Kas kas li !!!

On parle beaucoup ces jours-ci des vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux, montrant, à Maurice, des voleurs divers se faisant tabasser par le public de façon extrêmement violente. Au point où l’ONG Dis-Moi, qui milite pour les droits humains, a émis cette semaine un communiqué affirmant que « l’acte de lynchage, où un groupe prend collectivement la loi entre ses mains pour infliger une punition à un présumé suspect, basé sur sa perception de la culpabilité, est une préoccupation grave qui demande une attention immédiate ». Rappelant que la « justice populaire » est une entrave à l’état de droit.
Les avis, bien évidemment, sont partagés.
On ne peut pas ne pas entendre, ces jours-ci, les arguments de ceux et celles qui font valoir qu’il est légitime de se défendre face au traumatisme que représente une agression, un vol. On ne peut pas ne pas constater que cette peur est réelle, et en constante augmentation. Le problème est bien de savoir où s’arrête le fait de se défendre et où commence le fait de prendre la justice entre ses mains, et de porter atteinte à l’intégrité physique, voire à la vie de quelqu’un, fut-il un voleur, ce qui n’est aucunement autorisé par nos lois.
Dans les arguments avancés revient sans arrêt le fait que l’on ne peut compter sur la police pour faire régner le law and order. Que celle-ci, lorsqu’elle est sollicitée, tarde à venir, ou ne vient pas. Et s’accumulent, parallèlement, les vidéos et nouvelles faisant état de personnes agressées par des « malfrats ».
Sur Canal Plus en ce moment, la série La Fièvre apporte un écho saisissant à l’actualité mondiale. Deux communicantes s’y affrontent, Marie qui tente d’attiser les haines communautaires et identitaires, et Samuelle qui tente de déjouer ses menées destructrices. Dans le troisième épisode, intitulé « Overton », le réalisateur Eric Benzekri met en scène Marie qui utilise la montée des féminicides pour tenter de faire avancer un agenda explosif : la légalisation du port d’armes citoyen, comme aux Etats Unis. Au premier abord, tout le monde estime que cette idée n’a aucune chance d’être retenue. Mais Marie mise sur la fenêtre d’Overton : inventée par le lobbyiste américain Joseph P. Overton, (1960-2003), ce terme fait référence à la fenêtre qui peut s’ouvrir, dans des circonstances et à un instant t, dans un contexte de tension, pour qu’une idée jusque là impensable parce que trop radicale finisse par devenir socialement acceptable. Et passer. Ainsi en France, quand Eric Zemmour déclare qu’il est certain « qu’avec l’immigration zéro, il n’y aura quasiment plus de délinquance », il se place en dehors de l’acceptable. Mais il a ouvert une fenêtre qui va permettre à un propos légèrement moins radical de paraître moins irraisonnable et donc de passer comme acceptable. Même stratégie adoptée aux Etats Unis par Donald Trump avec ses outrances verbales et de comportement…
Nous sommes aussi, à Maurice, en plein dedans.
Englués sous une avalanche de propos outranciers et de scandales qui ouvrent toujours plus grand les limites de l’acceptable.
Et dans un instant t où nous subissons une violence qui s’accroit, se répand en onde frontale au point de tout contaminer et nous faire trouver acceptable de l’exercer à notre tour.
Il y a la violence du quotidien.
Avec un système scolaire qui fait que seuls 40% de ceux qui entrent en Standard 1 arrivent jusqu’en HSC. Ce qui veut dire que 60%, il faut le redire, 60% de nos enfants qui entrent à l’école n’arrivent pas à compléter leur éducation secondaire. Il y a la violence des horizons bouchés si l’on n’est pas bien « connectés ». Il y a la violence du monde du travail. Il y a la violence de la drogue qui se répand partout, partout. Il y a la violence des avantages indus et de l’impunité scandaleuse dont jouissent les proches des puissants. Parce que si on bat un voleur de letchis, ceux qui volent des millions de l’argent public, comme mis en lumière encore une fois par le rapport de l’Audit, continuent à rouler en berlines et à sévir avec classe.
Il y a la violence économique.
La cherté de la vie, toujours en hausse. Dans l’indice des prix à la consommation, les légumes ont augmenté de 54,8% entre décembre 2023 et mars 2024. En 2023, Maurice a affiché un taux d’inflation de 7% face à 0,8% chez nos voisins des Seychelles. Il y a les abus des banques et des assurances que l’on doit subir en silence. Il y a la violence du luxe indécent qui s’affiche en voitures et propriétés par les nantis, face à ceux qui voient définitivement s’éloigner, même en une vie de labeur, toute possibilité de posséder le plus petit lopin de terre.
Il y a la violence politique.
Trop longue à lister. Mais qui s’incarne toute entière dans la violence verbale d’un Speaker de l’Assemblée nationale qui s’arroge le droit non seulement d’expulser à tour de bras les membres élus de l’opposition parlementaire, mais de les insulter grossièrement. En toute impunité.
L’impunité. Parlons-en de l’impunité.
Que dire à une population qui prendrait la loi entre ses mains et ferait circuler des images de lynchage quand ont circulé les images intimes d’un avocat et de sa compagne, contenues sur son téléphone, alors que l’appareil se trouvait en possession de la police ? Que dire alors que, pendant le confinement lié au Covid-19, des images de menées sanglantes de la police contre des personnes qui ne respectaient pas le confinement ont été circulées, vraisemblablement filmées et postées de l’intérieur ?
La police, elle-même, dit de plus en plus ces dernières années, qu’elle ne peut être partout tout le temps, et encourage le Neighbourhood watch. Qui dira comment, dans certains quartiers de gens « bien », existent aujourd’hui des groupes qui s’arrogent des droits de contrôle qui impliquent le filtrage des « étrangers » au quartier, en pratiquant le délit de faciès, et en menant des corrections violentes sur le premier voleur de fruits, assurés de ne pas être inquiétés par la police ?
Laisserait-on délibérément se déliter des situations pour rendre acceptable, voire souhaitable, ce qui aurait jusque là relevé de l’inenvisageable ?
Il y a la violence de tout ce qui est en train d’être démembré autour de nous. Cassé en morceaux. Et c’est le cas notamment dans le domaine de la santé.
Cette semaine nous apprenons que suite à des pannes des appareils IRM, près de 10% des examens nécessaires ont été référés à des cliniques privées en 2023. Tiens donc. La même semaine nous apprenons qu’après l’ouverture d’une clinique privée à Curepipe par Zouberr Joomaye, conseiller spécial « bénévole » du Premier ministre pendant la pandémie de Covid-19, c’est cette fois au tour du ministre Anwar Husnoo, n°3 du gouvernement, de venir de l’avant avec le projet de construction d’une clinique privée à Quatre Bornes. Dans son dossier de demande de permis EIA (Environment Impact Assessment) déposé au ministère de l’Environnement durant la semaine écoulée, le ministre développe l’argumentaire suivant : « Le gouvernement a investi massivement dans le secteur de la santé, mais le gouvernement seul ne pourrait pas fournir les soins attendus par la population, d’où la nécessité d’avoir des hôpitaux privés modernes et bien équipés pour répondre aux besoins croissants de la population. Ainsi, il y a un besoin urgent de créer des établissements de santé supplémentaires pour augmenter le nombre de lits disponibles dans le pays. La clinique proposée à Sodnac contribuera à soulager la pression sur l’hôpital public. Elle apportera également un traitement de pointe et des équipements modernes et actualisés au bénéfice de la population. »
Personne ne dira bien sûr qu’un gouvernement démembre le service public pour permettre à ses membres de s’enrichir en développant des soins privés…
Mais qui dira la violence conjuguée de tout cela ?
Qui en dira les impacts ? Et les répercussions ? Ce que cela casse dans un corps national comme on casse un corps captif ?
Quand tout nous incite à la violence, s’astreindre, obstinément, à retrouver la voie du bien, du bon, du beau, est peut-être le grand défi qui s’impose à nous…

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SHENAZ PATEL

 

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