Amédée Darga : « Le pays a besoin de visionnaires qui voient au-delà de cinq ans »

Dans une interview accordée à Le Mauricien cette semaine, Amédée Darga n’y va pas de main morte. Il fait le constat d’une dégénérescence et d’un déficit de confiance dans les institutions piliers. Il note que l’économie stagne et que le système éducatif jusqu’à l’université n’est plus capable de produire ce capital humain digne d’une Higher Income Economy. De plus, le pays dispose d’une gouvernance autocratique populiste, mais pas développementaliste, selon lui.

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« Le mal s’est aggravé avec une classe dominante de prédateurs, de rentiers publics et privés, de vils courtiers et de flatteurs, alors que le pays a besoin de bâtisseurs, de visionnaires qui voient au-delà des cinq ans pour une réélection », dit-il. Analysant la situation des Créoles à Maurice, il est d’avis que « beaucoup souffrent autant du regard des autres que du traitement qu’ils subissent ».

La déclaration du Premier ministre à l’effet que la mafia s’est infiltrée dans certaines institutions continue de donner lieu à un débat dans le pays. En tant qu’observateur de la société mauricienne, quel est votre sentiment ?

Quand le Premier ministre affirme que la mafia s’est infiltrée dans certaines institutions, quand le commissaire de police conteste le Directeur des Poursuites publiques, quand le jugement d’une magistrate est vilipendé publiquement par un Premier ministre, quand des avocats sont arrêtés et qu’on ne peut plus distinguer le vrai du faux et le faux du vrai, quand une récente enquête révèle que 60% des jeunes professionnels veulent quitter le pays, quand des étudiants du Collège Royal de Curepipe entament un chant qui insulte une partie de la population, quand les gens vous disent qu’ils ont peur de s’exprimer, aucun doute… le pays va mal.

L’île Maurice vit aujourd’hui une crise sérieuse. Et cette crise ne date pas de décembre 2014. La crise est profonde, car elle affecte de multiples dimensions de la vie ordinaire de chaque citoyen. Crise du modèle économique qui donne l’illusion d’une High Income Country basée sur des secteurs volatiles, de la consommation domestique et sur la vente de l’immobilier aux étrangers; crise de confiance dans les institutions piliers; crise de l’élite, qui dans sa majorité, ne fait que se lamenter de ce qui va mal, et dans la réalité n’hésite pas à tirer avantage d’un système tordu. Une gouvernance autocratique populiste, mais pas développementaliste.

Toujours sur le plan de l’actualité, le chant controversé d’un groupe d’élèves du RCC a provoqué la colère. En tant qu’Old Royal, pensez-vous qu’il y ait une dégradation de la situation ?

Si le chant très mal inspiré des élèves du Collège Royal, célébrant la réussite au niveau des lauréats, a suscité tant de colère exprimée dans la réaction des milliers d’individus créoles sur les réseaux sociaux et de leurs organisations diverses, de même que l’Église catholique, c’est parce que cela a fait rejaillir un profond ressentiment qui, pour certains, flotte dans leur subconscient, tandis que pour d’autres, il reste à fleur de peau et, pour d’autres encore, les touche dans des vécus actuels.

Le peuple mauricien a beaucoup changé pour le meilleur durant ces 50 dernières années. Mais il n’en demeure pas moins que selon le sondage Afrobarometer 2022, 13% affirment qu’ils s’identifient d’abord à leur ethnicité plutôt qu’à leur nationalité, et 5% disent s’identifier uniquement à leur ethnie.

L’identité est donc à ce point importante ?

L’identité est autant dans soi que dans le regard des autres. Le dénigrement est quelquefois exprimé consciemment ou inconsciemment dans le langage. Nasion et rasta sont souvent utilisés de façon péjorative, et ce n’est pas une perception de Créoles trop sensibles.

Entendre un policier ou un officier d’un service public crier à son collègue : « Eta, al get sa rasta-la, gete ki li pe rode ! » Ainsi on identifie cette personne non pas comme un monsieur ou un jeune homme, mais par ses cheveux : Enn rasta ou enn Mazambik ! J’ai moi-même fait l’expérience à un repas dans un groupe où, autour de la table, on s’est exclamé : « Sa bann kreol-la… » Puis réalisant ma présence, on se reprend : « Ayo, mo pa le dir ou ! »
Nous pouvons aussi constater que certains journaux, certaines images d’activités CSR montrant des vulnérables et la MBC parlant de la pauvreté ne montrent que des personnes de la communauté créole, comme si ces caractéristiques ne concernaient que les Créoles.
Ces images d’une communauté de mal foutus n’est plus la réalité. La communauté s’est transformée en 25 ans. Elle a produit bon nombre d’universitaires, de lauréats, de médecins, d’ingénieurs, de cadres et, surtout, beaucoup d’entrepreneurs.
Beaucoup de Créoles souffrent autant du regard des autres que du traitement qu’ils subissent, du vécu explicite ou subtil. Le sondage Afrobarometer 2022 révèle que 14% des répondants créoles considèrent que la communauté est tout le temps traitée de façon injuste de la part du gouvernement, et 27% que c’est souvent le cas.

Le gouvernement, ici, veut dire gouvernants, certains officiers de la fonction publique, certains policiers et des institutions publiques. Traitement injuste dans le service, dans la façon de parler, dans le recrutement ou dans les promotions. Au niveau des ministères, les recrutements par Delegated Powers sont un massacre. Ils sont tellement biaisés en défaveur de certains. La porte fermée a duré tellement longtemps que les Créoles n’essaient même plus, se disant : « sa, pa pou gagne sa. Sa pa vo lapenn ! » Et les Créoles ont tort. À chaque recrutement par la PSC ou autres institutions publiques, ceux qui ont les qualifications requises devraient postuler, quitte à protester s’ils se sentent victimes de discrimination.

Reconnaissons que le présent régime a quand même nommé quelques Créoles à la tête de quelques institutions. Mais ils ne sont pas très visibles. Est-ce parce que le Créole a toujours le réflexe de raser les murs, de peur de se faire taper dessus ? Nous ne nommerons jamais un Créole ambassadeur en Inde, et en Afrique, nous n’en comptons qu’un seul !

Si dans le secteur privé, ce que certains appellent les Legacy Companies, il y a eu un certain progrès, il n’en reste pas moins que pour les Créoles les plus qualifiés et compétents, le plafond de verre demeure. Que ce soit dans le secteur public ou privé, il est urgent d’accélérer une vraie gouvernance soucieuse d’Equity, d’Equality, de Diversity et d’Inclusion.

Enfin, pour revenir à cette insulte des élèves de mon ancien collège, je ne peux m’empêcher de penser à la fin des années 60’, quand quelques-uns de ces élèves, tels Sushil Khushiram ou Harris Koobeelass et moi-même, avions déterminé qu’il fallait combattre le mal de ce temps-là, avions créé le Club des étudiants militants, devenu en 69 le MMM, avec le slogan La lutte des classes, non la lutte des races.

Est-ce qu’à votre avis nous assistons à une dégénérescence des institutions ?

De nombreux éminents économistes ont expliqué que la réussite de Maurice post-indépendance était fondée sur deux facteurs fondamentaux: la qualité de ses institutions et le dialogue public-privé.
En 2017 j’avais écrit un Manifeste pour une île Maurice où il fait mieux vivre, gracieusement publié dans un quotidien. Ce manifeste offrait à tous ceux qui se sentent concernés et aux citoyens mauriciens le constat de la dégradation déjà évidente des fondamentaux de notre pays, de la désespérance grandissante des jeunes Mauriciens, mais surtout une perspective impliquant des changements de paradigmes radicaux, et des réformes institutionnelles essentielles énumérées en 12 mesures pour aboutir à une île Maurice avec une gouvernance plus rassurante, une croissance de la richesse à la mesure de nos aspirations… bref une île Maurice où il ferait mieux vivre.
La dégradation ne date pas de 2017, ni de 2014, c’est un cancer qui s’est lentement mais sûrement et rapidement propagé à toute la gouvernance du pays. Et qui s’est accéléré ces dernières années.

Comment se présente la situation aujourd’hui ?

Au moment où notre pays aborde sa 56e année comme nation indépendante, le constat est malheureusement des plus accablants, au point où 34% des Mauriciens (sondage Afrobarometer 2022) expriment avec force leur rejet des partis politiques traditionnels, considérés comme ne pouvant plus apporter ces réformes fondamentales, cette transformation réelle et faire qu’il fait bon vivre dans notre pays. Pour les esprits bloqués sur les vieux schémas démographiques, 57% de ces 34% sont des régions rurales, et ce rejet se retrouve dans tous les groupes d’âges.

Il y a des institutions qui sont des piliers d’un pays et qui doivent absolument jouir de la confiance de toute la population. Le Parlement, le judiciaire, la police, l’ICAC. Il y a ceux qui de même doivent avoir la confiance des acteurs économiques – la Banque de Maurice, la State Trading Corporation (STC), l’Economic Development Board (EDB), le Public Procurement Office, entre autres.

En 2021, 34% des Mauriciens sondés disaient qu’ils ne faisaient pas confiance dans les cours de justice. En 2022, le judiciaire avait un déficit de confiance auprès de 48% des sondés. C’est dramatique pour une institution suprême ! Avec l’affirmation de Navin Ramgoolam à l’effet qu’un juge serait allé chez un ministre, et si ce qui a été rapporté dans un quotidien que le Premier ministre aurait déclaré : « Zame mo’nn trouv enn zizman denn mazistra osi bankal. »

Les sessions télévisées du Parlement montrant un Speaker sans prestance, perçu comme partisan, vulgaire… de même que la vulgarité de certains parlementaires, tout cela a rabaissé l’image et le respect alors que cette haute institution du pays devrait être une source d’inspiration.

La honte ! La police a aujourd’hui grand besoin d’une profonde réforme. Il y a des milliers de policiers honnêtes, respectueux, faisant leur devoir sans peur, sans faveurs et sans reproches. Ces policiers qui, sous la pluie torrentielle, gèrent la circulation, aidant récemment des automobilistes à se dégager des inondations, méritent notre coup de chapeau.

Et puis il y a ces commissaires sous influence, ces ripoux qui profitent du crime, le cas de ce policier qui sous le coup d’une suspension se voit être promu sergent. Ces jeunes recrues mal formées dans les postes de police, et qui font preuve d’arrogance et de vulgarité envers le public.

Point n’est besoin d’énumérer la longue liste des éléments du constat de la dégénérescence, le déficit de confiance dans les institutions piliers s’est amplifié. L’économie stagne, notre système éducatif jusqu’à l’université n’est plus capable de produire ce capital humain digne d’une Higher Income Economy, et nos jeunes nous disent : « Mon pays ne veut pas de moi. » Et ils ne parlent pas seulement du secteur public.
Le mal s’est aggravé avec une classe dominante de prédateurs, de rentiers publics et privés, de vils courtiers et de flatteurs, alors que le pays a besoin de bâtisseurs, de visionnaires qui voient au-delà des cinq ans pour une réélection.

Qu’est-ce qui a changé positivement ces dernières années ?

Ce qui a changé, c’est un engagement croissant de la société civile… S’il est vrai qu’une majorité (quoique décroissante) de citoyens est prête à faire un vote de rejet pour éjecter l’un et prendre l’autre, les citoyens sont de plus en plus conscients qu’un simple changement de gestionnaires à la tête du pays ne suffira pas pour aboutir à ce à quoi ils aspirent. Cela fait plus de 20 ans qu’ils attendent. S’il fallait faire des propositions, que diriez-vous ?

Les débats et des commentaires dans les médias, dans la rue, dans les bureaux, dans les salons et sur Facebook sont déjà nombreux. Ils sont cependant longs sur le constat, courts ou absents sur le que faut-il faire ?

Le constat repose sur les symptômes, très peu sur les racines du mal. Futile et gaspillage d’encre donc pour moi d’en rajouter sur ce point. Je serais donc très court sur le constat et plus long sur les propositions de ce qu’il faut impérativement faire. Il faut reconnaître qu’il y a une crise de la société civile qui se lamente et qui est devenue cynique. « Zot tou parey », ou encore « sers so bout », en se justifiant : « be ki pou fer ? Les zot fer. Be mwa osi mo bizin… sinon tase. »

Il y a une pénurie d’alternatives, de programmes de politiques fortes. Les politiciens qui surfent sur l’incompétence, la bêtise, la voracité de ceux qui sont au pouvoir et la colère populaire ne font qu’expliquer l’instabilité sans apporter de perspectives sérieuses. À tel point qu’un nombre grandissant de citoyens refusent d’exercer leur droit et leur devoir de choix des dirigeants du pays.

Une enquête réalisée en décembre 2016 indiquait que 37% étaient indécis quant au choix d’un parti traditionnel s’il y avait à voter à ce moment-là. Plus concrètement, en décembre 2014, l’abstention était de 26%, un record depuis 1982. Plus éloquent encore le fait que dans les quatre circonscriptions de Port-Louis pour les dernières élections générales, il y avait non seulement 32% d’abstention, mais aussi 15% d’électeurs qui avaient rejeté les deux grandes alliances.

En fait, beaucoup dans l’Establishment politique n’ont pas pris la mesure de la profonde transformation sociale qui s’est opérée dans la société mauricienne, du fait que la nouvelle classe moyenne, qui constitue une catégorie sociale très importante, a des aspirations bien plus élevées que la génération précédente, ou encore que des dizaines de milliers de gradués sont frustrés de voir leurs espoirs de carrière entravés par le copinage, le clientélisme et le favoritisme.

Ce n’est pas qu’une question de parti politique, il s’agit d’institutions; ce socle fondamental autant de la vie politique que de toutes les fonctions de la vie en société. Les institutions doivent être gages de stabilité, de valeurs, de récurrence dans l’interaction, de transparence, de prévisibilité au-delà de la teneur des rênes du pouvoir par tel ou tel parti et tel ou tel leader. C’est la raison pour laquelle je me permets de dire que chaque parti devrait avoir une feuille de route qui tiendrait en compte les objectifs suivants :
assurer l’indépendance et l’efficience des institutions constitutionnelles;
pour une gouvernance plus professionnelle et efficiente du secteur public;
rendre indépendantes les institutions de lutte contre la corruption;
renforcer le système constitutionnel et de réforme du système politique;
pour une économie plus performante et plus inclusive;
pour une société où les citoyens se sentent en sécurité;
assurer la primauté de la compétence au-delà de l’appartenance politique ou ethnique;
assurer la production de ressources humaines de plus grandes compétences et employabilité;
positionnement sans ambiguïté, mais réforme sur le concept de l’État providence;
une politique démographique pour la régénération de la nation;
renforcer l’esprit civique et l’esprit d’unité nationale par le Service civique national; et
promouvoir l’explosion de l’expression culturelle, de la créativité et de l’innovation.

L’’homme d’État doit avoir le sens du destin collectif. Être guidé en toutes circonstances par l’intérêt commun, évaluer ses décisions à l’aune de la cohésion sociale et des valeurs profondes sur lesquelles elle s’établit. Cela ne veut pas dire céder au consensus mou, mais savoir rassembler, entraîner, dynamiser en ayant le souci de ne jamais diviser la communauté nationale.

Visionnaire, sachant prendre de la distance, maîtrisant la complexité du monde, percevant l’intérêt commun. L’homme d’État doit aussi être lucide, c’est-à-dire savoir réajuster sa politique en fonction de l’évolution des circonstances, et non de son avenir personnel.

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