Pascale Bodet : « Le mariage avant 18 ans, une violation des droits de l’enfant »

La psychologue Pascale Bodet revient sur les différents sujets d’actualité impliquant les jeunes ces dernières semaines. Des grossesses précoces à la maltraitance dans les abris, elle apporte un éclairage sur ces problématiques et donne des pistes pour mieux gérer les situations. Elle est aussi d’avis que les parents doivent accorder du temps de qualité à leurs enfants, afin de consolider leurs relations et mettre les jeunes en confiance. De même, elle est d’avis qu’il ne faut pas avoir peur de parler de sexualité à ses enfants.

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Il y a eu beaucoup de débats sur l’âge du mariage récemment. Quels sont les risques liés à un mariage précoce ?

Il y a plusieurs aspects à prendre en considération dans une telle situation. Premièrement, on parle ici d’enfant. Le mariage avant 18 ans est une violation des droits de l’enfant. Maurice s’est engagée à respecter ces droits, donc c’est important de le mettre en application. Il est aussi important de donner des chances égales aux filles et aux garçons, concernant les perspectives d’avenir, en matière d’éducation, d’évolution sociale. Et quand on se marie trop jeunes, cela a des répercussions sur la vie sociale. Dans la réalité, surtout pour une fille, cela implique d’arrêter les études plus tôt. En conséquence, leur vie professionnelle sera aussi limitée.

Qui dit mariage, dit aussi risque de grossesse précoce. Ces jeunes filles risquent donc de se retrouver très jeunes avec des enfants. On sait que les grossesses précoces sont un des risques majeurs de mortalité chez les 15-19 ans. Il y a aussi des risques pour la santé du bébé. De même, si la maman, étant elle-même très jeune, se retrouve avec plusieurs enfants sur les bras, il y a des questions qui surviennent par rapport à l’avenir de ces enfants. On risque de maintenir des générations dans la précarité.
Se pose aussi la question à qui on marie ces jeunes filles. Souvent, l’écart d’âge est important. Cela peut soulever des questions de détournement de mineur, voire d’abus sexuels. Les jeunes doivent donc être sensibilisés, protégés. Si on compare avec l’abus d’alcool et de cigarette, tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut en protéger les jeunes. La loi impose des interdits. Mais qu’en est-il des réflexes de protection et de précaution quand il s’agit de sexualité et de mariage précoce? On devrait aussi protéger nos enfants face à tout cela.

Le dernier rapport de la Mauritius Family Planning and Welfare Association évoque 130 cas de grossesses précoces pour les cinq premiers mois de l’année. Il y en a eu plus de 200 par an ces trois dernières années. Comment réagissez-vous à cela?

Quand je vois les chiffres communiqués par les autorités, j’ai l’impression que c’est moins que ce qu’il y a dans la réalité. On a l’impression que cela démontre un échec de l’éducation qu’on donne aux jeunes, par rapport à la sexualité. J’ai travaillé dans plusieurs institutions éducatives et j’ai pu constater qu’on rencontre parfois certains obstacles. Les parents ou même des membres du personnel sont hésitants. Ils se demandent ce qu’on va dire. Beaucoup de parents pensent, encore en 2018, que pour protéger leurs enfants et leurs adolescents, il ne faut pas parler de sexualité. Ils préfèrent ignorer qu’en un clic maintenant, avec les portables, les réseaux sociaux, nos jeunes ont accès à toutes sortes de contenus. Et cela ne correspond pas nécessairement à ce que nous parents, avons envie de transmettre à nos enfants.

C’est encore plus important aujourd’hui, dans notre culture, où nos enfants sont exposés à toutes sortes de contenus, de parler de sexualité. De dire ce que c’est qu’une sexualité épanouie, afin que les jeunes puissent avoir des références saines. Et qu’on leur transmette des valeurs. Si on ne parle pas de sexualité, cela veut dire qu’on se prive d’une belle opportunité de parler du consentement à l’acte sexuel, de contraception, des protections qui existent contre les maladies et infections sexuellement transmissibles. Quand on fait l’autruche, on ne se donne pas l’occasion d’aborder tous ces sujets. Je dirai aussi attention à ne pas diaboliser la sexualité. La sexualité est une belle expérience qui se vit entre deux personnes prêtes physiquement, émotionnellement et pleinement consentante. Bannir la sexualité de nos conversations, c’est livrer nos jeunes à eux-mêmes.

De par votre expérience, y a-t-il un protocole en place au collège, quand une fille tombe enceinte ?

Aujourd’hui je suis moins dans les institutions scolaires comme au début de ma carrière, je n’ai pas de connaissance de protocole en place pour ce genre de situation. Tout de même, je suis d’avis qu’il faut prendre le temps de gérer chaque situation de manière particulière. Car chaque situation est unique, complexe, il faut prendre le temps d’écouter la jeune fille, sa famille et de voir ce qu’il est possible de faire.

La loi prévoit également qu’une jeune fille enceinte ait la possibilité de terminer ses études. Pensez-vous que c’est facile à appliquer ?

Dans la vie, si on s’arrête dès que quelque chose n’est pas facile, on n’avance pas. Bien sûr, que cela nous demande des aménagements, de sortir de notre confort, de notre routine bien établie. Ce n’est pas simple. Mais il me semble que le système d’éducation en place doit donner toutes les chances à ces filles. Comme je le disais plus tôt, une grossesse ou un mariage précoce vient diminuer les chances d’une fille d’aller au bout de ses études. Mais ce n’est pas une fatalité. Il y a des jeunes filles qui même en ayant eu une grossesse tôt et quand on ne les oblige pas à se marier, ont eu un parcours et une personnalité tout aussi épanouissants.

Tout dépend des parents de la fille. Je soulignerai là le rôle de la famille. Souvent, le premier réflexe est de cacher. D’où la décision de retirer la fille de l’école. Souvent, c’est à cause du regard des autres : ki dimoun pou dir? On ne pense pas au bien-être de la fille, mais plutôt ce que les autres vont dire. J’aimerais bien que cette mentalité-là change. Que nos décisions ne soient pas prises au nom de ki dimoun pou dir, mais au nom du bien-être de nos enfants, de nos jeunes filles !

Les écoles sont-elles préparées à gérer ce genre de situation, selon vous?

Si elles ne le sont pas, il est grand temps qu’elles s’en donnent les moyens. C’est un problème qui est là depuis longtemps. Combien d’années va-t-on attendre encore pour faire le nécessaire? Ceci étant dit, je ne veux pas taper sur les écoles, ni sur l’État. La question est beaucoup plus vaste. C’est vraiment un changement de société qui doit avoir lieu. Il faut que tout le monde bouge. Si la direction d’une école fait des efforts pour continuer à accueillir ces jeunes filles, par exemple, il ne faut pas qu’à côté, il y a des parents, des profs ou des élèves qui disent : ah, ena tifi ansint dan lekol, pe gat repitasion lekol…

Il y a actuellement une réforme de l’éducation, qui fait place au développement holistique. Pensez-vous tout de même, que le système prépare suffisamment nos jeunes à faire face aux défis de la vie?

J’ai connaissance de nombreuses initiatives intéressantes prenant en considération le développement humain dans sa globalité. Il y a des programmes qui se font, que ce soit au niveau du ministère, de l’éducation catholique ou des Ong. Il y a le programme Zippy, par exemple, pour aider les enfants à gérer les émotions. L’ICJM a fait venir récemment deux formatrices pour parler de la discipline positive; comment appliquer fermement la discipline, sans violence, sans agressivité et comment être à l’écoute des besoins des enfants et les aider. Il y a de nombreuses initiatives comme cela, qui ont été mises en route, depuis un certain temps.

Malheureusement, ces initiatives butent souvent sur un système d’éducation élitiste. Ce sont le nombre de points et de rang dans la classe qui comptent plus que le développement holistique. Et cela, ce n’est pas la faute de l’un ou l’autre partenaire de l’éducation, mais de tout le monde. Par exemple, quand la direction d’une école décide d’un programme pour le bien-être des enfants, elle ne le fait pas seule. Elle doit convaincre son personnel, avoir les moyens de le mettre en application, convaincre les parents qui, souvent, peuvent se dire qu’il y a trop d’activités, qu’on ne travaille pas assez, que ça va faire chuter les notes… Ce n’est pas simple.

Il faut avoir la collaboration de tous et un changement au niveau de la société également. Il faut comprendre qu’il n’y a pas que les notes à l’examen qui comptent. On n’a qu’à voir ce qui se passe après l’école. Il n’y a pas que le certificat qui permet de réussir la vie professionnelle. Ceux qui sont mieux armés pour faire face à la vie, sont ceux qui réussissent mieux, à la fois sur le plan professionnel, relationnel, émotionnel… bref, avoir une vie épanouie.

Y a-t-il suffisamment de psychologues dans nos écoles, selon vous?

Je fais partie de la Société des professionnels en psychologie. Récemment, la question a été abordée. Le Dr Emilie Duval, responsable du département de psychologie à l’ICJM qui est en contact avec le ministère de l’Éducation, nous a fait le constat suivant : dans le système national, il y a quatre senior psychologists et 18 educational psychologists. Or, il y a environ 275 000 enfants et adolescents dans le système. Si on fait le calcul, cela fait environ un psychologue pour 12 000 élèves… Si moi, je devais prendre en charge 12 000 élèves, je crois que même avec la meilleure volonté du monde on ne pourrait avoir une prise en charge efficace. Souvent, il n’y a pas de psychologues cliniciens. Si jamais il y a un élève qui nécessite un suivi, il faut l’envoyer à l’hôpital et là, l’attente peut être très longue.

Comment aider son enfant à faire face aux dangers, dont la drogue synthétique ?

J’ai l’impression qu’à chaque génération il y a de nouveaux défis. Il faut prendre en compte que l’adolescence est l’âge où on prend son indépendance des parents, on vit des expériences, on a envie de ressentir des sensations fortes… Pour protéger nos jeunes, il est important d’instaurer un dialogue dès le plus jeune âge. On ne peut se dire qu’on va garder l’enfant dans un cocon et cela le protégera de tout ce qu’il y a autour. C’est comme si on se dit que pour éviter de respirer l’air pollué, on reste chez soi. Mais même dans la maison il y a des polluants dans l’air.

Ceci pour dire que votre enfant sera obligatoirement exposé aux dangers à un moment ou un autre. Donc, la meilleure chose qu’on peut faire pour protéger son enfant est de mettre en place cette relation de confiance, cette relation où l’enfant peut venir nous parler quand il a fait une bêtise, une erreur… Si on lui tombe dessus dès qu’il a fait quelque chose de mal, il va aller chercher de l’aide ailleurs, auprès de ses amis ou pire, il se retrouvera tout seul, à essayer de gérer.

C’est important, en tant que parents, qu’on puisse aussi donner du temps de qualité à nos enfants. Il ne faut pas faire l’erreur de dire j’ai tout donné à mes enfants : vêtements, téléphone, une maison luxueuse… si à côté, vous ne leur donnez pas du temps de qualité, vous ne leur montrez pas votre affection, cela ne sert à rien. Le plus beau smartphone ne pourra combler son manque de vous dans sa vie. Ceci pour dire qu’il y a, à chaque génération des fléaux, il faut savoir préparer son enfant à faire face. S’il a été en contact avec la drogue, il faut qu’il puisse venir nous le dire. Avoir une relation proche permet aussi aux parents de s’en rendre compte si l’enfant a un problème ou un comportement qui suscite des interrogations.

Pensez-vous que nos écoles soient démunies face à tous ces problèmes ?

À mon avis, il faut miser beaucoup sur la formation. C’est un travail de collaboration. L’école ce n’est pas uniquement la direction et le personnel, c’est une communauté scolaire, avec les parents impliqués. C’est avec ces trois piliers qu’on peut avancer. Si la direction fait son travail et convoque les parents mais ceux-ci décident de ne pas venir, on ne peut avancer.

Il existe aujourd’hui plein de ressources. Si on veut se former, s’améliorer, en tant que parents et professionnels de l’éducation, il faut se donner les moyens d’y aller. Il y a plein de possibilités, selon les besoins de chacun. Moi-même j’anime des cosy coffee, qui sont des ateliers pour le développement personnel, qui nous permettent de grandir, d’apprendre à gérer le stress, la relation parents-enfants, entre autres. Il y a d’autres psychologues qui offrent des services de qualité, il faut en profiter. Si on sent qu’on n’est pas équipé, il faut s’en donner les moyens.

Il y a eu aussi, récemment, des cas de maltraitance allégués dans des shelters. Faut-il revoir la prise en charge des enfants en détresse selon vous?

Je pense qu’il est temps de professionnaliser ce domaine. Les associations font de leur mieux, mais ne peuvent remplacer l’État. Il me semble que l’État a une responsabilité envers tous les citoyens, en particulier les plus vulnérables. Il faut des institutions où l’État est plus impliqué, où il y a des officiers de l’État pour un suivi. Il faut plus de professionnels. Pour une prise en charge de qualité, il faut que le personnel soit qualifié, formé et rémunéré correctement. La situation est parfois complexe.
La chercheuse américaine Brene Brown parle des changements par rapport au pouvoir dans les relations. La relation dominant-dominé commence à être moins tolérée, même s’il y a encore du chemin à faire.

Par exemple, auparavant, on pouvait posséder des esclaves, cela a changé, du moins ce n’est plus permis. Dans le monde du travail, il y a eu la domination des patrons, c’est en train de changer aussi. Dans les couples, les femmes ne sont plus soumises à leurs maris. Le jeune voit autour de lui qu’il est possible de s’élever contre un pouvoir dictatorial. Donc, quand vous imposez des règles de manière arbitraire à vos enfants, cela ne fonctionne plus. La façon dont on éduquait les enfants il y a une ou deux générations de cela, était différente. Souvent on entend des parents désemparés regretter qu’avant, on donnait un coup de rotin bazar et ça fonctionnait. Mais on oublie que cela avait un impact désastreux.

Heureusement que beaucoup de parents décident d’avoir une éducation non violente. Néanmoins, ils peuvent se retrouver démunis, car ils n’ont pas de modèles, de bonnes techniques. Imaginez maintenant, dans les shelters, comment gérer des jeunes en situation vulnérables, qui n’ont pas eu une vie stable. Il faudrait une formation renforcée, notamment en discipline positive, pour prendre en charge ces jeunes. Donner un toit et à manger, cela ne suffit pas. Les employés risquent de se retrouver en détresse eux aussi, s’ils n’ont pas une formation solide, leur permettant de faire face à cette situation.

Peut-on dire que la famille est fragilisée aujourd’hui?

Je n’aime pas trop l’idée pessimiste disant que le monde va mal. Je dirai plutôt que les défis sont différents. La société est en mutation et ces changements entraînent des difficultés. La famille telle qu’on la connaît, avec papa, maman et des enfants qui vivent heureux jusqu’à la fin de leurs jours… on en rencontre de moins en moins. Il ne faut pas être pessimiste à ce sujet. Disons tout simplement que c’est en train de changer et qu’il faut trouver d’autres modèles familiaux pour vivre heureux et épanouis. Parfois, une famille recomposée peut être beaucoup plus épanouissante pour les enfants que cet homme et cette femme qui s’obstinent à rester ensemble, tout en se déchirant, où il y a la violence. Le modèle en apparence parfait de l’homme et la femme, vivant heureux avec leurs enfants jusqu’à la fin de leurs vies, peut n’être qu’une apparence des fois. Dans certains cas, la séparation peut être une étape plus positive pour les enfants.

Vous avez évoqué des changements par rapport au pouvoir dans le couple. Or, on voit que la violence domestique demeure un gros problème de société…

Le changement de paradigme par rapport au pouvoir est en train de se faire. Ce n’est pas encore terminé. Il y a toujours des inégalités, plein d’abus de pouvoir… Souvent les choses sont reliées. On parlait au début de mariage précoce. Bien souvent la fille arrête ses études, elle ne travaille pas et si arrivée à 20 ans avec deux, trois enfants sur les bras, elle se retrouve dans une situation de violence, comment fait-elle pour s’en sortir? Ce n’est pas impossible, mais c’est un combat.

L’éducation reste l’une des meilleures armes pour lutter contre la précarité. C’est important d’être indépendante financièrement. Autrement, on n’a pas une grande marge de manœuvre. J’ajouterai que les femmes entre elles sont parfois dures aussi. Par exemple, la jeune femme de 30 ans qui se fait battre par son mari va chez sa mère. On pourrait croire qu’elle va la défendre, mais dans certains cas, elles s’entendent dire : to krwar mo pa ti gagn bate mwa? Tonn marye ar li bizin reste ! ” Des fois de femmes à femmes on peut contribuer au non-avancement des femmes. Or, il est important de soutenir la femme battue pour qu’elle puisse s’en sortir.

C’est en ce moment la période des vacances, que conseillez-vous aux parents pour en faire profiter pleinement avec leurs enfants?

Les parents travaillent beaucoup aujourd’hui, c’est un autre changement dans notre société. Mais le plus beau cadeau qu’ils puissent offrir à leurs enfants, c’est du temps de qualité. Donc, pendant les vacances, autant que possible, essayez de trouver du temps à passer avec vos enfants. Avoir quelques jours de congé ou se libérer le week-end. Cela aura plus d’impact dans la vie de leurs enfants que le dernier gadget à la mode. Quand les adultes viennent en thérapie, ils ne vont pas parler du super-gadget que papa et maman leur ont offert, mais ils diront si les parents leur ont manqué, si papa était toujours au travail, que maman était toujours fatiguée en rentrant… c’est cela leur tristesse, leur manque… Le gadget le plus luxueux ne compensera pas ça.

Et puis, il y a aussi les leçons particulières. J’entends des adolescents parler de leçons pendant les vacances, souvent dans presque tous les sujets et parfois plus d’une leçon par matière… Les vacances sont censées être un temps de pause, pour pouvoir être plus disponible à la rentrée. Les leçons occupent tout le temps des ados. Du coup, pas le temps pour des activités sportives, artistiques… Pourtant, c’est essentiel pour le bon développement des jeunes. Pouvoir exprimer sa créativité, socialiser avec d’autres jeunes dans un cadre approprié, c’est important. S’il n’y a que des leçons, que des devoirs, c’est compliqué.

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