Eloge de la fête (et non des fêtes)

Par ANOUCHKA SOORIAMOORTHY

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Depuis quelques jours, les sapins se parent de façon ostentatoire et l’effervescence de la fin d’année commence à se ressentir ; mais n’y a-t-il pas un paradoxe à exiger de façon dictatoriale l’humeur festive ? L’obligation des fêtes ne détruit-elle pas le sens de la fête ?

Je n’aime pas les fêtes de fin d’année. Voici une affirmation qui aurait pu être prononcée par l’acariâtre personnage dickensonien, Ebenezer Scrooge. Si pour ce dernier l’explication réside dans un amour maladif de l’argent et une obsession de la rentabilité ralentie par la période festive, pour moi, c’est le goût de la liberté qui est à l’origine de ce désamour. Pourtant, cela ne fut pas toujours ainsi. Enfant, les fêtes de fin d’année étaient compatibles avec une certaine idée de la liberté, notamment celle procurée par les vacances scolaires, par les dîners festifs où montres et horloges n’existaient plus et lors desquels on pouvait s’endormir en toute légalité sur un coin de canapé pendant, qu’au loin, on entendait les éclats de voix et de rires des adultes encore attablés. J’ai perdu mon intérêt pour les fêtes de fin d’année lorsque j’ai compris qu’elles n’étaient plus la récompense naturelle d’une année d’efforts et de travail, mais la rupture artificielle d’un quotidien tout aussi artificiel, comme si on pouvait délaisser sur commande les contraintes de la routine, les obligations sociales, les préoccupations personnelles et professionnelles pour être heureux parce que le calendrier l’a exigé.

Je n’aime pas les fêtes, mais j’aime la fête. L’usage du pluriel a enlevé toute sa saveur et toute sa consistance à ce rituel intemporel d’une beauté universelle. Faire la fête est une attitude de résistance. Loin de moi l’idée que le fêtard est celui qui souhaite oublier le réel pour trouver refuge dans un doux rêve éphémère. Au contraire, c’est parce qu’il a une conscience aiguë du réel, de sa difficulté, de son inhumanité, qu’il lui oppose l’acte de faire la fête. Les premiers esclaves africains déportés dans les Mascareignes inventèrent le séga. Après le labeur dans les plantations, après les insultes, après les coups de fouet, ils chantaient et dansaient à la nuit tombée autour du feu. Ils faisaient la fête non pas pour effacer la souffrance, mais pour lui opposer une autre réalité. Lorsque, en arrivant au Moyen-Orient, j’ai appris à connaître les Libanais, j’ai été subjuguée par leur passion commune pour la fête. Ils me racontaient comment, dans Beyrouth bombardée, ils ne s’étaient jamais arrêtés de festoyer. Et j’ai compris qu’il s’agissait là d’un moyen de résistance.

Aux Mauriciens qui subissent avec lassitude l’ordre du monde tel qu’il est depuis deux ans, et avec colère l’ignominie d’un gouvernement liberticide, foulez le sable de toutes vos forces au rythme de la musique. Aux Français qui frissonnent en imaginant les graines qui germent en ce moment et que le printemps 2022 fera éclore, chantez jusqu’à vous époumoner. A tous ceux qui, comme moi, sont attristés par l’éloignement avec leurs proches, qui ne peuvent qu’exprimer de l’impuissance face aux vols annulés, aux frontières fermées, aux interdictions décrétées, dansez jusqu’à la transe. Et à ceux, si nombreux, qui ont peur, qui ont mal, qui ont froid, faites la fête jusqu’à ne plus avoir de force ni de souffle, remuez comme ces enfants sans inhibition qui n’ont que faire du regard des autres, sautez comme si votre vie en dépendait, car ce sont peut-être les derniers gestes d’opposition avant le désespoir menaçant.

N’est pas fêtard qui veut ; il faut du courage pour opposer à la cruauté, à l’injustice et au chagrin la ferveur festive.

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