Azize Asgarally – dramaturge mauricien anglophone : du théâtre bourgeois au théâtre politique

VICRAM RAMHARAI

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La production théâtrale qu’elle soit francophone ou anglophone, n’a pas connu le même développement que la prose à Maurice. Et cela quelle que soit l’époque. Bien plus que les romans, le théâtre semble être une pratique réservée à une élite au XXe siècle, surtout avant l’indépendance de Maurice. Le texte dramatique n’a pas pu s’imposer dans le paysage littéraire mauricien. Quelques rares textes de théâtre figurent dans la bibliographie établie par Jean-Georges Prosper à la fin de son étude intitulée Histoire de la littérature mauricienne de langue française (1978) mais ils n’ont jamais attiré l’attention de la critique. À un moment où le français comme moyen d’expression littéraire, dominait à Maurice, les œuvres en langue anglaise étaient rares, encore plus les pièces de théâtre. Un certain Jay Narain Roy a essayé de relancer le genre en 1963 mais sans succès. Un autre, dramaturge, Azize Asgarally réussit à produire six pièces de théâtre, le plus grand nombre publié à ce jour dans cette langue par un écrivain. Sa production est passée presque inaperçue pour la critique.

 

Azize Asgarally fait paraître Home Again (1964), The Hell Hot Bungalow (1967), The Chosen Ones (1968), The Rioters (1970), Somewhere in the Crater (1971), et Blood and Honey (1973). Pour Michel Fabre (1980), Asgarally est probablement ‘the best Mauritian playwright in any language (…) whose dramas are far superior to those of his contemporaries’, c’est-à-dire André Masson et Jay Narain Roy. En réappropriant un genre jusque là délaissé et en renouvelant la thématique, Asgarally a révolutionné le théâtre à Maurice dans les années 1960 et le début des années 1970. Aussi, les oeuvres d’Asgarally doivent-elles être évaluées dans le contexte de la production littéraire des années 1960 et 1970.

Les années 1960 marquent une période charnière dans l’histoire littéraire de l’île. Des partis politiques luttaient pour ou contre l’indépendance de Maurice. Les partisans défendaient la cause de ceux qui ont été exploités davantage par les ex-colonisateurs français, encouragés en cela par les colonisateurs du moment, les Anglais. Les adversaires, à défaut de réclamer le statu quo, prônaient le rattachement à la France. Ce n’est pas étonnant que, parallèlement à la politique, de nouvelles voix s’élèvent non seulement pour réclamer une place dans le paysage littéraire mais aussi pour briser le monopole du français dans la littérature mauricienne.

C’est au milieu de toute cette mutation politique, sociale et culturelle que la littérature des années soixante doit être examinée et le théâtre d’Asgarally revisité. Si cette littérature consolide les marqueurs ethnique et linguistique, elle manifeste aussi l’émergence d’une nouvelle génération d’écrivains de langue anglaise qui accordait une égale importance au théâtre. Puis, elle introduit une rupture assez conséquente entre le théâtre bourgeois en langue française et celui en anglais. Le théâtre bourgeois d’Asgarally est un théâtre bourgeois de fin de règne et sa vocation n’est plus de faire rire pour divertir un public uniquement constitué de la bourgeoisie locale comme cela a été le cas auparavant mais de faire réfléchir. Le théâtre d’Asgarally est un théâtre d’idées. Enfin et pour la première fois, la littérature et la politique ne relèvent plus de deux domaines distincts. Ce théâtre de langue anglaise est porté par et sur la politique.

 

Les drames bourgeois d’Azize Asgarally

 Les drames bourgeois d’Asgarally, c’est-à-dire Home Again et The Hell Hot Bungalow sont des prétextes pour Asgarally de s’interroger sur le problème de la trahison, de la vie et de la mort. Il structure Home Again, sa première pièce, autour des éléments caractéristiques des drames bourgeois : séparation, explication et réconciliation. S’il réunit la famille à la fin de Home Again, en revanche, il adopte une attitude contraire dans The Hell Hot Bungalow. Une famille éclatée est mise en spectacle. Dans The Chosen Ones, il adopte une autre posture et s’éloigne de la famille pour s’intéresser à des questions d’ordre spirituel. Il navigue entre le passé, le présent et l’avenir dans lequel se pose la question de la foi, de l’athéisme ou à toute tentative de croire à une forme de représentation de Dieu car Dieu n’existe plus.

Asgarally présente des drames dans lesquels l’homme a une conception de la vie qui ne laisse pas la place à la femme de respirer. Il voit la femme selon une grille établie par l’idéologie bourgeoise et non telle qu’elle est. Ses actions sont incompréhensibles à ses proches et à la société à tel point qu’il entre en conflit avec lui-même. Ce dilemme est au cœur de Home Again, The Hell Hot Bungalow et The Chosen Ones.

Pour le dramaturge, la société bourgeoise à Maurice est une société en décadence. En voulant montrer une communauté soudée, elle étouffe les drames humains par crainte du déshonneur. Pour cette raison, ses membres refusent de parler de viol ou d’infidélité au sein du couple. Asgarally fait éclater ce tabou dans Home Again. L’image de la communauté est souillée par la séparation du couple Krolin ou par le viol de Mirella évoqué à travers des mots à peine voilés. Faire éclater ce tabou constitue déjà une rupture avec le passé et rajouter des thématiques telle la folie ou la sorcellerie ne peut qu’amener les membres de cette bourgeoisie locale à se révolter. Asgarally introduit le chaos dans la société bourgeoise en y montrant des fissures (The Hell Hot Bungalow).

 

Azize Asgrally et la censure

 Pour ne pas s’exposer à nouveau à la censure officielle car en 1966, Home Again avait déjà été interdite et il a dû présenter une version remaniée au public en 1967, il situe ses pièces ailleurs qu’à Maurice (à New York, en Afrique ou dans un ailleurs non défini). Malgré cela, la pièce The Rioters n’a pu être jouée à la télévision nationale en 1970. Alors que ses deux premières pièces se passent à Maurice (Home Again, The Hell Hot Bungalow), le troisième sert de transition vers ce lieu indéfini (The Chosen Ones). Les autres pièces comportent des allusions à des situations mauriciennes (The Rioters, Somewhere in the Crater, Blood and Honey) qui sont surtout suggérées et non évoquées. Il est le premier dramaturge à présenter un théâtre qui menace, semble-t-il, l’ordre public par son contenu.

N’oublions pas que dans les années 1960 à Maurice, se manifeste une prise de conscience de la population autour de la question de l’indépendance. Les problèmes quotidiens sont évoqués sans retenue tant la conscience politique est développée. Le dramaturge exploite cette situation pour donner à ses pièces un ancrage social et les rendre plus proches des spectateurs. Les drames humains se jouent et se déjouent sur scène.

Home Again, The Hell Hot Bungalow et The Chosen Ones sont présentées au public au moment où l’île allait obtenir son indépendance en 1968 et au début même de celle-ci. Ce passage de statut de colonisé à celui de décolonisé se traduit par une nouvelle vision de l’homme dans la société et par une prise de conscience des problèmes quotidiens auxquels la population doit faire face. L’écriture théâtrale devient plus osée et change de perspective dans son approche du sujet. Le dramaturge, en s’interrogeant sur le statut du couple, sur le sens de la vie et de la mort, s’interroge en fait sur le passage d’un pays dépendant à celui d’indépendant.

 

 

Les pièces politiques du dramaturge

Ces drames l’amènent à annuler la façon dont on concevait le théâtre bourgeois auparavant. Cette opération de rupture s’accentue avec ses trois autres pièces qui sont des pièces politiques dans lesquelles le bien-être de la collectivité prime sur toute autre considération. En cherchant à œuvrer vers une nation dans laquelle il fait bon vivre après l’indépendance de Maurice, il s’attaque aux maux qui gangrènent la société et qui s’érigent en obstacles à la création d’une nation mauricienne dans Somewhere in the Crater, The Rioters et Blood and Honey. Cette nation ‘en construction’ est mise à mal.

 

 

Mais déjà une mise en parallèle est possible entre le désespoir qui s’accapare du couple dans Home Again et celui qui gagne la population avant l’indépendance. L’annonce du prix que reçoit Vincent pour son premier roman alors même que toute sa famille est désespérée de son talent d’écrivain devient la métaphore de l’annonce de l’indépendance et de l’espoir pour un avenir meilleur. En fait, les trois premières pièces fonctionnent comme des métaphores de la société mauricienne des années 1960. Elles sont le reflet d’une société en crise. Cette interrogation prend une tournure plus politique dans ses trois autres pièces The Rioters, Somewhere in the Crater et Blood and Honey.

 

 

Conclusion

 

 

Le théâtre d’Azize Asgarally est en quelque sorte le reflet de son temps. Par des thématiques non abordées à l’époque, il a dû subir la censure. Mais il ne s’est pas laissé décourager. Il a refusé de s’aligner sur une conception bourgeoise et conservatrice du théâtre (le théâtre de boulevard) et a pris ses distances des pièces qui mettent l’accent sur l’amour, la séparation, les retrouvailles. Il n’a pas hésité à condamner la société patriarcale dans ses premières pièces. Au début des années 1970, il se met à produire des pièces politiques dans une tentative de sensibiliser la population. Ces pièces ont eu du succè

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