Lumière entre ciel et terre : l’astre et le ver

« Silent and mournful sat an Indian chief In the red sunset, by a grassy tomb »

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PRAVINA NALLATAMBY

Face au soleil, vers un voyage intérieur

C’est l’hiver. Dans le froid glacial, le soleil se fait désirer. L’homme erre frénétiquement entre ciel et terre à la recherche d’un peu de chaleur, d’un peu plus de lumière. L’astre du jour ne brille pas de tous ses feux dans la voûte céleste voilée, mais il nous réchauffe corps et âme grâce à sa glorification quasi divine et au rayonnement de son halo cuivré.

C’était le cas au Musée de Marmottan Monet à Paris où s’est tenue de septembre 2022 à janvier 2023, « Face au soleil, un astre dans les arts », une somptueuse exposition qui lui était dédiée.  Ce « flamboyant hymne à la lumière » comme le décrit Erik Desmazières, Directeur du musée Marmottan Monet avait été conçu pour célébrer le 150e anniversaire du tableau de Claude Monet, « Impression, soleil levant ». L’illustre tableau, fondateur de l’impressionnisme, dépeint le départ de bateaux d’un port aux aurores. Le disque solaire éclaire un ciel brumeux et un paysage marin dans des nuances gris-bleutées rappelant une ambiance hivernale en Normandie où les timides rayons du soleil sont plus précieux que dans les tropiques…

Avec des œuvres uniques venant des musées de France et d’ailleurs, on explore l’évolution de la représentation du Soleil dans les arts de l’Antiquité à nos jours. Tout le symbolisme de la puissance divine du soleil des anciennes civilisations est présenté de façon grandiose à travers des thèmes mythologiques dans des plaques d’ivoire, des enluminures ainsi que des peintures du Moyen Âge et de la Renaissance. Dans le registre numismatique, une belle collection de médailles glorifie le Roi soleil en soulignant son rôle dans la diffusion du savoir grâce à la création de l’Académie royale des Sciences en 1666. Le rappel des découvertes scientifiques nous fera assister à une sorte de démystification du soleil qui perd son visage humain. Il rayonnera différemment, dévoilant une toute autre splendeur dans une variété de tableaux : paysages naturels baignés de crépuscules éblouissants ou paysages marins évoquant des départs pour des voyages vers des destins inconnus. Les visiteurs font glisser leurs regards sur telle ou telle image en fonction de leur sensibilité. Attirés par le courant impressionniste, certains s’émerveillent avec enthousiasme devant un Monet, un Pissaro ou un Courbet avant d’aller apprécier de surprenantes représentations contemporaines. Le soleil blafard quasi givré remarquablement peint et mis en lumière par les artistes des pays nordiques frappera particulièrement d’autres visiteurs. Et combien se bousculent pour contempler l’éclat jaillissant du « soleil », tableau célèbre d’Edvard Munch, le peintre tourmenté du fameux « cri » !

Dans cette exposition, l’effet de contraste entre l’ombre et l’éclat du soleil ne saurait laisser indifférent. Au lieu de nous heurter, cette dualité révèlera quelque chose d’harmonieux. On décèle la réconciliation des contraires : la clarté et les ténèbres, le chaud et le froid, l’ici et l’ailleurs, le visible et l’invisible, le ciel et la terre… Cette dimension se trouve sublimée par deux petits tableaux mystiques : « La croix dans les bois » de Caspar David Friedrich et « La croix dans la contrée sauvage » (1) de Thomas Cole qui nous invitent au voyage intérieur.

Cette prodigieuse célébration esthétique et quasi onirique nous rappelle « l’orbe d’or » de Leconte de Lisle. Les premiers vers résonnent comme une lointaine réminiscence tropicale dans le froid glacial de Paris : « L’orbe d’or du soleil tombé des cieux sans bornes s’enfonce avec lenteur dans l’immobile mer… »

Après avoir flâné dans les salles du Musée Marmottan Monet, corps et âme réchauffés et élevés par un éblouissement fugace, nous redescendons sur terre. On termine l’exposition en découvrant l’histoire des épées d’académiciens des Beaux-Arts. Là encore, on voit la représentation du symbole solaire, par exemple à la base du pommeau, de l’épée du mime et acteur, Marcel Marceau, et de celle du peintre-céramiste-créateur de tapisserie, Jean Lurçat. Ce dernier y fera inscrire aussi sur la lame, « c’est l’aube », les premiers mots d’une phrase de l’artiste : « c’est l’aube d’un temps nouveau où l’homme ne sera plus un loup pour l’homme ».

Face au soleil dans le ciel, face aux artistes sans pair, face aux grands hommes, face à la vie sous terre, que sommes-nous, misérables hommes et femmes courant de gauche à droite, brassant la plupart du temps du vent à la poursuite d’un mirage ? Tendus vers un destin parfois impossible, perdus dans l’illusion de servir des causes futiles pour une récompense éphémère, on se leurre et on recommence sans cesse comme Sisyphe en quête d’un quelconque bonheur…

Que reste-t-il au crépuscule, lorsque l’astre du jour disparait à l’horizon ? Tout redevient poussière… Leconte de Lisle, le poète proche de notre cœur, dirait que demeure alors l’exhalaison des « effluves du sol dans le souffle du soir » évoquant les frémissements vibrants d’une vie souterraine qui se poursuit malgré le coucher du soleil, décrit comme « une étoile parmi tant d’autres » par les scientifiques.

Changement de cap : des vers poétiques, on passe au monde des savants et du rationalisme ; on quitte l’univers céleste pour l’univers terrestre, on commence à évoluer de l’héliocentrisme (2) au biocentrisme…

Le ver : de la terre à la lumière

C’est l’hiver. Dans les champs en jachère, le ver de terre se protège du froid dans les profondeurs des sols. S’adaptant aux changements de saison, cette petite bestiole rayonne à sa façon dans son empire souterrain, comme le soleil dans le vaste firmament.

Aurait-on sous-estimé son rôle dans l’univers par ignorance ? Tout doucement, on constate une modification de la perception de certaines réalités. Aujourd’hui, compte tenu de la crise énergétique, de l’appauvrissement des sols, spécialistes et volontaires s’associent pour rendre justice au ver de terre, longtemps décrié par Louis Pasteur (3) et d’autres. Le monde change, un phénomène social en chasse un autre. Le petit ver avec son aspect visqueux et répugnant n’est plus perçu comme un ennemi de la nature. La langue évolue également pour rendre compte des nouvelles représentations qu’on se fait des réalités qui nous entourent. Cette nouvelle star écologique, maintenant « l’allié » du jardinier, nous révèle un potentiel méconnu. On développe « l’élevage des vers de terre ». Le « lombricompost » devient un fertilisant naturel grâce au « lombricompostage », la transformation de déchets organiques en compost par les vers de terre dans des « lombricomposteurs ».

Par le biais d’un discours pédagogique, on va sensibiliser la société pour les connaître et les respecter. Il faut savoir que le ver vit sous terre quand il fait très chaud, ne supportant guère la chaleur ni la sécheresse. En effet, plus à l’aise dans une ambiance fraiche et humide, il apporte une contribution inestimable à la fertilité des sols en l’enrichissant de plusieurs façons. Dans la terre, avec la sécrétion de son mucus, il participe à la stimulation de la microflore du sol qui joue un rôle capital dans la nutrition des plantes. À la surface du sol, il produit du humus sous forme de turricules, ces tortillons de terre qui sont ses déjections fort utiles évacuées suite à la digestion des déchets végétaux. Selon les espèces, creusant des galeries profondément à la verticale ou très superficiellement à l’horizontale, il laboure, aère et draine le sol. C’est ainsi que la terre, pleine de vitalité, devient nourricière à son tour, avec l’eau qui est absorbée et les éléments nutritifs qui constituent le humus.

Tout semblerait renaitre avec le ver sous terre.

Le ver, serait-il devenu solaire, éclatant de vie et de lumière enveloppé dans sa modeste voile de terre ? Doté d’une force musculaire bien cachée et d’une vitalité incroyable, il nourrit la terre en donnant une nouvelle vie aux déchets. À sa façon, il participe à la création de la vie par la transformation des déchets en manne terrestre pour les végétaux.

Est-ce qu’on devrait chanter sa gloire à l’instar de l’astre du jour ?

Comment lui rendre justice ?

Les scientifiques le surnomment « laboureur » ou « architecte » du sol et même « ingénieur de l’écosystème ». William Blake, poète romantique anglais du XVIIIe siècle, fait ressortir l’essence divine du ver de terre dans « The book of Thel ». La vision du monde et le rapport de l’homme à la nature semblent avoir évolué depuis Pascal, qui représentait le ver comme un symbole de petitesse. Un poète français du XXe siècle, Jacques Roubaud a su exalter les fonctions du poète avec la personnification du lombric dans un sonnet intitulé « Le Lombric ». La métaphore animale valorise le ver de terre et souligne aussi le rôle essentiel du poète dans la société. On la retrouve également dans Quand on n’a que la terre, une récente publication d’Abdourahman Waberi où le poète djiboutien proclame avec fierté :« je suis lombric ! »

Préserver le souffle pour nourrir l’humanité. Quelle belle image pour évoquer une grande responsabilité pour la terre…

Oh ! Poète nourricier ! Oh ! Précieux vers de terre ! Vivement un rendez-vous à une exposition artistique et poétique en votre nom !

Vivement que les vers revitalisent les sols et qu’ils la rendent fertile avec leur force tranquille, cette lumière invisible !

NOTES

(1) Sur ce tableau figure le titre du très beau poème « The cross in the wilderness » de Felicia Hemans, poétesse anglaise qui aurait inspiré Thomas Cole.

(2) L’héliocentrisme renvoie à une théorie selon laquelle le Soleil est considéré comme le centre de l’univers, donc magnifié en toute circonstance. Aujourd’hui, avec la crise écologique, avec le biocentrisme, on voudrait réconcilier l’homme avec la nature en revendiquant le même respect pour tout être vivant.

(3) Jean-François Ponge, “Le ver de terre, ami ou ennemi ?” La Forêt Privée, revue forestière européenne, 2016, 347, pp. 58-63

“Le lombric”, Jacques Roubaud

Dans la nuit parfumée aux herbes de Provence,

Le lombric se réveille et bâille sous le sol,

Étirant ses anneaux au sein des mottes molles

Il les mâche, digère et fore avec conscience.

Il travaille, il laboure en vrai lombric de France

Comme, avant lui, ses père et grand-père ; son rôle,

Il le connaît. Il meurt. La terre prend l’obole

De son corps. Aérée, elle reprend confiance.

Le poète, vois-tu, est comme un ver de terre

Il laboure les mots, qui sont comme un grand champ

Où les hommes récoltent les denrées langagières ;

Mais la terre s’épuise à l’effort incessant !

Sans le poète lombric et l’air qu’il lui apporte

Le monde étoufferait sous les paroles mortes.

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