Environnement marin : Silence ! On observe les cachalots mauriciens…

« On aime ce qui nous a émerveillés, et on protège ce que l’on aime. » C’est ce que disait Jacques-Yves Cousteau, grand explorateur français qui nous aura légué, en plus de son bonnet rouge, un riche héritage, une curiosité scientifique pointue et une passion commune et partagée pour l’exploration sous-marine. C’est dans cette même lignée qu’opère l’équipe de scientifiques chercheurs de l’Indian Ocean Marine Life Foundation. Créée l’an dernier par Claude et Francesca Kwan Tat, les parents de Dick Kwan Tat, membre du comité directeur de la Fondation, elle est présidée par René Heuzey, réalisateur de films sous-marins, dont Thalassa, sous la présidence d’honneur de François Sarano, océanographe et ancien conseiller scientifique du Commandant Cousteau. Ils nous ont invités, jeudi, à la découverte d’une famille de cachalots mauriciens. Une expérience inédite à bord de l’Aquila, au large de Balaclava…

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L’on se serait crus dans un documentaire. À vrai dire, ce fut un peu le cas. Jeudi, Week-End a vécu (non sans peine, vous le comprendrez plus tard) l’expérience d’une expédition sous-marine en haute mer, à la recherche de la famille d’Irène Gueule Tordue, cachalot qu’étudient René Heuzey et son équipe depuis plus de 10 ans. Depuis, la famille s’est agrandie, et la fondation a créé le premier arbre généalogique de cachalots au monde (voir encadré). Une découverte de taille pour les scientifiques et chercheurs, qui pourront, grâce à ces données, mieux protéger et comprendre le fonctionnement de ces mammifères marins sauvages, d’une timidité attachante.
Jeudi, 7h15. Rendez-vous au Grand Baie Yacht Club pour monter à bord de l’Aquila, où l’équipe de l’Indian Ocean Marine Life Foundation nous attend. Il fait beau, la mer est calme et les membres de l’équipage se préparent pour une journée classique d’expédition où ils vont à la rencontre de cachalots mauriciens — oui, car les petits sont nés ici même, dans nos eaux — pour les apprivoiser. Un peu comme à la manière d’un petit prince des eaux, qui sait pertinemment que ce n’est pas par la force que l’on parvient à atteindre l’autre, mais uniquement en l’apprivoisant, en se faisant graduellement et patiemment accepté.
Navin l’oreille d’or
C’est d’ailleurs cela qui nous aura le plus marqués lors de cette expédition. C’est avec un immense respect que René Heuzey et Axel Preud’homme, plongeur naturaliste, attendent patiemment que le clan d’Irène Gueule Tordue se dévoile… Ainsi, après avoir mis l’Aquila en marche, l’équipe quadrille la zone de Grand-Baie en allant vers le sud. Navin Boodhoonee, affectueusement appelé Navin l’oreille d’or, et Axel Preud’homme sont sur la partie supérieure du bateau. Jumelles à la main, ils regardent au loin, sans piper mot. Puis, d’un coup, ils s’arrêtent et donnent le signal à Jean-Michel Bardin et son fils Romain Bardin de couper le moteur, pour faire une écoute hydrophone. L’Aquila immobilisé en haute mer se tait. Navin tend l’oreille. On attend que les cachalots se parlent entre eux. L’équipe pourra ainsi les localiser et aller à leur rencontre. À deux reprises, le bateau s’arrêtera en vain, pour finalement s’arrêter au large de Balaclava à 3 miles nautiques (ndlr : environ 5,5 kilomètres) de la terre ferme, et c’est là que la magie s’opère.
Le bateau à l’arrêt, le moteur au point mort, il se retrouve au centre du clan. Petit à petit, l’on voit sortir de l’eau un, deux… huit cachalots, voire plus. Ils viennent de se réveiller et profitent du soleil estival. Un spectacle à couper le souffle, tant par la présence de ces géants marins à quelques mètres de nous, que par ce sentiment de privilège d’avoir été acceptés par le clan. Ces cachalots pourraient pourtant, s’ils le voulaient, faire chavirer le bateau. Mais non ! Ils ont décidé, ce jour-là, de nous accepter, de nous faire confiance. René Heuzey, Axel Preud’homme et quelques autres membres de l’équipage se préparent à plonger, sans palme ! En fait, ils ne sautent pas dans l’eau pour ne pas déranger les cachalots, ils se laissent glisser dans l’eau, un détail énorme qui montre encore une fois la méthode de travail scientifique respectueuse que privilégie la fondation. Une humilité qui qualifierait bien la démarche du chercheur, du réalisateur, qui ne cherche pas à chasser, à faire fuir l’animal, mais à l’observer, à le comprendre, à le protéger.
Ce sont des cachalots citoyens mauriciens !
Pendant près d’une heure, l’équipe de l’Indian Ocean Marine Life Foundation plongera avec les cachalots. À aucun moment l’Aquila ne s’approchera trop près d’eux, à aucun moment les plongeurs ne fonceront droit sur eux. Non, regroupés pour ne pas faire peur aux timides, mais curieux cachalots, ils attendront que ces derniers viennent vers eux. Et c’est ce qui se passe lorsqu’ils sont en confiance, lorsqu’ils se rendent compte que personne ne leur veut du mal, et qu’ils sont maîtres chez eux. Pendant une heure, les petits cachalots joueront ainsi librement non loin de leurs maman et nounou, s’approchant de temps en temps des plongeurs émerveillés, et surtout encore une fois privilégiés d’avoir été ainsi accueillis dans leur univers.
Nous sommes restés sur le bateau, admirant au loin ce spectacle. En fait, pour l’anecdote, l’expédition fut houleuse pour Week-End, même si comme nous l’a confié Jean-Michel Bardin, skipper du bateau Aquila, « sur une note de 1-10, la mer est à zéro ! » avec une pointe d’humour. Cela étant dit, cela n’a aucunement enlevé la magie de l’expérience vécue. Près d’une heure d’observation pour l’équipe de la fondation donc, qui remontera sur le bateau le sourire aux lèvres. Ils auront ce jour-là confirmé le sexe des deux nouveau-nés du clan, qui sont des mâles. Axel Preud’homme enregistre sans attendre toutes les informations glanées. Les plongeurs, eux, ont les étoiles dans les yeux. Un moment intense.
Krishna Coolen faisait partie des plongeurs. Membre de la Royal Life Saving Society de Maurice, il n’en revient pas de son expérience. « J’ai déjà nagé avec des cachalots, mais aujourd’hui c’était spécial, l’on s’est retrouvés parmi eux. L’on a même vu un bébé téter sa maman ou sa nounou. C’est dans de tels moments que l’on se rend compte de la beauté de la nature. Il ne faut pas oublier que ce sont des cachalots citoyens mauriciens, et nous devons tout faire pour les protéger et surtout ne pas les déranger », dit-il. Krishna Coolen indique aussi qu’il est important de réguler le secteur. Nouchine Schopfer a elle aussi vécu un moment incroyable. Elle nous confie qu’ « à chacune des mises à l’eau, c’était incroyable. Pendant une d’elles, on s’est retrouvés au milieu du clan avec plusieurs cachalots en chandelle, absolument tout calmes. Ils n’avaient pas du tout l’air d’être dérangés. »
En somme, une expérience qui nous remet à notre place dans le monde. Nous ne sommes, au final, que des invités dans l’univers de ces mammifères marins, encore faudrait-il qu’ils nous acceptent. Cette expédition sous-marine scientifique fut aussi, à bien des égards, une leçon d’humilité qui pourrait aussi servir de modèle aux autres. Dans le respect mutuel, sans force, sans empressement — car certains cachalots portent des blessures d’hélice et autres —, l’expérience d’observer les cachalots ne peut qu’être décuplée. Et nos cachalots mauriciens, eux, réapprendraient à faire confiance et à vivre, sans aucune crainte des nous…Ce que dit la loi
À Maurice, selon la Tourism Authority (Dolphin and Whale Watching) Regulations 2012, il est demandé aux plaisanciers de « s’approcher du dauphin ou de la baleine par le côté ; de maintenir le bateau de plaisance sur le côté du dauphin ou de la baleine et de suivre une route parallèle au dauphin ou à la baleine ; d’utiliser le bateau de plaisance à une No Wake Speed lorsqu’il se trouve dans la zone réglementée ; d’entrer dans la zone réglementée et en sortir à une No Wake Speed ; de maintenir le moteur du bateau de plaisance au point mort lorsqu’il est à l’arrêt et de ne pas traverser ou se trouver au milieu d’un groupe de dauphins, entre autres. Chez nos voisins, à La Réunion, les choses sont prises très au sérieux. En 2020, un nouvel arrêté entre en vigueur avec deux nouvelles règles pour approcher les cétacés à La Réunion, dont l’instauration d’une période de quiétude (18h-9h) durant laquelle toute activité d’observation et de mise à l’eau est interdite à moins de 300 mètres d’un cétacé et la présence d’un accompagnateur diplômé pour la pratique de la mise à l’eau, comme le rapporte le site d’information Réunion Première.

QUESTIONS À – René Heuzey :« Interdire n’est pas la solution,
mais il faut bien réguler et protéger »

René Heuzey et Axel Preud’homme ont répondu à quelques-unes de nos questions, faisant par là même le bilan de cette journée d’expédition très spéciale.
Quel est le bilan de la journée ?
René Heuzey : On est tombés sur le clan de Vanessa. On a découvert que les deux nouveau-nés étaient des mâles. On a de fortes suspicions concernant les mamans, mais le problème c’est qu’un bébé peut téter sur une maman, comme sur une nounou. Ce sont les autres vidéos qui vont confirmer cela.
Dites-nous en plus sur cette famille de cachalots que vous observez depuis tant d’années…
Axel Preud’homme : Il y avait au départ un clan de cachalots, celui d’Irène Gueule Tordue, et au fur et à mesure, on a vu que le clan se scindait légèrement en deux petits groupes, et depuis l’année dernière, c’est devenu vraiment bien distinct. Il y a le sous-groupe d’Irène et le sous-groupe de Vanessa. C’est celui avec lequel on était aujourd’hui. Ils vivent généralement sur la côte ouest, mais séparément. Dans le sous-groupe de Vanessa, on a cinq femelles adultes, soit Vanessa, Caroline, Adélie, Emy et Delphine, et puis nous avons six immatures. On en avait sept, mais Eliot, qui est un mâle de 13 ans, a quitté le groupe. Les autres jeunes sont Chesna, Zoé, Andreas, Mégane et nos deux petits mâles.
Comment les identifiez-vous ?
René Heuzey : Nous avons des fiches d’identification qui sont comme les cartes d’identité avec des photos. C’est pour cela que l’on demande aux gens de nous envoyer des photos et des vidéos. On les reconnaît grâce aux morsures qu’ils ont eues. Il faut savoir que les principaux prédateurs des cachalots à Maurice ce sont les globicéphales, ce sont les gros dauphins noirs. Ils viennent ici quand ils savent qu’il va y avoir les bébés. Aussi, l’identification, on la fait avec la génétique. On récupère les peaux que les cachalots perdent, ce sont les squames. Par la génétique et du fait qu’on ne touche pas l’animal, car il s’agit d’un prélèvement passif pour l’animal, on envoie ces échantillons au laboratoire en France et c’est comme cela qu’on a créé le premier arbre généalogique de cachalots au monde. On a fait un point zéro depuis 2011.
Quid de votre méthode de travail ?
René Heuzey : J’ai formé les pilotes à travailler et on se met bien en amont, on se glisse dans l’eau, on ne saute pas dans l’eau ! Axel reste en surface et c’est lui qui nous donne signe quand bouger et où aller. C’est le cachalot qui décide. On reste groupés, et on attend. Des fois ça marche, des fois non. C’est eux qui décident. Et en allant tous les jours, c’est comme cela qu’on se fait accepter. Ce sont des animaux sauvages, rappelons-le. On ne leur donne pas à manger, rien. Je dis toujours que sur un tournage, c’est le réalisateur qui dirige, là c’est l’acteur qui dirige.
Quelle est votre opinion des activités de whale-watching à Maurice ?
Axel Preud’homme : C’est malheureux, parce que beaucoup de skippers ne font pas attention. Ils foncent sur le cachalot et parfois ils jettent les gens à l’eau sans encadrant, sans moniteur. Ils ne se rendent pas compte que c’est dangereux, car il n’y a pas que des cachalots, il peut y avoir des globicéphales, des requins, etc. Mis à part cela, c’est la façon de faire qui est non respectueuse et les gens nagent comme des fous vers le cachalot. Aussi, on a vu cette année-ci un changement de comportement. Les cachalots ont tendance à descendre beaucoup plus vite, etc.
René Heuzey : Il y a aussi beaucoup qui sont marqués, on a vu un petit qui s’est pris une cale de bateau. Il y a une grosse marque. Parfois, il y a 30 personnes dans l’eau, tout le monde crie, c’est stressant pour les animaux. On forme les skippers et on pense qu’interdire ce n’est pas la solution, mais qu’il faut bien réguler et protéger pour que finalement tout le monde se retrouve.
Finalement, quelques mots sur l’état de nos fonds marins ?
René Heuzey : J’ai fait mon premier film en 1999 à la demande de la MTPA sur les fonds marins mauriciens, et un autre en 2011 ; j’avais remarqué une légère dégradation. Depuis 2011 à maintenant, je vois une très forte dégradation sur le récif corallien. C’est en partie dû au changement climatique, mais il y a aussi les cyclones. Un exemple, c’est le KT Mawar, chalutier immergé volontairement pour agir en tant que récif corallien artificiel. Le cyclone l’a déplacé de près de 100 mètres ! Dans l’ensemble, vous aurez encore de belles plages, rassurez-vous, mais je trouve que les eaux sont un peu moins claires qu’avant.

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