Phénomène sur fond de drogue : Des ti patrons modèles et bienfaiteurs d’un autre genre

Avec l’arrestation des frères Miguel et Raquel Jolicœur pour trafic de drogue et possession de matériel explosif, un phénomène prenant de l’ampleur interpelle : celui du règne des “ti patrons” ou petits trafiquants de drogue qui ne font pas que du business de la mort. Dans leur quartier, ils font du mécénat. Certains investissent dans la musique. Raquel Jolicœur avait pris un groupe sous son aile. Une formation qui véhicule des messages crus, ponctués de jurons, qui traduisent la vision d’une génération à laquelle il appartient, sur les réalités des quartiers touchés en plein cœur par la drogue. Silencieux dans leur maison tout confort ou en mode Tik Tok à plein temps, ces “ti patrons” sont aussi devenus des modèles pour ceux qui voudraient briller hors d’un système qui ne leur fait pas de place.

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Ils chantent… non, ils scandent sur un tempo qui accroche des mots explicites à caractère sexuel, des paroles dont la vulgarité rivalise avec l’agressivité. À leur manière, ils décrivent une réalité à laquelle ils sont – avec d’autres de leur génération – confrontés depuis leur plus jeune âge. Rejetés d’un système qui n’a pas su les caser et prisonniers de préjugés, ils ont fini par cultiver les défauts qui leur sont reprochés.

L’or et l’argent ont remplacé l’émail de leurs dents. Des tatouages et des bijoux sont de rigueur pour leur apparence. Et leur regard est direct, franc, vide quelques fois… Sur les réseaux sociaux, ils se mettent en scène, se lâchent et, au final, collectionnent des millions de vues et de followers à faire pâlir d’envie les vrais artistes locaux. Eux sont les 666 Armada, avec pour pilier leur fidèle ami, un certain Raquel Jolicœur. Ce dernier est peut-être derrière les barreaux, mais, plus que jamais, son nom est sur toutes les lèvres d’une jeunesse qui l’admire! Parce qu’à l’image de certains jeunes adultes des quartiers chauds qui, du jour au lendemain, affichent un autre mode de vie, roulent dans des voitures avec des plaques d’immatriculation personnalisées, Raquel Jolicœur, à bord de sa SUV, incarne, à sa manière et aux yeux de ses admirateurs rejetés du système, une success story.

“Bann zenn pe pran bann ti patron kouma lexanp”

Les 666 Armada sont montés en puissance. Il suffit de faire un tour sur You Tube et particulièrement Tik Tok pour se rendre compte de leur popularité. Des adolescents, y compris des collégiens, reprennent deux des “chansons” du groupe qui font actuellement le buzz et postent leurs videos en ligne. Ces chansons parlent de sexe et de la police, les hommes en uniformes qui débarquent dans des quartiers pour traquer les trafiquants. L’arrestation, le 30 mars dernier, de Jean Miguel Jolicœur, 20 ans, membre du groupe 666 Armada, pour trafic de drogue, et de son frère Raquel, 26 ans, pour le même délit et possession de matériel explosif (selon la police, il voulait faire exploser le Parlement et les Casernes centrales), le 2 mai, a amplifié la cote de la formation.

Et ce, au grand désespoir des parents et travailleurs sociaux ou autres personnes engagées dans la lutte contre la drogue. Pourquoi? La réponse vient d’une mère de famille de Batterie Cassée: “Parski bann zenn pe pran bann ti patrons kouma lexanp.” Par “ti patrons”, il faut entendre des petits trafiquants de drogue qui gagnent assez gros pour s’offrir des plaisirs matériels coûteux. “Ou trouv zot ek boutey wiski JD aster. Zis sa mem zot bwar..!”, lance la mère de famille.

Il y a ceux qui affichent leurs biens, mais se taisent. “Et il y a ceux qui s’affichent et qui sont de vraies nuisances”, rappelle une travailleuse sociale du Sud-Est. Mais quoi qu’il en soit, les ti patrons prolifèrent à travers le pays, dans des régions connues pour abriter le trafic de drogue. “Je pense qu’avoir trop montré ce qu’il a, sa maison, sa vie, et tro ouver so labous, il a fini par se faire avoir”, observe une habitante de Riche-Terre à propos de Raquel Jolicœur. Ce dernier qui vivait là-bas a abandonné l’école après avoir échoué aux examens de Certificate of Primary Education. Il rejoint ses parents et sa sœur qui sont marchands de légumes. Bénéficiaire de repas chauds distribués aux enfants scolarisés de sa localité, le jeune homme grandit dans la précarité. “Et puis, un jour mes enfants, qui regardaient des vidéos sur les réseaux sociaux, m’ont appelé pour me dire de regarder Raquel. J’ai vu ce qu’il était devenu et tout ce qu’il possède”, confie l’habitante de Riche-Terre.

Un schéma à la Pablo Escobar

Maison fraîchement construite, façades en pierres taillées et voitures neuves sont les premiers signes qui interpellent après une transition trop abrupte entre précarité et aisance. S’en vanter c’est aussi faire des envieux qui, à leur tour, se laissent tenter par l’argent facile et deviennent “jockey” ou “zoke”: livreurs. Ce sont aussi eux qui donnent l’alerte quand arrivent les policiers. “Pour le moment, on voit des jockeys circuler à vélo électrique. Ou fini kone ki zot inn gagn kas pou aste zot electric bike, zot portab…”, nous dit un travailleur social. Des zoke qui, à leur tour, rêvent de gravir les échelons dans le business avec la livraison de l’héroïne, une des drogues dures sévissant le plus dans la région où intervient ce dernier. Au-delà des biens matériels, le sentiment d’être intouchable, de dire ses pensées à qui veut l’entendre, d’être craint, d’attirer des filles “ki kontan larzan”, de pouvoir faire la fête quand on veut, plaît à ceux qui gravitent autour des petits trafiquants.

Pour s’acheter une conscience quand ce n’est pas pour écouler l’argent sale, des petits boss du business sont devenus des mécènes de leurs quartiers. Ils financent des groupes de rap. “Ou pena larzan, zot fer ou laniverser”, confie un témoin. “Mais chez nous, les bons samaritains qui viennent en aide aux familles qui font appel à eux ne le font pas de bon cœur. Avec eux, c’est du donnant donnant. Quand ils vous demandent de leur rendre service à votre tour, vous êtes coincé”, dit cette personne.

L’année dernière, à Noël, c’était distribution de cadeaux pour tous les enfants dans une des régions port-louisiennes. “C’était financé par des ti patrons. Il arrive qu’ils offrent des repas chauds, font des dons et financent des activités dans la communauté”, explique une travailleuse sociale. “Mais ils ne demandent rien en retour”, affirme cette dernière. Ce schéma à la Pablo Escobar “est un phénomène très répandu à Maurice”, constate Kunal Naïk, psychologue-addictologue. Qui fait remarquer dans la foulée que si des trafiquants deviennent des recours pour palier les problèmes d’argent dans la communauté, il y a de quoi s’interroger sur la vraie bataille contre la pauvreté et la drogue. “Et qu’en est-il du Plan Marshall ? A-t-on fait son évaluation ?”, se demande Kunal Naïk. Il maintient que la révision du système éducatif pour une meilleure prise en charge des jeunes en situation d’exclusion et exposés au dilemme de l’argent facile ou à l’emploi aléatoire, ainsi que la mise en place de vrais projets communautaires sont indispensables pour prévenir l’émergence de jeunes trafiquants.

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