Maurice, un grand pays ?

Drone vision.

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Alors que le « voyage scientifique » entamé cette semaine par Maurice dans les eaux des Chagos occupe la une et alimente interrogations, spéculations et critiques, il importe peut-être de considérer la situation de plus haut.

C’est ce à quoi nous invite cette carte. Regardez-la bien.

Dessinée en 2020, elle est l’œuvre de notre compatriote Adish Maudho, géographe géomaticien, chargé de la coordination humanitaire au Fonds des Nations unies pour la Population (UNFPA) pour la région Afrique de l’Ouest et Centrale. C’est la première fois qu’elle est publiée, et nous remercions vivement Adish Maudho de nous la confier.

Cette carte est passionnante. Parce qu’elle nous aide à jeter un regard qui reste largement inédit, en tout cas insuffisamment répandu, sur la réalité géographique de la République de Maurice.

Cette carte nous montre que loin de n’être qu « une tête d’épingle au milieu de l’océan Indien », la République de Maurice, c’est en réalité un territoire qui est plus grand que l’ensemble de l’Europe occidentale. Oui.

En additionnant la superficie de la France métropolitaine, de l’Espagne, de l’Allemagne, de l’Italie, du Royaume Uni, du Portugal, de l’Irlande, des Pays Bas, de la Belgique et du Luxembourg, on arrive à un total de 2,2 millions de km2. La République de Maurice, elle, couvre une superficie de 2,6 millions de km2. Nous serions donc un continent à nous tout seuls…

Vue de l’esprit ? Pas du tout.

Le problème vient de ce que jusqu’ici, la tendance a voulu que nous ne considérions les îles qu’en fonction de leur surface émergée, celle qui apparaît au-dessus de l’eau. Or, les îles comme Maurice, c’est aussi une ZEE. Non, pas une TV, beaucoup plus que cela.

Sous l’appellation ZEE se cache la Zone Economique Exclusive. Définie par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, signée le 10 décembre 1982 à Montego Bay, elle désigne une bande de mer ou d’océan située entre les eaux territoriales et les eaux internationales, bande qui s’étend jusqu’à environ 370 km (200 milles marins) des côtes d’un pays en l’absence d’autre rivage. Cette convention prévoit qu’un Etat côtier exerce sur sa ZEE des droits souverains et économiques en matière d’exploration, d’exploitation, de conservation et de gestion des ressources naturelles. C’est dire à quel point la ZEE est un enjeu géopolitique majeur pour de nombreux pays. Et que son contrôle est une source de conflits internationaux. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’à ce jour 160 pays ont signé cette Convention, avec toutefois quelques exceptions comme la Turquie, la Syrie, Israël, le Venezuela, le Pérou et… les Etats-Unis.

Valeur du jour, il est estimé que les Etats-Unis possèdent la plus vaste ZEE du monde (avec 11,3 millions de km2), suivis par la France (avec 10,2 millions de km² dont 97% outre-mer).

Certes, Maurice en est loin. Mais 2,6 millions de km2, c’est beaucoup plus que les seuls 2 040km2 de terre émergée dont nous sommes habituellement crédités.  C’est aussi dans cette optique que l’on peut voir la revendication sur Tromelin face à la France. Alors que celle sur les Chagos ne se joue plus seulement face à la Grande Bretagne et aux Etats-Unis mais aussi avec les Maldives.

C’est en effet par rapport à une revendication des Maldives, à la base, que se positionne la « mission scientifique » qui a été lancée cette semaine par le gouvernement mauricien en direction des Chagos. Parce que les Maldives, pour faire court, revendiquent au large des Chagos une partie de ce que Maurice considère comme faisant partie de son territoire maritime lié à sa souveraineté sur les Chagos. Le voyage organisé par Maurice au cours de ce mois de février aurait donc pour but d’étoffer son dossier dans le cadre des prochains échanges devant le Tribunal sur les droits de la mer de l’ONU.

On serait donc loin de l’annonce faite par le Premier ministre mauricien en juillet 2019 à l’effet que l’Etat mauricien allait affréter un bateau, avec lui à sa tête, pour aller à Diego Garcia en défiant l’autorité que Britanniques et Américains pensent encore posséder sur l’île. Cela n’empêche pas ce voyage d’être symboliquement important. Car c’est la première fois que l’Etat mauricien mène une telle mission en direction de cette partie de son territoire dont la Grande Bretagne l’a dessaisi au moment de l’indépendance en 1968. Le Premier ministre mauricien en est conscient, et tente de l’exploiter à fond.

Mais on a du mal à comprendre le choix d’un luxueux bateau de croisière, le Blue de Nimes, (avec piscine et jacuzzi), loué pour Rs 42 millions, pour convoyer la délégation officielle mauricienne. Et que dire du choix de réserver le déplacement à des représentants de la presse britannique et américaine ? Avec un souverain mépris face à la presse mauricienne, sous prétexte qu’elle ne donnerait pas le retentissement international voulu à cette mission. Comme si ce n’était pas une insulte de plus à la population mauricienne, privée d’une part de son territoire puis cette fois privée du droit de s’informer elle-même sur son territoire. L’esprit de colonisation a décidément la dent dure…

Il y a manifestement urgence à reclaim, le plus largement possible, la conscience que nous pouvons avoir aujourd’hui de notre territoire mauricien. De la façon dont nous pouvons l’habiter, grandir avec, le développer. Et cela ne se limite pas à des considérations d’exploitation économique, comme on a trop souvent tendance à le penser.

En 2019,  le Dr Kumari Issur, Associate Professor, spécialiste en Francophone and Postcolonial studies au sein du Department of French Studies de l’Université de Maurice, présentait aux Etats-Unis une passionnante communication qui a été publiée l’an dernier par la prestigieuse publication académique Sage Journals. Intitulée « Mapping ocean-state Mauritius and its unlaid ghosts: Hydropolitics and literature in the Indian Ocean”, cette communication (qui peut être consultée sous ce lien

https://doi.org/10.1177/0921374019900703) souligne que depuis 2012, avec la reconnaissance de sa ZEE “Mauritius is no longer a small island state, it becomes instead the 19th (or 20th) largest country in the world, with the weight and responsibility that such a position carries. The Mauritian government views this spectacular spatial expansion mostly in terms of economic and business opportunities. Its smooth rhetoric is centered foremost on the ocean as a source of incredible wealth waiting to be tapped and its programme explicitly highlights the potential of marine resources to be exploited. The ocean is repeatedly set forth as the new pillar of the economy—the ocean industry and the blue economy are à la mode expressions. Primacy is thus given to the materialistic while the social, cultural, ontological, and epistemological dimensions of this re-engineering of space are overlooked”. Or, insiste le Dr Kumari Issur, il est capital de considérer à quel point l’océan, son histoire, ses fantômes, son imaginaire est aussi une chose qui définit les contours de notre identité.

Oui, nous avons tant de richesses à explorer, et revendiquer, pour nous réinventer…

SHENAZ PATEL

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