Lamur an ekri – La passion amoureuse selon Thiruvalluvar

DAVINA ITTOO

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« Ki plis exaltan?

Enn sezur dan rwayom nu kreater, gardyin liniver?

ubyin enn somey profon dan saler to lebra? »

(Kural – 1103)

 

Quelle exaltation serait la plus majestueuse, celle qui découlerait d’un séjour dans le royaume de Dieu ou celle qui fondrait sur l’amant plongé dans le plus profond des sommeils, dans les bras de sa bien-aimée ? Le poète Thiruvalluvar, dans l’épique Thirukkural pressentait déjà que des passerelles invisibles reliaient amour profane et amour divin. Le Thirukkural n’est pas seulement un texte composé de diverses strophes qui déploient la dimension éthique, politique et économique de l’ancienne société tamoule. Il est également un magnifique traité sur la passion amoureuse, de ses crescendos éblouissants jusqu’à ses chutes vertigineuses. Neekeea Ramen et Kavinien Karupudayyan nous livrent une magnifique traduction en créole de ces strophes dans « Lamur an ekri », publié par Ledikasyon pu Travayer.

 

« li finn fer mwa enn regar an retur mo regar

Enn regar kuma bul dife

Ki detrir tu lor so sime… »

 

Tout commence par le premier regard, celui qui est à l’origine du feu qui flamboie soudainement dans les yeux et dans le cœur des amants. Il possède l’autre et le dépossède en même temps, c’est le plein et le vide qui se heurtent dans un instant d’éblouissement. En proie à des forces contradictoires, les amants sont alors précipités dans un vertige délicieux : « premye regar, ki so lizye – dekore ar kajal – fer mwa, pik mo leker, prosenn la geri mwa ». La beauté de la bien-aimée ne cesse d’être glorifiée par l’amant : « tu zetwal pe vinn fol, perdi sime, kan zot finn dekuver lalinn dan so vizaz ». À chaque fois qu’elle l’enlace de ces bras parfumés, il a l’impression de renaître :

 

« to lebra telman inprenye avek amritham

Sak fwa mo tus twa

Mo repran nesans

Kuma plant reburzone »

 

Elle a un « zoli tin kuler mang » ek so « regar gazel » ensorcelle et brûle. On croirait entendre un autre refrain, venant d’un autre continent, consigné dans un autre livre sacré : la Bible. En effet, dans Le Cantique des Cantiques, la bien-aimée est comparée à « une gazelle, sur les monts du partage ». Si chez Thiruvalluvar, « laroze ki pe perle lor ledan sa tifi la

 du kuma enn melanz dile e dimyel », dans Le Cantique des Cantiques, le bien-aimé s’exclame langoureusement :

« Tes dents, un troupeau de brebis tondues qui remontent du bain. Je mange du miel et mon rayon, je bois du vin et mon lait. Mangez, amis, buvez, enivrez-vous, mes bien-aimés ».

L’ivresse qui s’empare du cœur et du corps des amants les laisse chancelants au bord d’un abîme vertigineux:

« Sulezon larak vini kan to bwar li

me lamur, zis gete, fer sule »

 

Si la rumeur court depuis des siècles que Le Cantique des Cantiques révèlerait la passion mystique entre le roi Salomon et la reine de Saba, une autre histoire similaire nous est venue des rivages du sud de l’Inde… Entre amants bibliques et fiancés indiens, nul ne semble retrouver le chemin de la Raison…

Frénésie ? Maladie ? Délire ? C’est une confuse et diffuse souffrance qui s’infiltre, traversée çà et là par des éclairs lumineux et des tempêtes foudroyantes :

 

« Ena lamur enn kote, lot kote lapenn,

Dan mo nam, de lekstrem

Ki zame pu vinn kamarad »

 

Devenus étrangers à eux-mêmes, les amants ne peuvent que céder à l’attrait irrésistible de cette passion qui les dévore et les détruit en même temps :

 

« avan, lamor ti enn etranze pu mwa

asterla mo finn ser so lame »

« regar sa tifi la

Eski li pu Bondye Lamor Yama ? »

 

L’Isolde de Wagner, prise de passion, s’écriait : « Pour quel destin suis-je née ? Pour quel destin ? La vieille mélodie me répète – Pour désirer et pour mourir ! Pour mourir de désirer ! »

Pourquoi subir cette passion qui blesse et que toute la raison condamne ?

« Ale mo leker !

Se enn foli ki to pe kontiyn kurtiz li,

Alor ki li, li san-pitye pu twa…

… ayo mo leker,

aret rann twa mizerab

Kifer to bizin kontiyn sufer pu li »

Tout se passe comme si la passion est une catastrophe désirable, un naufrage secrètement souhaité. Le poète révèle que c’est « enn duler exki ! ». Si la séparation mène aux portes de « lasagrin », ki « enn buton fler sek gramatin, enn fler brile dans soley midi, enn gro duler leker dan marenwar », cette distance entre les amants ne fait qu’accentuer la passion : « so suvenir trap mo lame, sufle dan mo zorey ». « Kan mo pans li, mo leker brile ». L’intoxication est si forte que l’esprit amoureux récupère l’amant dans l’imaginaire : « kimanyer mo pu rekonpans sa rev ki finn ramenn mwa mesaz depi mo amure ? » « Si mo leker ankor pe bate, se parski mo kares li dan mo rev ». Il y a le refus et la négation du monde dans le transport amoureux et le retour au monde marque la chute dans un réel où l’intensité ne peut plus subsister : « Fer krwar ki kapav tuf nu lamur avek skandal, se fer krwar ki kapav teyn dife ar manteg ». Celui qui aime recherche désespérément l’apaisement dans une confidence à un être qui comprendrait la douleur insupportable de l’amour : « ki laport mo pu tape pu mo rakont duler mo leker ? ». Dans la sombre nuit, l’amant est consumé par des feux plus ardents : « Dan turbiyon lamur mo pe naze, san ki mo retruv lot kote rivaz, mo tusel omilye lanwit ». La Sulamite du Cantique des Cantiques s’écrie également : « Sur ma couche, la nuit, j’ai cherché celui que mon cœur aime. Je l’ai cherché et ne l’ai point trouvé ».

L’étreinte brûlante de deux corps qui se cherchent et s’enlacent, qui se dévorent et se déchirent, les flux et les reflux du don de chair, les marées de la jouissance mènent aux portes d’une transcendance qui pousse les amants à croire qu’ils se fondent graduellement dans une unicité délicieuse :

« Nu lekor kuma lalyann

Ape anlas nu lam pu vinn enn sel.»

« Ser mwa avek duser,

Me ser mwa byin for

Pu ki lespas perdi so lexistans ».

 

« Pu ki lespas perdi so lexistans »… Nous atteignons ainsi les rives d’Eros, « le désir total, l’aspiration lumineuse, l’élan religieux originel porté à sa plus haute puissance, à l’extrême exigence de pureté qui est l’extrême exigence d’unité », comme l’affirme Denis de Rougemont dans L’Amour et l’Occident.

Exaltés et désenchantés, fiévreux et lucides, les amants seraient-ils amoureux du tourment d’amour ? L’attente de l’être ne recèle-t-elle pas une étrange connivence avec l’érosion du désir ? Le désir se nourrit aux seuils des séparations. La passion cherche-t-elle l’accomplissement immédiat ou la brûlure du rêve qui s’éternise en soi ? Que veut l’âme, la possession ou la dépossession ? Qu’aime-t-on vraiment, la créature ou l’idée même de l’amour ? Aux portes des naufrages et des élévations, le saint nous a menés… Entre vertige foudroyant, transport frénétique, corps frémissant et délire divin, le saint nous raconte peut-être, tout simplement, la belle histoire de l’incessante quête de l’humain, la quête de sa propre âme…

La passion et la mort, le visage de l’aimé et la face cachée de Dieu, la séparation douloureuse et la nostalgie de la créature pour le créateur, le drame cosmique se rejouerait-il subtilement lors de la passion amoureuse ? La passion serait-elle un phénomène éminemment spirituel, sous ces humeurs malicieuses et ses fièvres malignes ? Si Thiruvalluvar, ce saint clairvoyant et lucide inclut dans ses strophes, des développements entiers sur l’amour, c’est peut-être parce qu’il a pressenti le lien étrange qui subsiste entre l’amour profane et l’amour sacré…

 

 

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