USTOPIA ki ete sa?

Vivre heureux est-il une utopie ?
Question brûlante dans ce monde où de plus en plus en plus, nous semblons davantage envahis par la concrétisation de la dystopie. Le mot dystopie fut en effet utilisé pour désigner un genre littéraire ou artistique qui représente une société imaginaire caractérisée par « son côté sombre, dangereux, généralement sous le contrôle d’un pouvoir tyrannique et totalitaire ou d’une idéologie néfaste ». Mais de plus en plus, la fiction semble être rattrapée, voire dépassée par la réalité, et les célèbres Animal Farm ou 1984 de George Orwell ne sont plus que les prémonitions d’un monde où les démocraties deviennent de plus en plus autocratiques, et où nous sommes soumis à la surveillance de plus en plus liberticide d’un Big Brother qui ne se cache même plus.
Pourtant, l’aspiration au bonheur reste une aspiration profondément humaine, et une préoccupation revendiquée également au niveau étatique et mondial. C’est notamment ce que dit le World Happiness Report publié chaque année depuis onze ans par nul autre que le « Réseau des solutions pour le Développement durable » des Nations Unies. Oui, un classement des pays dans lesquels les habitants seraient les plus heureux.
Pour cette étude, plusieurs critères sont pris en compte. Notamment des critères « objectifs » comme le PIB et les revenus, mais aussi des éléments moins « chiffrables » comme les perceptions des niveaux de solidarité, de liberté individuelle, de corruption ou de confiance des citoyens envers les institutions.
Pour l’édition 2023, basée sur une moyenne établie sur les années 2020 à 2022, c’est la Finlande qui arrive en tête des pays les plus heureux du monde pour la 6ème année consécutive. Elle est plébiscitée pour « sa faible criminalité, peu d’inégalités, des services publics performants, et une confiance élevée envers les autorités ». Pour les auteurs du rapport, la question du bonheur au niveau d’un Etat n’est pas une fantaisie. Elle devrait au contraire être centrale dans toute politique. “Once happiness is accepted as the goal of government, this has other profound effects on institutional practices. All government policies should be evaluated against the touchstone of well-being (per dollar spent)”, écrivent-ils.
Dans ce palmarès, Maurice arrive en 59ème position sur un total de 137 pays étudiés pour cette édition (avec l’Afghanistan en 137ème et dernière position).
Il est toujours difficile de mesurer objectivement certains critères qui relèvent de la perception. Et beaucoup de questions pourraient être posées sur la méthodologie adoptée à cet effet. Le Bhoutan a choisi la sienne. Ce petit Etat situé dans l’est de la chaîne de l’Himalaya, entre l’Inde et la Chine, a vu son roi, Jigme Singye Wangchuck, créer en 1972 l’indice du Bonheur National Brut (BNB), pour remplacer le sacro-saint Produit National Brut.
Quatre critères principaux sont utilisés : la croissance et le développement économique responsables ; la conservation et la promotion de la culture bhoutanaise ; la sauvegarde de l’environnement et la promotion du développement durable ; la bonne gouvernance responsable.
Depuis 2008, les autorités bhoutanaises ont mis en place un système visant à mesurer concrètement le bonheur de ses habitants (au nombre de 785 000 aujourd’hui). Pour cela, des fonctionnaires vont interroger les habitants sur 9 domaines, incluant la santé, le bien-être psychologique, l’éducation, la bonne gouvernance, la vitalité communautaire et le niveau de vie. Tous comptant à parts égales. Au final, les personnes sont classées en quatre catégories : deeply happy, extensively happy, narrowly happy and unhappy.
C’est ce que montre notamment un documentaire d’Arun Bhattarai, Agent of Happiness, sorti fin janvier 2024, qui suit Amber Kumar Guru, un des préposés chargé d’effectuer ces relevés auprès des habitants. Il pose successivement aux uns et aux autres les 148 questions de son formulaires qui reviennent au final à la question suivante : “How happy and satisfied are you with your life, on a scale from 1 to 10?”
Le travail de Gurung et de ses collègues a permis de compiler le Gross National Happiness de 2022, qui révèle que 9,5% des Bhoutanais se disent “deeply happy”, 38.6% sont « extensively happy », 45.5% sont « narrowly happy » et 6.4% sont « unhappy ». Et si le gouvernement du Bhoutan fait ressortir que le pourcentage de personnes “deeply or extensively happy” a augmenté depuis 2010, passant de 40.9% à 48.1%, le film montre aussi que Gurung lui-même, l’agent of happiness, est classé « unhappy » avec un score de 5 sur 10…
Car le Bhoutan, longtemps cité en exemple, est aujourd’hui confronté à une situation qui se complexifie, avec l’endettement, le chômage, la perception d’une corruption grandissante.
Alors, le bonheur, une utopie ?
En 2011, l’auteure à succès Margaret Atwood (The handmaid’s tale, The year of the flood), s’exprimait sur ce qu’elle avait choisi d’appeler « Ustopia ».
« Ustopia is a world I made up by combining utopia and dystopia – the imagined perfect society and its opposite – because, in my view, each contains a latent version of the other. In addition to being, almost always, a mapped location, Ustopia is also a state of mind”.
Au-delà d’un territoire imaginaire, Ustopia est un état d’esprit dit donc Margaret Atwood.
Un terme qui est aujourd’hui repris par un courant qu’exprime notamment Ruha Benjamin, sociologue, et professeure au département d’études afro-américaines de l’université de Princeton. Dont le travail porte sur la relation entre innovation et équité, en se concentrant particulièrement sur l’intersection de la race, de la justice et de la technologie.
Dans une vidéo récemment postée sur les réseaux sociaux, elle déclare : “A small sliver of humanity is currently imposing their visions on the rest of us. They invest in space travel and AI superintelligence and underground bunkers while casting health care and housing for all as outlandish and unimaginable. We are in many ways trapped inside the lopsided imagination of those who monopolize power and resource to benefit the few at the expense of the many. Rather than agonizing about a coming dystopia or longing for a future utopia, we have to reckon with USTOPIA”, affirme Ruha Benjamin.
“Work that doesn’t drive us into the grave? Impossible. A society where everyone has food, shelter, love? In your dreams”, fustige-t-elle. Or, affirme Ruha Benjamin, il est possible de faire autrement. “The first step is to stop policing the borders of our own imagination (…) Ustopias are what we create together when we’re wide awake. Ustopias invite us into a collective imagination in which we still have tensions but where every one has what they need to thrive”.
Parfois, certaines personnes arrivent à incarner ce que pourrait être l’Ustopia. Cela a été par exemple le cas de Nelson Mandela. On peut aussi considérer que ce fut le cas de Robert Badinter, ancien ministre de la Justice en France, mort le 9 février dernier à 95 ans. Un homme entré dans l’histoire avec l’abolition de la peine de mort en 1981 et la dépénalisation de l’homosexualité en 1982, humaniste entier s’étant battu inlassablement pour les droits humains de chacun et de tous.
Il y a plus de quarante ans, Robert Badinter avertissait: «Les générations à venir seront confrontées à un problème majeur de criminalité, car on ne peut pas construire une société sur le profit, sur la consommation, sur la rupture des liens de communauté et de solidarité, sur la rivalité entre les êtres et sur le repliement sur soi-même, et espérer qu’on n’augmentera pas en même temps la criminalité.» Autant de choses contre lesquelles il s’est assidument engagé, ne considérant pas qu’il s’agissait là d’une utopie mais d’une nécessité pour un monde humain.
« We’re stuck with us, imperfect as we are; but we should make the most of us. Which is about as far as I myself am prepared to go, in real life, along the road to Ustopia”, disait de son côté Margaret Atwood.
Et si le bonheur était, justement, dans le nous d’une utopie collective ?
SHENAZ PATEL

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