DANS LE CADRE DU 12 MARS : Maurice à l’heure du dîner

La salade de concombre a la cote dans les foyers mauriciens en ce moment. Un peu partout, le riz et les plats typiques parfumés d’épices s’accompagnent de bons achards et de cette ambiance chaleureuse et conviviale qui règnent au moment du dîner. À table, on discute de la journée passée; les conversations abordent également les affaires du pays.
Au sein des familles mauriciennes, les inquiétudes sont souvent les mêmes et les ambitions se rejoignent. À l’ombre du quadricolore, le peuple fait le même rêve. Il trouve les mêmes plaisirs dans les particularités du pays. On vit déjà en Mauriciens, à travers cette culture née de la richesse de nos différences et qui lie et relie les uns aux autres.
C’est pour en parler que Scope s’est fait inviter à la table de six familles, dont nous avons partagé le dîner. Au menu chez les Fatehmamode de Souillac : du butter chicken. Des dholl puri et un curry de viande chez les Jeewon de St-Pierre, tandis que les Boullé de Roches Noires avaient prévu des lentilles et une rougaille de poisson salé. Fricassée de haricots rouges et rougaille d’oeufs pour les Meemea de Rose-Hill, et repas chinois pour les Li Ah Choon, de Ste-Croix. Les Moutou de Roche Bois ont mis les petits plats dans les grands pour faire honneur à un curry d’ourite à la papaye.
En marge de la fête nationale du 12 mars, nous avons observé Maurice se mettre à table…
Après les longs mois de sécheresse, il serait vraiment inconvenant de se plaindre des ondées qui ont copieusement arrosé l’île ces dernières semaines. Mais dans certaines régions, la brève accalmie intervenue à la fin de la semaine dernière a été bien accueillie. Dans le nord comme dans le sud, quelques nuages rebelles masquent difficilement la lune belle et gracieuse qui éclaire superbement les derniers jours de février.
À Souillac, chez les Fatehmamode, cela rajoute à la tranquillité des lieux. Un petit vent de mer caresse les feuilles des manguiers. Le bruit des vagues qui viennent s’écraser sur la plage donne au village le même cachet romantique qui habille Roches Noires, où les Boullé passeront la soirée dans leur bungalow.
La périphérie de la capitale s’est apaisée sous les étoiles scintillantes. Tant mieux pour les Moutou, qui tiennent un grand dîner chez eux à Roche Bois ce soir. Un peu plus loin, à Ste-Croix, les Li Ah Choon ont pris des dispositions spéciales pour le repas car les parents comptent rentrer un peu plus tard que prévu. Après la séance de prière, le couple Meemea de Rose-Hill rentre retrouver ses enfants d’un pas serein, dans une atmosphère rafraîchie par la petite brise de montagne qui souffle habituellement à cette heure. À St-Pierre, l’air est également frais. Dans la journée, il a plu, pour le grand plaisir de Mala Jeewon, cette mère de trois enfants qui adore la pluie.
Salade de concombre.
Ce soir, Mala reçoit sa belle-mère, qui leur rend visite de Rose-Hill. Pour faire plaisir à cette dernière, elle a prévu des dholl puri. Un curry de viande et de pommes de terre, une salade de concombre, un satini koko fait maison et du piment écrasé viendront compléter le repas. Protégée par son tablier bleu, Mala s’affaire, tout en discutant avec sa voisine et amie Nadia, venue lui rendre visite.
Chez les Fatehmamode, l’agréable fumet qui sort de la cuisine annonce un butter chicken, accompagné d’une salade de riz, d’une salade de concombre et d’un koutia de mangue. Il ne reste plus à Zabeen Fatehmamode qu’à couper les oignons pour terminer la salade, tandis qu’Iqbal, son époux, bavarde un peu.
Chez les Boullé, Josiane, la mère, lave le riz avant de le mettre à cuire. C’est précisément ce qu’elle est partie faire dans la cuisine où attendent les lentilles, la rougaille de poisson salé, le sauté de brèdes Tom-pouce et les divers achards.
À Roche Bois, c’est Mario Moutou, 62 ans, ancien cuisinier à l’hôtel Belle Mare Plage, qui a concocté le repas de ce soir. Au menu : curry d’ourite et papaye, bouillon de brèdes de giraumon, salade de concombre et salade de mangues et de carottes. Pour donner une saveur supplémentaire au curry, il l’a arrosé du jus d’un limon à la fin de la cuisson. De la papaye a été ajoutée au curry pour que la cuisson soit plus rapide et pour permettre de mieux digérer les épices.
En temps normal, c’est ensemble que le couple Meemea prépare le dîner. Puisque son épouse est partie prier, Manoj a pris les devants pour hacher finement l’ail, les oignons et les pommes d’amour. Il a ensuite mis les haricots rouges à tremper dans l’eau froide et a coupé le giraumon en petits cubes. Aussitôt rentrée, Mala n’a plus qu’à compléter la cuisson de la rougaille d’oeufs bouillis, en y ajoutant du thym et du persil. Pour accentuer les saveurs de la fricassée de haricots, elle fait usage d’un mélange d’épices dont elle a seule le secret.
Au menu chez les Li Ah Choon, Henry, le père, annonce en riant : “Manze sinwa” : calamar croustillant, sauté de boeuf, poisson aigre-doux, poulet vapeur, teokon farci et riz. Ces plats, il les a ramenés du restaurant lorsque Jennifer, son épouse, l’a prévenu qu’elle rentrerait plus tard que prévu du travail. Henri, Salésien de Don Bosco, avait une réunion ce soir.
Portraits de famille.
Ces jours-ci, Jennifer Li Ah Choon écoute When I was your man de Bruno Mars en boucle dans sa voiture. C’est ce que révèle Emilie, 12 ans, lorsque sa mère vient la rejoindre devant la télé. Avec son frère Frédéric, 16 ans, l’adolescente suit les derniers moments de la Star Academy. Puisque le ton est à la rigolade, Emilie en profite pour gentiment reprocher à sa mère de lui avoir piqué son vernis à ongles rose flashy, que Jennifer arbore. Mais bientôt, l’attention est ramenée vers les finalistes du célèbre jeu télévisé.
Dan Jeewon pensait rentrer à la maison plus tôt. Mais un imprévu l’a retenu au travail. C’est également devant la télé qu’il se détend, tout en prenant des nouvelles de ses enfants : Ashna, 9 ans, Avin, 8 ans, qui fréquentent l’école primaire Mohunlall Mohit, et Adarsh, 13 ans, du Nelson College. Professeur d’éducation physique et sportive au collège Bhujoharry de la Tour Koenig, Didier Moutou s’est rendu au Champ de Mars avec ses élèves dans le but d’effectuer avec eux les derniers préparatifs pour la compétition inter-collèges. Le 27 février, le jour de son anniversaire, Corinna, son épouse, est rentrée de Perth. Hôtesse de l’air, elle était en congé ce soir-là. Jeff, le troisième de la famille Moutou, est aide-soignant à l’hôpital Brown-Sequard. Lui qui est un fin gourmet sera sans aucun doute un mari comblé, puisque Sophie, avec qui il convolera bientôt en justes noces, est chef de cuisine au restaurant La Vieille Caraille. Dans la journée, alors que Jeff faisait le tour des magasins en quête de son costume de marié, Deborah Boodhoo, l’aînée des Moutou, passait un moment pénible. Superviseur dans une entreprise de nettoyage depuis plusieurs années, cette mère de trois enfants avait du pain sur la planche. Nicole, la mère, a, elle, eu une journée paisible à la maison. Comme tous les jours, elle a attendu fébrilement la diffusion de son feuilleton préféré, Paloma, à 13h.
Ki news ?
Chez les Boullé, Lily, la petite chienne, et Carbonix, le grand labrador noir, font clairement comprendre qu’ils sont sur leur territoire. Gérard Boullé est rentré du travail un peu plus tôt pour rejoindre son fils Jean-Philippe et son neveu Thomas en ce jour où Josiane fête son anniversaire. Ici, la famille ne capte pas la MBC. Elle suit plutôt l’actualité sur les chaînes satellitaires. Gérard Boullé s’intéresse de près à l’économie du pays : “Après les problèmes économiques auxquels nous avons dû faire face, je suis confiant que nous allons trouver des solutions. Il faut que l’on arrive à relancer la croissance. Maurice a progressé tellement sur le plan économique que les Mauriciens ont fini par se tourner vers le matérialisme. Cette crise nous fera peut-être revenir à l’essentiel.”
À Rose-Hill, contrairement aux autres soirs, les Meemea ne suivront pas en famille les informations de la MBC. Les parents étant en retard, Ashvin est le seul à observer ce rituel. Sa soeur Karishma, 16 ans, est rentrée épuisée de ses cours en onglerie. Le regard somnolent malgré sa petite sieste, elle rejoint son frère devant la télé. Lorsqu’on parle d’actualité, Ashvin, 21 ans, s’inquiète de l’ampleur que prend la toxicomanie. Manoj, son père, s’interroge : “Je me demande quelle sera la relève avec la drogue et la violence qui sont en hausse dans le pays ?”
C’est aussi pour suivre les nouvelles qu’Iqbal a installé une petite télé dans la salle à manger. Ces derniers temps, la cavale du criminel Polocco l’a préoccupé : “Le problème d’insécurité à Maurice me fait peur. Les histoires que l’on entend tous les jours m’inquiètent.” Alors que la famille de Souillac s’affaire pour le dîner, Michu rappelle à ses maîtres que c’est l’heure de son repas. Ses croquettes servies, le chat arrête de miauler, tandis qu’Iqbal jette des granulés dans l’aquarium pour nourrir les poissons rouges et le requin d’eau douce qui y vivent dans une belle eau claire.
Politiquement vôtre.
Pour sa part, Henry Li Ah Choon confie : “Franchement, je ne suis pas l’actualité locale. Je ne regarde pas les chaînes nationales et ne lis que les grandes lignes des journaux. Je ne m’intéresse surtout pas à la politique, car il y a trop de ragots.”
Les insultes qui fusent dans le giron politique laissent Josiane Boullé sceptique : “C’est fatigant et pas très relevé comme débat. La politique est quand même quelque chose de noble, mais il y a beaucoup de coups bas et trop d’arrivisme. C’est écoeurant.” Pour son époux, “les bagarres politiques des partis, à relent communal, n’aident pas à construire la nation. On a du mal à sortir de ce communalisme pour des raisons politiques.”
Les Jeewon non plus n’aiment pas la politique. Ni les nouvelles qui rappellent qu’il y a trop de violences et d’injustices dans le pays : “J’évite de voir ce type de choses à chaque fois. Cela nous rend négatif.” La télé reste branchée sur la Senn Kreol, où la musique proposée apporte une ambiance gaie à la maison. Devant son ordinateur, Adarsh mixe les derniers tubes du moment et y ajoute des effets sonores.
Il faisait encore nuit quand Manoj s’est réveillé ce matin. À 4h, il a commencé à préparer le thé avant d’être rejoint par Mala, qui s’est occupée du ménage. Employé à la municipalité de Beau Bassin/Rose-Hill comme éboueur, Manoj a pris la route à 5h. “C’est ainsi tous les jours. Le travail démarre très tôt.” Ashvin s’est réveillé à 6h pour pouvoir déposer sa mère à la foire de Quatre-Bornes et l’aider à débarquer les produits du taxi qui les y a emmenés. Mala tient un stand spécialisé dans la vente de vernis à ongles et d’accessoires pour enfants.
Si son épouse se réveillait plus tôt, elle aurait pu l’accompagner dans sa petite marche matinale chaque matin à Souillac, rigole Iqbal. Mais les deux heures de route qu’elle effectue quotidiennement pour rentrer du travail épuisent Zabeen Fatehmamode. Secrétaire dans un cabinet d’architecte, elle a eu une journée plus chargée que d’habitude. “La téléphoniste s’est absentée et j’ai dû la remplacer, tout en faisant mon travail.”
Journée chargée.
En sus de ses responsabilités habituelles, Iqbal a aidé à la préparation d’une petite fête d’adieu pour la maîtresse d’école. Pour exaucer le voeu de ses parents, il a commencé sa vie professionnelle comme policier. Puis, il a choisi de se tourner vers l’enseignement : “Ce travail-là m’aide à me sentir utile.” Passionné de lecture, Iqbal confie qu’il aime également le slam. “Cela fait trois ans que j’enseigne le slam à mes élèves. D’ailleurs, un de mes élèves a remporté le tournoi inter-collèges.”
“Les fins de mois sont toujours dures au boulot”, confie Jennifer Li Ah Choon, employée chez Chemical and Technical Supplier. Henri, 49 ans, vêtu d’un jean et d’une chemise, dirige sa propre compagnie de contracting, Bright Engineering Works Ltd. Lorsqu’il mentionne son âge, ses enfants ne peuvent se retenir de faire un petit commentaire : “Pe rant dan laz !”
Dan est technicien chez Orange Telecom. Mala, son épouse, est femme au foyer. Avant de préparer le dîner et de “zwe dan lapli”, elle s’est rendue à Rose-Hill pour la prière.
Gérard Boullé a eu une journée très chargée, ponctuée de réunions et de visites. Il est cadre supérieur à Food and Allied Group, Moka. Responsable des ressources humaines chez Gaz carbonique, Josiane est en vacances. Ce matin, à marée basse, elle est sortie pour une balade sur les rochers. Plus tard, elle a laissé les enfants pour aller acheter de quoi imperméabiliser des troncs d’arbres secs qui commençaient à pourrir dans la cour. Plus tard, elle les peindra pour en faire des objets d’art. Elle s’est aussi rendue au supermarché prendre de quoi manger pour le dîner. Élève de l’École du Centre Pierre Poivre, Jean-Philippe est également en vacances. À cause de la chaleur, il a pris trois douches et a fait une sortie en bateau.
À table.
Ce soir, Jean-Philippe a été aidé par Thomas pour mettre la table. À côté des couverts, les serviettes de table jaunes sont joliment installées dans les coupes. Les deux adolescents disent le bénédicité et chacun est invité à dire un mot. Alors que le dîner est entamé, Josiane et Gérard égrènent quelques anecdotes liées à l’époque où ils étaient sportifs, pendant que Jean-Philippe lance de petites blagues.
Mala appelle tout le monde dans le salon. C’est autour d’une table basse qu’elle place le dîner. La musique d’Adarsh se fait toujours entendre. “Quand il commence avec ça, il n’arrête jamais”, plaisante sa mère. Timide, l’enfant lui écrase les pieds pour tenter de lui faire comprendre qu’il ne faut pas qu’elle parle de lui. Tout le monde en rit…
Les différents plats ramenés par Henri sont disposés dans des assiettes. Les quatre membres de la famille Li Ah Choon prennent place à table. Ils se servent tous et commencent à apprécier le repas. Mais la conversation ne s’arrête pas pour autant.
La grande table de la salle à manger des Moutou a été soigneusement décorée, avec, au centre, le drapeau de Maurice installé dans un vase à fleurs. Didier et Corinna ont sorti leurs plus beaux couverts : des assiettes saumonées qui se marient parfaitement avec les sous-plats vert anis. Alors que les sept des onze petits-enfants des Moutou, présents ce soir-là, jouent tranquillement dans le garage, Didier demande à ses invités de passer à table. Les petits ont déjà dîné. Les hommes se mettent à table; les soeurs et belles-soeurs, qui semblent très proches, aident à emmener les plats. C’est Didier qui fait le service. “D’habitude, chacun se sert, mais ce soir, c’est assez spécial”, dit-il.
Zabeen a dressé la table autour de laquelle s’installe sa famille devant les plats fumants. Le ventilateur est de rigueur chez les Fatehmamode, sinon ce serait incommodant de dîner à l’intérieur. “Il fait extrêmement chaud ici; ma femme s’en plaint beaucoup. Elle a grandi à Vacoas. Je lui dis toujours de ne pas trop y penser. Il faut juste s’habituer”, confie Iqbal. Les époux soulignent qu’ils préfèrent dîner sur la terrasse lorsqu’il fait vraiment trop chaud.
À Rose-Hill, Ashwin est le premier à s’installer à la table de la cuisine lorsque sa mère annonce que le dîner est prêt. Des assiettes de différents coloris ont été disposées pour permettre à chacun de distinguer sa place. Le doux parfum du riz blanc se mélange au fumet des autres plats épicés. Manoj, lui, préfère le pain au riz. “J’en mange rarement. Depuis que je suis petit, j’ai toujours préféré les plats au pain”, dit-il.
Demain, cet autre jour.
Lorsqu’ils abordent l’avenir, Henri et Jennifer Li Ah Choon parlent en choeur de leurs enfants. Ils souhaitent que ces derniers réussissent dans la vie. “Anfin, si zot aprann”, plaisante le père. En ce moment, Emilie est en Form II au Collège Lorette de Port-Louis. Frédéric, 16 ans, fréquente le collège London, et Guillaume, leur fils de 19 ans, étudie en Chine. Pour pallier le vide qu’il a laissé, ses parents espèrent que la nouvelle application téléphonique qu’ils ont découverte aujourd’hui leur permettra de mieux communiquer avec lui.
Iqbal et Zabeen feront tout ce qui leur est possible pour que leurs enfants aient un avenir brillant. “Je souhaite que mes enfants terminent leurs études. Moi, je n’ai pas eu l’occasion de poursuivre des études supérieures. Je souhaite qu’ils le fassent, eux.” Shazia, leur fille de 13 ans, fréquente en ce moment le SSS de Forest Side. Faiz, leur fils, n’est pas encore rentré. Aujourd’hui, le collégien a deux leçons particulières à prendre. Il ne sera à la maison que vers 20h30.
Dan et Mala Jeewon sont aussi très vigilants au sujet de l’avenir de leurs trois enfants. Ils surveillent ces derniers de près, espérant répondre à leurs requêtes pour les aider à avancer. Jean-Philippe est le seul des quatre enfants du couple Boullé à se trouver à Maurice. Les trois autres sont à l’étranger pour des études. Josiane et Gérard formulent le même voeu : “Nous souhaitons à notre famille de continuer de vivre heureux. Nous espérons que l’avenir sera fait de paix et d’unité, dans le respect de la diversité mauricienne, dans un pays où chacun sera reconnu pour sa valeur et non jugé par la couleur de sa peau.”
Rêves.
“Mon rêve est que mes enfants aient un bon travail et qu’ils puissent progresser dans leur carrière professionnelle”, confie Manoj Meemea. L’année prochaine, Karishma suivra une formation en coiffure. Les choses ne vont pas très bien pour Ashwin. À la recherche d’un emploi dans le domaine automobile, il s’est rendu à Vacoas pour trouver du travail. Son CV en main, il a fait le tour des entreprises spécialisées de la région, avant de finalement débarquer à Ébène à midi. “Malgré mon certificat de HSC, j’ai du mal à trouver du travail. Le salaire ne correspond pas toujours aux compétences et aux connaissances.”
Cette situation rend Henry Li Ah Choon inquiet, malgré tous les efforts et les sacrifices consentis par sa famille : “En voyant le taux de chômage qui existe dans le pays, je me pose des questions quant à l’avenir de mes enfants. Trouveront-ils du travail après leurs études ? Je ne sais pas.”
Iqbal Fatehmamode a également réfléchi à la question : “Nous avons un peu peur pour l’avenir de nos deux enfants. Le gouvernement ne crée aucun nouveau créneau. Nous songeons à émigrer, mais nous ne savons pas encore si ce sera possible.”
Jennifer Li Ah Choon précise : “Le chômage m’inquiète aussi parce que tout est lié. Comme les gens ne travaillent pas, ils cherchent à avoir de l’argent facile; ils volent et tombent dans la drogue.”
Josiane Boullé s’interroge elle aussi sur la drogue : “Je ne comprends pas comment cela peut exister dans un si petit pays sans qu’on puisse régler le problème. Il y a comme une absence de volonté politique. C’est épouvantable.” Elle estime que beaucoup de réponses auraient pu avoir été trouvées à travers un système éducatif mieux adapté. “Depuis 25 ans, il n’y a pas grand-chose qui a été fait, surtout pour le primaire. Il y a un manque d’équilibre. C’est toujours la course, la compétition à outrance. Il faudrait que les enfants puissent savoir lire et écrire dès l’âge de 10 ans. Mais on constate, année après année, qu’il y a 33% d’échec au CPE. Ce n’est pas acceptable !” Surtout que ces échecs entraînent certains jeunes vers les fléaux sociaux…
Succulent et rare.
Installé à la tête de la table, Mario Moutou observe tous les faits et gestes des membres de sa famille. Il se met soudain à raconter des blagues et quelques anecdotes qui l’ont marqué. Il se souvient particulièrement de son beau-père, qui les avait fait rigoler après la diffusion de la publicité de Delrosa, un sirop de vitamine C pour enfants. “Alors que la pub disait : “Delrosa, meilleure santé”, lui répliquait ki sa mem pli vilin sante ki linn tande dan so lavi.” Des histoires aussi drôles que celle de son beau-père, Mario en connaît plusieurs. Tout le long du dîner, il ne cessera de faire rire tous ceux qui sont à table.
Chez les Meemea, le dîner se passe en silence. “Cela se voit que nous avions tous faim”, lance Ashvin, en riant. Pour le déjeuner aujourd’hui, le jeune homme s’est offert une succulente paire de rotis chauds, accompagnée d’un achard de légumes, achetée à Arab Town à Rose-Hill.
Comme à son habitude, Zabeen Fatehmamode a déjeuné avec sa copine dans le magasin de cette dernière. Son déjeuner, tout comme celui de toute la famille, a été succulent et rare. “J’ai préparé un curry de bichiques. Mon mari s’en est procuré auprès de pêcheurs de la région. C’était très bon.”
Il y avait du farata à table pour le déjeuner chez les Boullé. Le tout accompagné d’une rougaille de pistache concoctée par Josiane.
Jennifer Li Ah Choon demande à ses enfants s’ils ont apprécié leur déjeuner : du pain et du tika, préparé par Henri. Ce dernier en profite pour savoir si ses enfants ont pu résister à la tentation Facebook. Difficile, maintenant que cela fait partie des moeurs.
À la table des Jeewon, les assiettes se vident rapidement; la nourriture est exquise. Dan loue d’ailleurs la cuisine de sa femme : “Kifer to pou manz deor kan to ena enn madam koumsa.”
Solidarité, unité.
Pour ramener la sérénité au sein des familles, il y a des urgences à prendre en considération à plusieurs niveaux. En sus des problèmes évoqués, Iqbal lance un appel : “Que notre pays soit toujours en paix. Je souhaite également que le gouvernement aide ceux qui sont au bas de l’échelle. Il y a des enfants qui vont à l’école sans avoir rien à manger.”
Jennifer Li Ah Choon se soucie aussi du sort des moins privilégiés de la société. C’est pourquoi elle rêve d’un avenir “où le gouvernement donnerait la chance aux pauvres de réussir”.
Ashwin appartient justement à ce futur. Pour qu’il soit plus positif, le jeune homme estime qu’il nous faudra avancer “vers un pays sans corruption où l’harmonie et la courtoisie régneront”. Son père complète sa réflexion : “Que les Mauriciens arrêtent de favoriser le côté matériel de la vie et que l’on retrouve l’unité dans le voisinage et la famille.” Pour Dan Jeewon, “les gens doivent être plus vigilants et savoir faire preuve de maturité quand ils votent”.
Gérard Boullé précise que “le niveau de la corruption à Maurice me fait peur. Je souhaite que Maurice puisse vraiment être l’étoile et la clé de l’océan Indien. Nous avons le potentiel pour aller plus loin, mais il ne faut pas se tirer dans les pattes”. Son fils Jean-Philippe espère un futur “sans conflit, sans corruption. Que tout le monde soit patriote et ait le sens d’appartenance à la nation”. Son cousin Thomas ajoute : “Que l’on n’octroie plus de permis de construction à tort et à travers. Cette mauvaise planification est à la base de débordements. Je souhaite qu’il y ait plus de discipline dans le pays.”
Mauritius, c’est aussi un plaisir.
Si les inquiétudes sont réelles et le pessimisme palpable, des atouts inhérents à notre île ramènent un rayon de soleil et de l’espoir dans les coeurs. Iqbal Fatehmamode le rappelle : “Comparativement aux autres pays, nous avons la paix; nous sommes toujours libres de circuler. Nous pouvons trouver du plaisir dans les choses très simples.” Un avis partagé par Gérard Boullé : “Nous avons une bonne qualité de vie à Maurice. C’est très familial, les amis sont à proximité. Si nous étions dans un grand pays, il aurait fallu parcourir de longs kilomètres pour se rencontrer. Les Mauriciens sont en général pacifiques, assez tolérants, si l’on exclut les rares dérapages.”
Faire trempette dans l’eau tiède de la mer est un rituel quotidien qui permet aux Fatehmamode de se ressourcer. Quand ils sont à Roches Noires, les Boullé ne ratent jamais l’occasion d’aller se balader sur la plage ou en mer. Chez les Li Ah Choon, on chérit également la mer. Les enfants pratiquent d’ailleurs la plongée. Comme le souligne Jennifer, la mère : “Krwaz ledwa ki seki pe arive deor pa arive dan Moris.” Avec les plages, le séga à profiter en abondance, “il faut se rendre à l’évidence : malgré tous les problèmes qui subsistent dans l’île, on est bien à Maurice”, dit-elle. Dan Jeewon le pense aussi : “Boukou plezir ena. Il fait bon vivre dans un pays où l’on peut profiter des plaisirs simples de la vie, comme jardiner dans son potager ou nourrir les animaux. Malgré tout le matérialisme qui revient, j’apprécie cette simplicité qui existe encore chez les Mauriciens.”
Sirandann.
“Ki pie gagn zis enn sel frwi ?”, lance Dan, tandis que les assiettes sont presque toutes vides. Chacun essaie de deviner la réponse à cette sirandann. Pendant que Mala débarrasse, il enchaîne : “Ki de landrwa dan Moris ena nom enn zanimo, so mal ek so femel ?” La réponse à la deuxième devinette est : “Trou aux Cerfs ek Trou aux Biches”, dit-il, gardant le suspense autour de sa première question, dont la réponse est l’ananas. C’est la tradition dans la famille de jouer à sa version de Questions pour un Champion à l’heure du dessert. Pour terminer le repas du soir, Mala a prévu du sagou bien frais, dégusté avec des aplon croustillants.
Pour terminer le repas, les Moutou s’offrent une savoureuse salade de fruits, composée de mangues, de melons et d’ananas.
Après le dîner chez les Boullé, la table est vite desservie par Jean-Philippe et Thomas. Le dessert improvisé est constitué de chocolat et de fruits au jus. En ce temps de carême chrétien, la famille fait l’effort de se réunir pour prier ensemble et dialoguer autour d’une parole de l’Évangile.
La vaisselle mise de côté, Zabeen revient vers la salle à manger avec un dessert pour le moins original : fruits au jus et mousse noire. Un mélange pas désagréable du tout, qui conclut un succulent dîner. Faiz fait enfin son apparition. Son visage en dit long sur sa journée. “Les jeudis sont en général fatigants pour moi.” La famille reste à ses côtés pendant qu’il entame son dîner. Dès que Faiz a fini de manger, toute la famille se réunit dans la chambre des parents pour regarder des émissions sur les chaînes satellitaires, les enfants n’ayant pas de devoirs à faire ce soir.
Le temps que Mala débarrasse la table, Karishma, Ashvin et leur père retournent dans le TV room. Ils poursuivent la conversation devant la télévision.
La famille Li Ah Choon parle de musique, de comédie et des prochains événements de l’île. Les devoirs terminés, les enfants aident à débarrasser la table. Comme dessert, des petits chocolats, dont raffole Henri. Une sauterelle fait irruption dans la maison et Henri s’exclame : “C’est Popo !” Cet insecte est pour lui le symbole de la présence de sa mère décédée. “Elle nous demande de lui rendre visite”, dit-il.
Mauriciens.
Les esprits chagrins cracheront leur venin et feront toujours croire que le mauricianisme est une utopie, un rêve d’idéalistes. Mais au sein de ces différentes familles, il s’agit déjà d’une manière d’être. “Être mauricien, c’est une fierté. Mais c’est aussi tout mettre en oeuvre pour garder l’image de son pays intègre”, souligne Henri Li Ah Choon. Pour Ashwin Meemea, “c’est tout simplement être un bon citoyen du pays et être membre de la grande famille mauricienne”.
Dans la famille d’Iqbal Fatehmamode, c’est la même fierté qui se dégage de ce sentiment que le Mauricien est un être unique : “C’est un mélange, une richesse, un petit bout de chaque continent dans une même personne.” Dan Jeewon estime que le mauricianisme doit avant tout représenter l’entraide et la solidarité.
Lorsqu’elle était à l’école, Josiane Boullé était toujours blessée quand on la traitait de “lera blan”. “Je me suis toujours sentie Mauricienne à 100%. Je suis contente d’être ce que je suis.” C’est une conviction qui la rapproche de Gérard. Ce dernier ajoute : “Je me sens patriote et profondément mauricien.”
Quadricolore.
Le 12 mars, ce sont autant de valeurs et de fiertés qui seront rappelées à l’ombre du quadricolore. La fête nationale, chacun l’observera à sa manière. Les Meemea prévoient éventuellement une sortie en famille, en gardant en tête qu’“il s’agit de l’une des fêtes les plus importantes. Elle concerne et touche toutes les communautés. C’est une fête qui nous rappelle que nous vivons dans un pays libre”, confient Ashvin et Manoj.
Les Fatehmamode espèrent que la fête nationale contribuera à ramener certaines personnes à la raison. Face à certains comportements rétrogrades, Iqbal s’inquiète : “Notre pays n’est pas vraiment sorti du colonialisme. J’ai l’impression que si vous n’êtes pas rouge, vous n’avez pas les mêmes droits que les autres.”
C’est à cause de ces dysfonctionnements que Dan Jeewon pense parfois ironiquement que “nous aurions peut-être été mieux si le pays était resté entre les mains des Anglais”. Mais pour exprimer sa fierté d’être libre, la famille fera flotter le quadricolore sur le toit de la maison.
Les Boullé feront de même, avec fierté : “Le 12 mars, j’aime voir les drapeaux partout, même sur les maisons. C’est important”, dit Gérard. Il n’assistera pas aux cérémonies officielles, parce que “c’est beaucoup trop politisé. C’est pour cela que cela ne m’attire pas. Il y a trop de récupération politique”.
Rêve commun.
Cette journée sera exceptionnelle pour Emilie Li Ah Choon, qui fera son baptême de plongée, le 12 mars. Plus tard, la famille ira admirer les feux d’artifice, et Henri n’oubliera pas que “se avan tou enn prev ki Morisien debrouyar, nou pa depann lor personn apar noumem !” Deborah interroge son père, Mario Moutou, sur le plat qu’il préparera pour leur rencontre familiale du 12 mars. Après quelques secondes de réflexion, Mario annonce qu’il y aura du chilli chicken au menu. Un plat qui fait l’unanimité chez les Moutou, qui en raffolent. “Nous nous retrouvons toujours les jours fériés. Personne ne ratera la Fête nationale, que nous fêtons en famille chaque année, avec des drapeaux et des banderoles que nous affichons fièrement”, précise Deborah.
C’est l’heure de se dire au revoir. Une journée comme les autres pour nos hôtes. Par-delà les inquiétudes et les questions, ils rêvent tous d’un avenir meilleur pour leur pays. Un rêve commun partagé par cet ensemble trop souvent silencieux qui, depuis longtemps, s’est déjà accordé autour d’une culture, d’une manière de vivre vraie, unique. Un menu authentiquement mauricien…

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