Le carnet de Camille — Romances d’autrefois (2)

La semaine dernière, nous avons fait la connaissance de Manfred et de Charlotte. Nous continuons aujourd’hui avec l’histoire de Marc-Henri, petit-fils de Manfred, qui a conquis le cœur de sa dulcinée, Yvonne. Ils se voient régulièrement lors de déjeuners familiaux et des pique-niques au bord de la mer.

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Yvonne a les cheveux noirs qu’elle relève de chaque côté à l’aide de pinces et n’est guère grande. Elle aime porter des robes avec une ceinture qui souligne sa fine taille. Timide comme beaucoup de jeunes filles, elle rougit au moindre regard de Marc-Henri. Et dès qu’il surprend son regard, elle baisse les yeux, se sentant alors démasquée !

Ils ne souhaitent pas que leur attirance soit connue de leurs proches et craignent les surveillances trop imposantes de chaperons. Leur relation reste donc bien discrète et Josépha, une adorable « mama » qui travaille chez les parents d’Yvonne, est une alliée hors pair. Au fil des secrets, elle devient la confidente de la jeune fille et la messagère des tourtereaux.

Josépha longe tous les jours le chemin de fer muni de son parasol. Tôt un matin en allant travailler, elle voit Marc-Henri l’attendre le pied relevé contre le tronc d’un arbre, sourire aux lèvres, avec un petit papier plié dans la main. « Bonjour Josépha », dit-il joyeusement. « Bonzour misie. Kifer ou pe riy ar mwa koumsa ? » Lui remettant le bout de papier, il continue : « Pourriez-vous, je vous prie, remettre ce mot à Yvonne ? » Le regard amusé, elle prend avec enthousiasme le papier et glisse dans le parasol qu’elle vient de refermer. Sourire aux lèvres à son tour, elle quitte le jeune homme et presse le pas pour rejoindre au plus vite sa protégée.

Elle entre dans la chambre d’Yvonne essoufflée : « Mamzel Yvonne ! Mamzel Yvonne ! Gete ki mo ena pou ou. » Le regard interrogateur, la jeune fille prend le papier, l’ouvre et lit les premiers mots : « Ma tendre Yvonne ». Elle se tait, regarde Josépha et va s’asseoir sur le rebord de la fenêtre en bois face au jardin pour continuer sa lecture silencieusement.

La « mama » vaque alors à ses occupations, et à l’heure du départ, elle lance un regard complice à la mamzel. Cette dernière lui tend un bout de papier, que Josépha glisse dans le parasol qui restera fermé jusqu’à ce que le jeune homme, tout joyeux, en retire le mot ensoleillé.

Et c’est ainsi que leur romance continue jusqu’au jour où, sans crier gare, Marc-Henri doit quitter Maurice pour rejoindre l’Angleterre. Les deux âmes en peine voient leurs rêves s’évanouir. Et puis, plus rien !

Peu de temps après, Josépha, pleine d’espoir, marche le long du chemin de fer, le parasol fermé, cherchant Marc-Henri et son mot doux. Traînant les pieds et le cœur brisé, elle arrive à son lieu de travail le parasol… ouvert ! Il n’y avait plus de messages à dissimuler.

Les années passent. Yvonne épouse Hans, qu’elle connaissait déjà dans sa jeunesse, et ensemble ils fondent une heureuse famille. Lorsque par un beau matin de décembre le facteur dépose une enveloppe venant d’Angleterre au nom de madame. Le cœur haletant, elle l’ouvre précipitamment. Comme autrefois, les premiers mots sont : « Ma tendre Yvonne… ». Son sang ne fait qu’un tour, son cœur chavire, ses joues rougissent et ses yeux s’illuminent. C’est ainsi qu’elle apprend que son amoureux (de toujours) est maintenant lui aussi marié. Elle répond à la lettre brièvement et de manière appropriée puisqu’ils étaient désormais tous deux engagés à la vie, à la mort, chacun de leur côté.

Après cette première lettre, les rêveries reprennent et viennent ajouter quelques brins d’étoiles à sa vie. Un peu plus d’un an passe, lorsque par un chaud après-midi de janvier, le téléphone sonne. Hans répond : « Ah mon ami — Quelle bonne surprise ! — Merci, à toi aussi. Comme c’est bon de t’entendre — D’accord ! » — « Yvooonne ? C’est Marc-Henri. Il veut te souhaiter la bonne année. » Hans est bien au courant de l’histoire de jeunesse qui les liait. Empressée, elle prend le téléphone : « Allô ?Ma douce et tendre Yvonne… »

Josépha n’est plus là pour transmettre les bouts de papier, mais c’est tout naturellement que Hans passe le téléphone à Yvonne, chaque début d’année pour qu’elle reçoive les souhaits de son cher ami. Et cerise sur le gâteau, elle reçoit une carte de Londres à chacun de ses anniversaires.

La ribambelle d’enfants d’Yvonne et de Hans devient adulte et les petits-enfants commencent à gambader dans la maison et le jardin de Rose-Hill. Lors d’une réunion familiale, alors qu’Yvonne venait de recevoir une carte de son amoureux lointain, les plus jeunes de la famille la virent faire des allers-retours dans l’allée de bambous, répétant sans cesse les mots lus juste avant : « Que ne ferai-je pas pour te revoir ! Que ne ferai-je pas pour te revoir !…. » Les petites-filles comprennent alors qu’il y a une histoire concernant leur grand-mère et tendent l’oreille pour en savoir plus.

Et voilà qu’à partir de ce jour, l’une d’entre elles, amusée et attendrie, lui demande régulièrement avec un petit regard coquin : « Alors grand-mère, il t’a appelée ? As-tu reçu une carte ? Une lettre ? Vas-y, raconte ! » Les années passent, la vieillesse s’installe ! Le téléphone ne sonne plus, mais les enveloppes traversent encore l’océan. Parmi les mots doux, Yvonne reçoit aussi des photos de la famille de Marc-Henri. « Comme il a vieilli ! » s’exclame-t-elle un jour. Octogénaires tous les deux, elle ne réalise pas à quel point elle aussi a vieilli. Son regard envers lui reste néanmoins le même, puisque ses yeux brillent comme ceux d’une jeune fille. Lorsqu’elle parle de lui, elle aime dire, avec un petit sourire en coin : « Au moins le cœur, lui, reste jeune ! » Alors que je suis avec Yvonne, âgée à ce moment-là de quatre-vingt dix ans, elle dit à une de ses proches : « Hans est maintenant décédé. La femme de Marc-Henri aussi est morte. Maintenant, on est libres. Tu sais, j’ai une connaissance qui l’a vu en Angleterre. Il lui a montré ma photo dans son wallet qui ne le quitte pas. » Sa petite-fille lui glisse à l’oreille : « Grand-mère, tu veux aller le voir en Angleterre ? » Elle répond par l’affirmative. – « C’est mari loin ça grand-mère ! » Mission impossible, c’est sûr.

Me vint alors une idée farfelue : « Yvonne, donne-moi une photo de toi et une de Marc-Henri. » Elle ouvre son armoire et cherche entre ses vêtements. « Voilà, Camille ! » La technologie faisant des miracles, je scanne les photos, fais un montage-photos, l’imprime et quelques jours après, je l’offre à Yvonne entourée d’une belle rosette rouge.

Je lui tends la photo. Surprise, elle a un petit sourire, des larmes dans les yeux et ses joues prennent la couleur de son rouge à lèvres. Elle murmure : « Mais Camille, il n’est jamais revenu à Maurice. Comment peut-on être sur la même photo ? » Je lui explique en gros ce que j’ai fait. « Mon doux Jésus ! » laisse-t-elle échapper. Et elle glisse la photo sous son oreiller.

Marc-Henri s’éteint quelque temps après et devant la tristesse d’Yvonne, sa fille lui dit : « Mais tu le reverras au ciel. » « Ayo, cela n’en vaut pas la peine ça. Ce sera bête ! » Quelques mois plus tard, Yvonne s’en est allée elle aussi, et sous son oreiller, comme gardé dans un précieux nid douillet, j’ai retrouvé la photo des amoureux que je lui avais offerte ainsi que la carte avec les mots écrits de la main de Marc-Henri : « Que ne ferai-je pas pour te revoir ? »

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