Victoria Urban Terminal: Quand le patrimoine s’urbanise

Victor Hugo disait « il faut des monuments aux cités de l’homme, autrement, où serait la différence entre la ville et la fourmilière ? » Et pourtant, les monuments à Maurice, ses bâtiments bicentenaires et tous ses sites patrimoniaux, sont soit voués à la destruction du temps ou à la destruction de l’homme. Tous ou presque. Le Victoria Urban Terminal (VUT) de la capitale abrite depuis peu un petit bijou architectural mêlant ancienneté et modernité : le 25e supermarché Winners.

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Au-delà du business, il y a eu une réelle volonté des promoteurs de restituer les Casernes Decean qui se trouvaient sur le site de construction… à la pierre volcanique près. Didier Dove, architecte chez Architect Studio, qui a eu la tâche de repenser un espace commercial dans un espace historique, nous en dit plus.

Si le produit final n’est pas encore prêt, la façade en pierres volcaniques taillées sur Engineering Street et les murs à l’intérieur du supermarché laissent entrevoir le travail de maître des architectes et artisans ayant travaillé sur le projet. Et ce qui était jadis l’ancien bâtiment de la CWA reprend aujourd’hui vie. « Dans l’appel d’offres, le site Decaen tombait dans le foncier qui a été acquis pour le projet », explique Didier Dove. Les Casernes Decaen, vestige du passé datant de 1760 était « dans un état délabré sans plan de maintenance, c’était des vestiges avec plusieurs bâtiments sans toiture. Et il a fallu placer un supermarché là et l’intention du développeur, c’était de s’assurer que nous restaurons toutes les pierres retrouvées sur le site et de s’assurer que l’on garde une partie du patrimoine », dit-il d’emblée.

En effet, lors des travaux de construction de cet énorme chantier, le site est minutieusement déconstruit pour être reconstruit. Pour ce faire, 1 400 mètres carrés de pierres ont été enlevés, transportés sur un site sécurisé à Montebello pour revenir sur le chantier du VUT et replacés, tout en respectant l’ordre originel où elles avaient été placées dans l’ancien bâtiment. « Dans un monde utopique, c’est sûr que l’idée aurait été de garder le bâtiment tel quel et de créer un espace où rien ne se passe avec aucune activité économique, mais nous ne sommes plus en 1950, nous sommes en 2022, avec des challenges socio-économiques de notre temps et il faut trouver des solutions pérennes et qui ont un sens et qui amènent une touche émotionnelle aux usagers qui vont utiliser l’espace », dit-il.

Ainsi, il explique qu’en amont des travaux, le promoteur a pris les services d’un architecte de patrimoine basé à La Réunion et à Maurice, soit Architect L’atelier. « Il était important de comprendre la partie historique et de recréer à travers des dessins, ou ce qu’on appelle dans notre jargon faire un survey du bâtiment existant avant de le démolir et de venir confirmer que ce qu’on propose en tant qu’architectes soit satisfaisant. » D’ailleurs, Didier Dove est ravi que la direction ait décidé de prendre cette route-là plutôt qu’une autre, avec une volonté réelle de restaurer un bâtiment du patrimoine « pas classé et listé ».
Pierre par pierre

En effet, il est difficile d’imaginer qu’il existait là où se trouve le supermarché un bâtiment d’époque en parfait état. « L’idée était de recréer un espace mémorable aux usagers et de recréer cette sensation des casernes de l’époque et des murs historiques », explique-t-il. Sur la façade qui donnera sur l’autoroute, la porte cochère a été installée. « Elle faisait partie des magasins de génie de l’époque, d’où le nom d’Engineering Street à côté. Avant cela, elle donnait l’accès des bateaux vers les casernes et toute l’artillerie passait ici », dit-il. Un travail de précision et de restauration qui a pris un temps énorme, mais qui en valait la chandelle. « On a repris les matériaux de l’époque qui sont des coupes uniques et on a repris pierre par pierre pour les replacer. » En effet, les pierres récupérées ont été numérotées pour respecter l’ordre des choses et surtout honorer le travail de ces tailleurs de pierre de l’époque. En plus de la porte cochère, ils ont également pu récupérer une gargote d’origine de 250 ans qui habillera la façade visible de l’autoroute.

En somme, l’enclos du site de Decaen a été recréé, au détail près. « Il s’agit du périphérique du bâtiment existant et dont le nouveau bâtiment vient épouser. » Didier Dove explique par ailleurs que le concept du bâtiment est d’une part « à échelle humaine, en remettant cette ambiance de pierres de l’époque et d’autre part à échelle urbaine, car le bâtiment est iconique parce que de loin, à partir du 2e étage, l’on aura vue sur un bâtiment à écran perforé qui sera habillé par un écran en aluminium qui sera perforé, et c’est une architecture qui sera iconique à l’entrée de Port-Louis. »

L’espace qu’occupe le VUT était occupé par des marchands ambulants

De plus, Didier Dove explique que, toujours dans l’optique de préserver le cachet historique des lieux, l’axe Place Guy Rozemont sera le passage unique de cette partie de Port-Louis vers la gare et que les milliers d’employés devront passer devant la Mutual Aid, la place Guy Rosemont et l’entrée de Winners habillée de pierres comme une sorte de « tableau de musée ». Une manière d’intégrer le patrimoine à l’urbain. « Nous sommes des architectes, et nous savons que quand on touche au patrimoine, c’est toujours un sujet sensible, mais à la fin du jour, le temps passe et si les actions ne sont pas prises, nos bâtiments finiront par tomber en ruine et il ne restera rien. » Pour Didier Dove, l’heure est à la prise d’actions pour sauver ces vestiges du passé.

“On est devant un fait accompli”

À l’intérieur du supermarché, un des murs des casernes a été conservé et toute la galerie commerciale a été pensée autour. De plus, des pergolas d’origine ont été installées pour rappeler de nouveau qu’il y avait ici une histoire, un passé et qu’il faut l’intégrer à nos vies. « Winners dans sa conception a fait des étagères basses et on a une visibilité sur tout, et cela est formidable. » L’architecte salue la volonté des promoteurs de préserver ce bâtiment qui aurait pu être démoli dans l’indifférence la plus totale. « Ce n’est pas un projet listé, mais l’on a trouvé la solution pour le faire renaître. Tout est dans l’action et dans le temps, et on a besoin de gérer toute la partie socioéconomique du pays, mais on est devant un fait accompli devant tout ce qui est urbain à Maurice et à un moment donné, il faut arriver à travailler autour de cette complexité pour redonner vie à tout ce quartier », dit-il. Le pari était en effet fou, mais bel et bien réalisable.

Didier Dove est persuadé que la capitale peut renaître de ses cendres et qu’elle a le potentiel de devenir un « centre historique ». Si ce projet a eu le suivi et le soutien nécessaire pour avancer, tel n’est pas le cas pour les nombreux autres bâtiments du patrimoine qui se meurent. « On a de nombreux amoureux du patrimoine à Maurice, mais qui n’ont pas le support financier et si on n’est pas dans l’action même financière, ces vieux bâtiments vont se perdre. On doit venir avec des lois et des financements pour restaurer et intégrer ce patrimoine. Il faut utiliser ces lieux pour qu’ils soient partie prenante du milieu urbain. » Et pour cela, Didier Dove pense qu’il faut un « paradigm shift, un changement de mentalité. »

Il est d’avis que ce projet qui a su marier patrimoine et urbanisme peut être le début d’un nouveau type de vie en ville. « Ce projet va régénérer le quartier et l’on parle beaucoup de smart cities de nos jours, mais il n’y a rien de plus beau que l’ambiance d’une ville et l’on ne réalise pas assez. Les villes sont tellement belles que quand vous allez à l’étranger, vous visitez une ville en premier. Il ne faut pas perdre cela et on a des villes qui demandent à être uplifted, car ce sont des ambiances qu’on ne va jamais retrouver dans une smart city… », conclut-il.


Les « Casernes Decaen », toute une histoire

Thierry Le Breton, amoureux de patrimoine et architecte de profession, nous raconte l’histoire de ce bâtiment qui a longtemps existé à l’ombre des prélarts de marchands ambulants, voués à une mort certaine. « Le nom de Casernes Decaen est une antonomase formée dans le langage courant pour désigner cet enclos muré qui faisait partie du dispositif de fortification de Port-Louis et qui se trouvait à la rue Decaen. Plutôt que “Casernes”, ces bâtiments étaient en réalité ceux des ateliers du génie ainsi que ceux de l’artillerie — qui donna d’ailleurs son nom à la place qui jouxte le bâtiment (Place de l’Artillerie), devenu depuis le Square Guy Rozemont », dit-il.

Didier Dove expliquant que la porte cochère était le passage
des bateaux dans le port de la capitale

« Dans les toutes premières années du peuplement de l’île, du temps où Maurice est la propriété de la Compagnie des Indes (une des premières sociétés par action de l’histoire, nous sommes au début de l’ère de la mondialisation telle que nous la concevons aujourd’hui), Port-Louis est un port hautement stratégique pour le commerce est-ouest, pour ramener les richesses d’Orient en Occident, et le restera jusqu’à l’ouverture du Canal de Suez. À cette époque, l’intérêt de Maurice est de n’être qu’une escale sur la route vers l’Asie et la Compagnie des Indes n’est pas intéressée à soutenir l’essor d’une économie locale. Seule la défense du port la préoccupe, et les principaux travaux entre 1725 et 1750 vont se focaliser sur les infrastructures militaires et l’architecture navale pour le service aux voiliers. Dès 1725, le site des Casernes centrales est identifié pour loger le contingent des militaires, et l’emplacement où se situaient les Casernes Decaen servait de zone tampon entre l’enceinte des Casernes centrales et le bassin du Caudan, qui était avec Trou Fanfaron l’un des deux bassins de débarquement du port et dont le battant de la lame se trouvait exactement là où passe aujourd’hui l’autoroute. »

Thierry Le Breton explique que « le site tel qu’on l’a connu avant sa démolition avait été aménagé entre 1769 et 1780, et n’a quasiment plus subi aucune intervention mis à part quelques petites modifications dans l’architecture d’intérieur. Après la faillite de la Compagnie des Indes en 1763, Maurice est rétrocédée à l’État français et passe sous administration royale.

La France sort alors de la guerre de Sept Ans et prend conscience de la montée des puissances nationales et l’internationalisation des conflits. L’État français se préoccupe donc à son tour de l’amélioration du dispositif militaire à Maurice et c’est alors que cet espace de circulation entre les Casernes centrales et la flotte militaire située à l’ancre juste en face est dévolu spécifiquement aux activités militaires et devient une annexe des Casernes centrales. En 1769, le terrain est d’abord destiné aux « bureaux et ateliers de la fortification’ ». Mais sur d’autres cartes, cinq ans plus tard, le site est séparé en deux parcelles de tailles égales.

L’une est dédiée au contingent des artilleurs (direction et salles d’armes). Comme son nom l’indique, il s’agit de l’endroit où sont stockées les armes appartenant aux forces d’artillerie (canons, mousquets, boulets, etc.) et qui pouvait ainsi être facilement embarqué et débarqué des navires. Ce qui explique aussi que le site ait été équipé d’une poudrière. L’autre partie est dédiée aux ateliers du génie. Il s’agit des bureaux des ingénieurs militaires, spécialistes de la maintenance des cartes, de l’ingénierie des lignes de défense et des stratégies de sape et de mines. Il est possible (non encore démontré) que l’Hôtel du Génie situé à la rue Édith Cavelle et qui a été restaurée récemment par le groupe Lavastone était l’endroit où résidait le corps des ‘ingénieurs militaire’, alors que les « Casernes Decaen » étaient l’endroit où ils travaillaient. »

Par ailleurs, dit-il, les rues qui encadrent ce site s’appellent d’ailleurs rue de l’Artillerie (Place Guy Rozemont) et rue du Genie (rue Lord Kirshner). « Les cartes et plans de 1780 montrent que le site existe alors dans son état final et qu’il n’évoluera plus à partir de cette période. L’ensemble des bâtiments et activités qui se déroulaient dans l’enceinte de ce que nous appelons “Casernes Decaen” sont donc en étroit lien avec les Casernes centrales situées juste à l’arrière. Ils servaient à faire le lien entre les Casernes centrales et les activités portuaires — et particulièrement les activités militaires — situées dans le bassin du Caudan qui arrivait à cette époque à proximité des murs d’enceinte. À partir de la porte cochère, unique en son genre à Maurice, on accédait donc à la plage et au bassin du Caudan. »

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