2019 : l’année du grand réveil…

AVINAASH I. MUNOHUR

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Politologue

Avec le recul, nous nous apercevrons que 2018 aura été une année très importante pour notre pays. Il n’y aura pas eu d’événement politique majeur, et pourtant, il se sera passé beaucoup de choses. Pas d’élection et pas de grand changement de cap politique, mais un rythme soutenu de l’érosion de nos institutions et de la dégradation de notre société – érosion entamée depuis au moins deux décennies. En deçà des statistiques sur le nombre de victimes de l’insécurité routière, des violences domestiques, des crimes, de la toxicomanie, ou encore de l’exclusion se cache un constat qui devrait nous interpeller au plus profond de notre âme de patriote : l’accélération du glissement dans lequel se trouve notre pays depuis plusieurs années, et ce, sans que nos gouvernants aient démontré leurs capacités à pouvoir inverser la tendance.

Nous ne pouvons que spéculer sur les raisons de cet échec. Il s’agit peut-être d’une crise de compétences qui ne permet plus à l’État sa capacité d’analyse et d’action. Ou bien nos gouvernants sont-ils tellement déconnectés de la réalité de la majorité des Mauriciens qu’ils ne voient et n’entendent plus l’agonie et la souffrance qui touchent un nombre important de nos concitoyens. C’est une possibilité bien réelle, personne n’ayant, par exemple, oublié les propos d’un ancien vice-président qui déclarait publiquement qu’un salaire mensuel de Rs 200 000 était une peccadille. Des prises de position comme celle-là, il y en a bien d’autres, participent au désenchantement des Mauriciens quant à la rénovation et à la moralisation de notre vie publique. Et ce désenchantement n’est pas une simple saute d’humeur de l’électorat, elle s’inscrit dans une désillusion qui contamine un nombre de plus en plus important de pays, le mouvement des Gilets Jaunes s’inscrivant d’ailleurs précisément dans cette tendance.

Nous sommes forcés de constater que notre insularité ne nous épargne pas des dérégulations du capitalisme néolibéral et financier – dont l’œuvre la plus visible est le déclin de l’État-nation. Ce déclin – progressif mais certain – se traduit, chez nous, par l’extension et la généralisation de la crise aux institutions du Welfare State ainsi qu’à un nombre de plus en plus important des espaces de la vie sociale et économique. Crise des hôpitaux, crise des écoles, crise de la sécurité, crise environnementale, crise de confiance, crise des compétences, crise de la productivité, crise latente de la dette. L’État et ses institutions ne semblent exister qu’en l’état d’une crise permanente et généralisée, ces derniers se limitant à essayer de combler les brèches qui se multiplient dans l’édifice national au lieu d’être les moteurs d’une production sociale renouvelée. Sans tomber dans un pessimisme facile, nous pouvons même deviner que nous n’en sommes qu’au début et que les acquis sociaux conquis à l’issue de grandes luttes politiques, ainsi qu’un nombre de plus en plus important de nos biens communs, seront appelés à être morcelés et dilapidés – la tentation d’une privatisation de la CWA et l’accaparement des plages publiques pour de vastes projets hôteliers en sont de parfaits exemples. Bien d’autres suivront.

Nous voyons là se réaliser, encore et toujours, le destin colonial de l’île Maurice – le colonialisme ayant été, entre autres choses, la capture et l’inscription des territoires et des populations asservis dans la logique du capitalisme mondialisé, et dont l’un des objectifs était de fluidifier les immenses transferts de richesse allant des périphéries vers les centres. Le sucre a longtemps été le moyen de cette accumulation et l’économie néolibérale est aujourd’hui l’extension logique de cette rationalité. Comme l’avait si bien pressenti Gilles Deleuze dans les années 1970, l’hégémonie néolibérale allait dépasser la vieille dichotomie entre les pays du premier monde et ceux du tiers-monde, nous plongeant de ce fait dans un tout autre schéma : celui de la production des premiers mondes et des tiers-mondes sur un même territoire national et dans une même population.

Par exemple, la multiplication des milieux d’enfermements pour riches, que sont les IRS/RES/PDS ou encore les Smart Cities, trouve une symétrie directe dans la paupérisation de plus en plus importante d’autres milieux d’enfermements – notamment les cités ouvrières, les villages de pêcheurs ou encore les localités qui ont historiquement vécu de l’économie sucrière ou de l’artisanat. Nous voyons se multiplier les frontières à l’intérieur même de notre territoire, nous voyons se propager les murs, nous voyons s’isoler nos concitoyens, nous voyons croître la violence, l’exclusion et le racisme. La conséquence directe de cela pour notre pays : une résilience de plus en plus fragile face aux affres de la vie sociale. Encore une fois, il y a crise.

À y regarder de plus près, nous réaliserons que la généralisation de la crise touche en fait les trois concepts fondamentaux de la gouvernementalité elle-même : le territoire, la population et la sécurité. Notre territoire se dégrade au fur et à mesure de l’explosion d’une urbanisation mal maîtrisée et punitive pour l’environnement. L’on érige des frontières et des divisions de plus en plus grandes pour mieux contrôler la population et l’empêcher de s’unir. Et on laisse lentement sombrer les institutions de la sécurité dans une paralysie structurelle – paralysie qui servira, par la suite, à justifier leurs privatisations. Il s’agit là d’une recette explosive qui ne fera qu’amplifier la pression sur un tissu social qui est déjà bien fragile ; un nombre grandissant de nos concitoyens se sentant exclus de la protection de l’État et des grandes décisions nationales qui les concernent pourtant directement. Tous les éléments d’un éclatement sont déjà réunis et aucun parti politique ne semble avoir pris la mesure de l’impasse dans laquelle nous nous enfonçons. Ils ne formulent, du moins, aucune proposition s’adressant directement à ces problématiques.

Comment donc faire pour sortir de cette impasse ? Il n’y a malheureusement pas de remède miracle. Un pic de croissance économique, des mesures fiscales électoralistes et des investissements massifs dans les infrastructures calmeront peut-être pour quelque temps la colère qui gronde, et permettront peut-être au pouvoir en place de le rester – surtout si les partis de l’opposition ne se réinventent pas. Mais à quel prix ? Au prix d’un endettement dangereux et punitif pour les jeunes actifs et les générations futures. Au prix de la destruction de notre environnement et de l’exploitation de nos territoires océaniques par des puissances étrangères – sans que nous en tirions le moindre bénéfice pour le bien-être de notre société. Au prix d’un accroissement de la distance entre les gagnants et les perdants du jeu socio-économique depuis longtemps faussé par la corruption et le clientélisme. Au prix, surtout, de permettre à un système politique complètement à bout de souffle de se maintenir en vie.

Mais c’est justement lorsque la nuit est la plus noire que nous ne devons pas perdre espoir. C’est lorsque nous prendrons conscience que notre désenchantement peut être radicalement métamorphosé en un réenchantement fondé dans la justice, le progrès social pour tous et le développement durable que l’on apercevra les premières lueurs du nouveau jour qui se lève. Il y a, à Maurice, tout un peuple qui ne demande qu’à se lever. Il le fait savoir sur les réseaux sociaux (que le pouvoir essaye de museler), et il le fait savoir en refusant de voter (l’abstention étant en hausse constante depuis plusieurs élections). Ce peuple refuse la division, le racisme et le communalisme, et il rejette catégoriquement l’amalgame de l’exercice de l’État avec les intérêts privés.

Ce peuple veut qu’on lui parle de justice, d’égalité, de liberté, de l’avenir de l’emploi, de la modernisation de nos institutions, de la réforme des écoles et des hôpitaux, de la protection de notre environnement, des mesures pour enrayer la corruption, de lutte contre la pauvreté, de combat contre l’exclusion ou encore de prévention contre les fléaux sociaux – comme la prolifération des drogues et de la délinquance. Il veut qu’on lui parle de l’avenir ; de son avenir. Ce peuple souhaite également vivre en paix, en harmonie et en sécurité, dans un pays qui aura retrouvé sa dignité et sa douceur de vivre, dans une économie responsable et mieux partagée, et dans une société du bien-être pour tous.

Il y a, à Maurice, tout un peuple enfanté par les damnés de la terre qui attend de sortir de sa nuit et de son silence. L’année 2019 s’annonce, pour lui, comme une épreuve. Il devra briser le plafond de verre qui l’a trop longtemps réduit à l’invisibilité et au silence. Il devra faire tomber les murs qui ont rendu tout rassemblement politique d’envergure nationale impossible. Il devra s’unir pour construire, ensemble, une nouvelle modernité et un nouvel humanisme afin de transformer notre pays et d’en libérer les immenses potentiels. Sans lui, cette transformation sera impossible. Sans lui, une île Maurice plus juste pour tous les Mauriciens ne restera qu’un rêve enfoui. Il n’appartient qu’à lui de devenir le maître de son destin. Il n’appartient qu’à lui de conquérir entièrement sa liberté et son autonomie. Alors, faisons nôtre, en guise de vœux pour cette nouvelle année, cette incantation d’un grand poète qui résonne pour nous comme une clameur venue des plus profondes douleurs de notre Histoire et qui hante encore et toujours notre Présent…

Ô PEUPLE DE LA NUIT, LÈVE-TOI !

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