Patrick Allen, professeur de musique à l’université de Londres : « Les Chagossiens sont toujours traités comme des citoyens de deuxième catégorie »

Enseignant au Département de musique de l’université de Londres, Patrick Allen a travaillé avec des élèves chagossiens dans une école de la ville de Crawley, en Grande-Bretagne. Il avait intégré ses élèves chagossiens dans une chorale qui a participé à plusieurs compétitions et d’émissions de la BBC. C’est cette expérience pédagogique passionnante qu’il nous raconte dans l’interview qu’il nous a accordée à la fin du séjour qu’il vient d’effectuer à Maurice

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Vous avez été responsable du département de musique dans une école de Crawley, une petite ville du sud de Londres, qui vous a fait découvrir des jeunes chagossiens avec qui vous avez monté un groupe musical. Pourquoi est-ce que les parents de ces élèves chagossiens se sont installés à Crawley ?

Tout simplement parce que c’est petite ville est à côté de l’aéroport de Gatwick, où débarquent beaucoup d’émigrants qui viennent s’installer en Grande-Bretagne. Les Chagossiens ont commencé à débarquer en 2002 quand, à la suite d’un des nombreux procès qu’ils intentaient à l’Etat, la loi anglaise a changé. Il était écrit dans les textes, en très petits caractères, que les Chagossiens de la seconde génération, nés entre 1969 et 1997, avaient le droit à la citoyenneté britannique. Un nombre de Chagossiens venant de Maurice et des Seychelles est donc arrivé en Angleterre. Comme rien n’avait été prévu pour les accueillir et qu’ils n’avaient pas beaucoup de ressources, ils se sont installés à Crawley où il y avait du travail basique à l’aéroport.

Peut-on dire que malgré le droit à la citoyenneté britannique acquis en 2002 les Chagossiens étaient traités comme des citoyens de deuxième catégorie en Grande-Bretagne ?

Oh, oui ! Et on peut même dire que, sous certains aspects, cela continue. En dépit du fait qu’ils sont citoyens britanniques, ils devaient faire des applications pour obtenir toutes les facilités auxquelles ont droit automatiquement les autres britanniques : passeport, sécurité sociale, facilités de logement, carte médicale, écolage, etc. Ils se sont débrouillés pour obtenir, au compte-gouttes et après de longues démarches, ce à quoi avaient droit les citoyens britanniques et ils se sont installés à Crawley où leurs enfants sont allés à l’école. C’est là que je les ai rencontrés.

Est-ce qu’avant cette rencontre scolaire vous aviez entendu parler de Diego Garcia et des Chagossiens ?

Comme tous les Anglais, j’avais entendu parler des Chagos et des îlois, mais de loin. Je savais qu’ils avaient été obligés de quitter leur archipel pour s’installer, pas dans de très bonnes conditions, à Maurice et aux Seychelles. Ils se sont installés à Crawley et on a commencé à les voir à l’école, mais de plus en plus en ville et petit à petit la ville est devenue, en quelque sorte, leur point de chute en Angleterre. Ils se sont installés dans le Sud, la partie la plus pauvre de la ville, qui a déjà une forte population d’émigrés, en raison de leurs faibles possibilités économiques.

Est-ce qu’au moins dans les écoles on avait prévu des programmes pour inclure ces élèves, nouveaux citoyens britanniques ?

Malheureusement non. Il aurait fallu un programme pour ces élèves, chez qui on n’avait jamais développé les outils, pour leur permettre d’intégrer une classe classique dans le système anglais basé sur les examens. Les responsables des écoles n’étaient pas très heureux de ces élèves qui allaient faire baisser le pourcentage de leur établissement, et les élèves et les parents considéraient avec méfiance cette école où ils étaient relégués au fond de la classe et où on ne s’occupait pas d’eux. Il faut aussi dire que, par rapport à ce qu’ils avaient vécu avant, leur manière de vivre, de se comporter et de parler, étaient différents des autres élèves, ce qui les mettait à l’écart à l’école et, plus largement, de la communauté de la petite ville.

Peut-on dire que la citoyenneté britannique n’a pas fait perdre aux Chagossiens le statut et les conditions d’exilés que cette communauté véhicule depuis 1967 ?

Je vous réponds oui, sans hésitation. Pour avoir parlé à mes anciens élèves et leurs parents avec qui j’ai des liens très étroits, je peux dire ceci : dès le départ ils ont été marginalisés dans les pays où on les a installés. Que ce soit à Maurice où aux Seychelles, les Chagossiens ont été traités en général avec suspicion aussi bien de la part des autorités que des populations. La manière dont ils ont été traités en Grande-Bretagne n’a fait que confirmer le sentiment d’exclusion qu’ils ressentent depuis toujours. Ils ont dû continuer à se battre pour pouvoir exister et vivre comme les autres au sein de la communauté dans un pays dont ils étaient, légalement en tout cas, des citoyens.

Comment est-ce que, si je puis dire, la musique est entrée dans la saga de l’exclusion des Chagossiens, avec vous comme chef d’orchestre.

En tant qu’enseignant, j’ai rapidement compris que la musique, si elle est bien utilisée, peut être un élément important pour permettre à l’élève de s’exprimer, mais aussi pour l’intéresser à participer, d’abord aux activités de la classe de musique, puis à l’école et à son programme. Quand j’ai commencé à travailler à Crawley, nous avons utilisé plusieurs méthodes pour intéresser les élèves qui venaient de pays et d’univers différents. Au départ, les élèves chagossiens étaient peu nombreux dans les classes et puis, en 2009, on en est arrivé à un point où il y avait plusieurs — cinq ou six – dans une même classe et nous avons commencé à évaluer leurs aptitudes musicales. Nous travaillions à l’époque sur un projet et un nouvel élève Chagossien, Andy Simonet, est arrivé. Il était si bon musicalement qu’il est devenu, naturellement, le chef du groupe musical et a fédéré la classe autour de lui. Les enseignants et les élèves britanniques ont alors découvert que cette communauté mise à l’écart comportait en son sein des jeunes qui avaient un immense talent musical. Pour leur part les Chagossiens, dont personne ne s’occupait et qui étaient mis à l’écart dans l’école, ont commencé à exister, à s’intéresser et à faire partie de l’école. Ils sont devenus un point focal de la classe, puis de l’école. Je leur ai alors demandé s’ils avaient dans leur communauté d’autres jeunes qui faisaient de la musique et de leur dire de venir se joindre à nous et de nous faire écouter ce qu’ils faisaient. Ils l’ont fait. Les autres premiers élèves musiciens étaient Emmanuel et Thierry Ally, Joe Tatous, Atkinson Sobha, Ronny Lafleur, Jason Alexis, Patrick Bundhoo et Daryll Amédée.

Que chantaient-ils, quel genre de musique jouaient-ils ?

Ils chantaient et faisaient de la musique chagossienne et un peu de musique mauricienne et seychelloise en créole et ne savaient pas s’ils pouvaient le faire à l’école, si cela était accepté. En tant qu’enseignant, j’étais enchanté, puisque je pouvais faire s’exprimer ces élèves, leur faire découvrir d’autres styles de musique que je pouvais partager avec les autres élèves. A partir de là les élèves, chagossiens ont commencé à mieux s’intégrer et à participer à d’autres activités scolaires. Tout cela a fait diminuer, puis disparaître un peu la méfiance et l’hostilité qui existait entre l’école et les élèves de cette communauté. Les élèves chagossiens ont commencé à participer à d’autres activités de l’école et ils ont intégré la chorale où leur musique s’est imposée d’elle-même.

Quelle a été la réaction de la direction de l’école et des parents d’élèves des autres communautés face à cette montée des chagossiens ?

Disons qu’il y a eu des problèmes au niveau administratif de l’école. Mais, par ailleurs, la passion des Chagossiens pour leur musique, leurs capacités musicales et la manière dont ils communiquaient était tellement forte qu’ils sont devenus, en quelque sorte, des élèves appréciés. Attention : tout cela n’est pas arrivé du jour au lendemain, il a fallu du temps que pour que les uns et les autres sortent de la méfiance et de l’hostilité. Des gens ont été immédiatement séduits, d’autres ont pris du temps pour se laisser séduire, chacun selon ses capacités d’ouverture vers les autres.

Et puis la réputation du groupe de chagossiens a dépassé les frontières de Crawley.

La chorale de l’école qu’ils avaient intégrée avait à son répertoire des musiques chagossiennes qui ont été entendues et appréciées, dans des compétitions de chants en dehors de la ville. Ils ont ainsi rencontré les membres de la chorale de la BBC qui s’est intéressée à eux et également à notre projet d’éducation. Ce projet a démontré que la musique peut être un pont pour relier les gens et les communautés, leur permettent de se connaître pour pouvoir s’apprécier et tout cela peut commencer à l’école et devenir une source de motivation. Les deux chorales ont travaillé ensemble et ont même interprété le « Requiem » de Mozart.

Attendez. Vous êtes en train de me dire que de descendants de Chagossiens, rejetés de partout depuis 1967, ont chanté du Mozart avec la chorale de la BBC ?

Oui ! Il existe des clips de cette interprétation sur You Tube. Suite à ce travail en commun, la BBC a demandé au groupe, connu comme « The Chagossians Drummers », de représenter la Grande-Bretagne dans des festivals internationaux. Le groupe a participé à d’autres festivals et plusieurs programmes de la BBC. Lors de leurs performances, les membres du groupe ont raconté l’histoire de leur communauté déracinée, traînée d’îles en pays, maltraitée comme des indésirables. Même si la situation a quand même évolué ces dernières années, il faut reconnaître que les Chagossiens sont toujours une communauté marginalisée.

Pourquoi est-ce que cette performance n’a pas bénéficié d’une grande répercussion à Maurice ?

Je ne sais pas. Peut-être qu’on se focalise trop sur ce qui se passe au niveau international dans le dossier des Chagos. La performance du groupe de Chagossiens de Crawley a fait l’objet de plusieurs articles de presse en Grande-Bretagne, dont un dans le Times et certaines de leurs interprétations peuvent être vues sur YouTube en tapant : Chagos lacrymosa.

En général, un groupe qui émigre dans un autre pays essaye d’adopter ses coutumes, ses moeurs. Comment expliquez-vous le fait qu’après avoir été transférés — pour ne pas dire déportés — de leur archipel à Maurice, aux Seychelles et en Grande-Bretagne où ils ont été exposés à d’autres cultures, les Chagossiens sont restés fidèles à leur musique ?

Je crois que cela tient aux spécificités de l’archipel, des Chagossiens et de leur histoire. Il n’y avait rien sur l’archipel et la seule manière de se divertir était la musique, qui faisait partie intégrante de leur vie. Quand ils ont été obligés de quitter l’archipel, ils ont emmené avec eux leur musique, un des seuls moyens de se rappeler du passé. Au fur et à mesure qu’ils ont été maltraités, marginalisés, ils ont tout fait pour conserver cette musique et ces chants qui étaient tout ce qu’ils avaient. Tout ce qui leur permettait de continuer à résister contre tout ce qu’on leur a fait subir. C’est la seule chose qu’on n’a pas pu leur enlever : le son des instruments, la voix pour raconter et se souvenir et le corps pour danser. Le fait d’avoir été mis dans des ghettos a aidé cette musique à devenir partie intrinsèque du Chagossien. Comme aux Etats-Unis, le blues et d’autres formes musicales ont permis aux esclaves de garder un lien fort avec les pays d’où on les avait enlevés. Dans les deux cas, la musique agit comme une protection contre les rigueurs de la vie. Au fil des générations les Chagossiens ont développé un attachement extraordinaire pour leur musique, mais aussi pour la musique en général, ce qui fait que la génération d’aujourd’hui comporte d’excellents musiciens en son sein.

Les parents des élèves chagossiens de Crowley sont-ils venus participer aux activités de leurs enfants ?

Eu égard à leur mauvaise expérience des institutions des pays où ils ont survécu, ils avaient beaucoup de méfiance, de réticence et de suspicion vis-à-vis de l’école. Mais la musique, leur musique, en fait, a fini par agir comme un aimant. Nous avons aussi fait l’effort d’aller vers eux, de les écouter raconter leur histoire, d’apprendre comment ils vivaient. Il y a eu, même en ce qui me concerne, beaucoup de réticence au départ. Les Chagossiens ont été tellement, d’une part, maltraités et ignorés, et de l’autre, parfois exploités par des gens qui se sont servis de leur cause, qu’ils ont développé une grande méfiance et préfèrent rester entre eux, plutôt que d’aller vers les autres. En ce qui concerne la classe de musique, ils ont pris du temps, mais ils ont fini par venir voir leurs enfants en concert.

Est-ce que la classe de musique avec les Chagossiens continue ses activités aujourd’hui ?

J’ai quitté l’école il y a quelques années. La classe a continué ses activités pendant un certain temps, puis des programmes nouveaux ont été proposés.

Quel est l’objectif de votre actuelle visite à Maurice ?

Je travaille actuellement sur un projet avec l’Université de Maurice, plus particulièrement avec Veena Balgobin, pour enseigner la méthodologie de la musique avec un accent particulier sur la musique comme instrument permettant l’inclusion, comme ce que nous avons fait à Crawley. Nous allons travailler avec des étudiants, mais aussi avec des ONG qui pourraient utiliser la musique dans le cadre de leurs programmes. Je le répète : la musique peut être utilisée pour l’inclusion sociale, comme une motivation pour l’éducation. Mon expérience a l’école de Crawley et ailleurs démontre que la musique a un rôle important à jouer dans l’éducation, mais aussi dans la vie de tous les jours.

Qu’est-il arrivé aux élèves Chagossiens de cette désormais fameuse classe de musique de l’école de Crawley ?

Tous sont dans la vie active et pas mal d’entre eux sont des musiciens qui ont rejoint des groupes, des orchestres. Ce qui démontre que la musique a une importance fondamentale dans l’éducation. Les élèves chagossiens de Crawley avaient au départ une connaissance de la musique, de leur musique, mais l’école et la chorale leur ont permis de développer ce qu’ils avaient en eux, de découvrir d’autres musiques, d’autres expériences musicales qui leur ont permis de développer leur personnalité et les outils qu’ils possédaient.

Vos élèves de la classe de musique faisaient partie du combat que les Chagossiens mènent depuis la déportation de 1967. Est-ce qu’ils abordaient ce sujet avec vous ?

Comment pouvez-vous être Chagossien et ne pas aborder ce sujet ? Ils se rendaient compte, tout comme leurs parents, qu’ils étaient au centre d’une bataille globale. Une bataille dont ils avaient été exclus, marginalisés, oubliés. Cette bataille dont les Chagossiens sont les principaux concernés, se fait en dehors d’eux, de ce qu’ils peuvent penser, dire ou ressentir. Cette bataille dont ils sont les premières victimes, puisqu’on l’oublie parfois, ce sont eux qui ont été déracinés de leur pays natal et déportés dans des pays étrangers. Dans le débat, disent-ils, jeunes et vieux, on oublie de leur demander ce qu’ils veulent. On oublie de leur permettre du droit de déterminer où ils souhaitent vivre. Ce sont des sujets dont nous discutions avec les élèves et leurs parents — quand ils ont accepté de nous recevoir —, tout en suivant les étapes de cette bataille qui se déroule à l’internationale et dont eux, les principaux concernés, sont exclus. Les anciens comme les jeunes n’arrêtent pas de dire que pratiquement tout le monde s’est servi d’eux dans cette tragédie, qui dure depuis plus de cinquante ans, et qu’ils ont été abandonnés de tous. Ils me disaient que tout le monde parle des Chagossiens sans savoir qui ils sont, sans avoir pris la peine d’aller les voir pour leur demander ce qu’ils veulent. Beaucoup parlent en leur nom sans les avoir jamais entendus, rencontrés, essayer de comprendre qui ils sont. Certains m’ont dit que beaucoup s’intéressaient plus au combat politique des Chagos qu’aux conditions de survie des Chagossiens.

Mais on pourrait leur dire qu’ils sont maintenant des citoyens britanniques.

Des citoyens de deuxième catégorie, comme je vous l’ai déjà dit, qui sont arrivés dans leur « supposé » pays où ils n’étaient ni attendus ni souhaités et où aucun programme d’intégration n’avait été mis en place pour eux. Ils ont dû continuer à se battre pour pouvoir survivre dans un pays qui est supposé être le leur depuis 2002 et où ils continuent à être traités comme des citoyens de deuxième catégorie.

Est-ce que les jeunes ne s’intègrent pas beaucoup plus facilement que les aînés ?

Oui. Ils maîtrisent plus facilement les démarches administratives, parlent beaucoup mieux l’anglais que leurs parents et, il faut le dire, ont amélioré leurs conditions de vie. Mais ils savent, et ça personne ne pourra l’effacer, ils savent qu’ils sont des Chagossiens et qu’ils ne vivent pas en Grande-Bretagne par choix. Je crois qu’ils essayent de vivre le mieux possible en Grande-Bretagne tout en sachant qu’ils ne sont pas tout à fait comme les autres Britanniques. Ils parlent aussi des autres Chagossiens, qui sont nés après 1997, n’ont pas de pays et essayent d’entrer illégalement en Grande-Bretagne pour rejoindre leurs parents, avec le risque de se faire déporter. Plus de cinquante ans après, des descendants de Chagossiens entendent encore ce mot qui a marqué leur histoire : déportation.

Pourquoi n’avez-vous pas écrit un livre sur votre expérience musicale à Crawley et votre connaissance des Chagossiens ?

Parce que je ne voulais pas entrer dans la catégorie de ceux qui ont utilisé à leur profit personnel la cause des Chagossiens. Je viens de presenter une thèse de Phd dont le titre est : « Excellence and Inclusion in Music Education : Working with Chagossian Teenagers in an English Comprehensive School » qui parle de mon expérience pédagogique. Mais je pense que je pourrai écrire un ou plusieurs livres sur le sujet. Il y a tellement à dire sur cette communauté qui, malgré tout ce qu’elle a subi depuis cinquante ans, continue à se battre pour ses droits et fait preuve d’une résilience extraordinaire. Par exemple, Crawley compte aujourd’hui environ 110, 000 habitants avec une population d’immigrés très mélangés comprenant plus de quarante communautés distinctes. Les Chagossiens ne sont qu’un peu plus de 3 000 et font partie des plus négligés, mais c’est la communauté la plus soudée de toute la ville.

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