et parce qu’elle fonde notre développement futur. Sur un plan économique. Mais plus crucialement sur notre base en tant que société. Parce que c’est sur la question des terres que s’appuie une grande part du racisme qui gangrène et freine notre développement intégral.

Des États unis, la mise à mort en direct de George Floyd a mis le monde en état de choc, puis d’ébullition. On avait vu des photos de mises à mort publiques. Ces « strange fruits » chantés par Nina Simone, corps noirs pendant des arbres sous le regard de foules comme blanches de rire. Mais une mise à mort en direct comme celle de George Floyd, nous n’avions jamais vu. Cela libère de la violence. Cela pourrait aussi libérer une conversation long overdue.

Combien de temps en effet pourrons-nous continuer à perpétuer le non-dit et le consensus apaisant ? Chez nous aussi, le racisme anti-Créoles qui s’est exprimé ces derniers jours, dans le sillage de l’éviction des squatters, mérite une attention plus qu’urgente.
C’est passer à côté du problème que de croire que le racisme n’est qu’une question de couleur de peau. Et qu’il peut suffire « d’éduquer » et de montrer que nous sommes tous génétiquement semblables. Le racisme, c’est aussi, fondamentalement, un système d’exploitation économique. C’est une question de pouvoir. C’est cela qui a servi à légitimer la mise en place et le développement de l’esclavage pour fournir au monde une main-d’œuvre gratuite pour assurer son développement économique. C’est cela qui a consisté, chez nous, à ne pas donner aux descendants d’esclaves l’accès aux terres qui a permis aux descendants d’engagés indiens de fonder une dignité, une valeur économique et une place politique.
Aux premières élections de 1886 à Maurice, le droit de vote dépendait de conditions de propriété, celles-ci étant si élevées qu’il n’y aura que 4 000 électeurs sur une population estimée à 360 000. Ces élections consolident de fait le pouvoir de l’oligarchie sucrière. Au début du XXe siècle, celle-ci, à la recherche de capitaux, va vendre aux Hindous des terres marginales. C’est le « grand morcellement », qui va favoriser le mouvement hors des camps et la formation de villages où le monde ‘indien’ va se recréer. La Première Guerre mondiale va par ailleurs entraîner une chute de la production de betteraves en Europe, ce qui permet au sucre mauricien d’obtenir des augmentations du prix de 200 à 400%. Ce qui entraîne un net enrichissement des régions rurales, sachant qu’en 1914, les petits planteurs contrôlaient 30% des terres sous culture de canne.

La possession de la terre mauricienne permit donc d’asseoir enrichissement économique et éveil politique pour ses bénéficiaires. Parmi lesquels ne figuraient pas les Créoles.
Cette organisation politico-économique sert encore aujourd’hui à maintenir ici les Créoles dans une situation de précarité, parce que nous avons besoin de jardiniers, de femmes de ménage, d’enflés camion, de maçons, de toute une population serviable qui n’aspirerait pas à trop, et quoi de mieux que de continuer à pomper dans ce vivier historiquement créé et alimenté. Tout en continuant à encourager d’autres citoyens à dévaluer cette catégorie. Kreol pares, Kreol soular, Kreol voler, Kreol zwiser

« On peut vraisemblablement soutenir qu’une grande part du retard de développement économique d’une société est due à l’absence de confiance réciproque entre ses citoyens », disait aussi Kenneth Arrow. Saurez-vous aussi faire entendre cela à votre Premier ministre et à son gouvernement, M. Padayachy ?

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