POÉSIE: Gâter la langue de quelques vers…

L’anthologie de poésie mauricienne contemporaine d’expression française, qu’a réuni Yusuf Kadel chez Acoria il y a quelques mois, est venue rappeler que la pratique poétique demeure aujourd’hui encore un genre littéraire que les auteurs mauriciens affectionnent particulièrement. S’il paraît surprenant de ne pas trouver dans cet ouvrage des textes d’auteurs tels Jean-Gérard Théodore, Hassam Wachill, Michel Ducasse ou Sedley Assonne, voire sans doute quelques autres, ceux qui y sont publiés dessinent néanmoins quelques-unes des sympathiques tendances de la création littéraire à l’oeuvre chez ceux qui ont été façonnés par ce pays, qu’ils y vivent ou non, qu’ils aient 20 ou 70 ans.
La langue française est vraiment « pourrie gâtée » que des auteurs aussi fins qu’Ananda Devi ou Edouard Maunick, et les 11 autres qui les accompagnent dans ce recueil, aient choisi ce médium pour exprimer leurs désirs, souvenirs, craintes et aspirations en faisant sonner les mots et en explorant leurs vertus. Yusuf Kadel leur a demandé de choisir eux-mêmes les textes soumis, parmi lesquels certains ont déjà été publiés, d’autres demeurant inédits. Quel que soit le motif qui ait guidé leurs choix, ces auteurs ont une personnalité stylistique.
On reconnaît l’insolence rythmique d’Alex Ng, qui offre ici une suite à quelques aventures verbales passées, dont il est inutile de s’offusquer. Le lire fait rire, et peut conduire à la jouissance par défoulement. Si ce nihiliste, ce terroriste de la poésie, ce fauteur de trouble à l’offense facile choque, bouscule, ne respecte rien… il ne commet d’autre crime que souiller de mots les pratiques idolâtres de la vie en société. Cette succession en quatre parties démontre au moins deux ou trois choses : il sait se jouer du sens et de la musique des mots, il a le sens du rythme et surprend par des métaphores singulières, et, enfin, il se paye le luxe de quelques raretés, telles la carouble ou la draille… Serait-il une sorte d’expressionniste moderne de la poésie ?
Yusuf Kadel, le poète et non le directeur littéraire ou le dramaturge, propose ici des extraits d’Another day, présentés en 11 parties, un parcours dédicacé, fidèle à la délicatesse soyeuse que nous lui connaissons déjà. Les formes varient, le ton aussi, les atmosphères offrent un déplacement tranquille du côté de l’amour, de la beauté des choses, des jamalacs sur la plage et des petits matins clairs… puis « des étoiles (qui) font un bruit de flocons » et des « rires d’enfants (…) me prennent à ma torpeur ».
Après des extraits des recueils La saison des mots et Chairs de toi, Vinod Raghoonundun publie ici des poèmes inédits à l’instar de Tamarinades, Terre teranga et Tu as écrit… Trois visions, trois atmosphères, trois versions de l’état d’esprit d’un poète installé en France dont le coeur vibre au rythme du berceau natal. Avec le premier, il pousse une sorte de sarcasme où la mer s’esclaffe de rire sur les rochers de nos rives. Dans le deuxième il redessine l’amour d’une terre africaine qui se réinvente… « aurore après aurore le soleil te recrée / comme le diamant de toute goutte d’eau ». Et dans le troisième, on ne sait plus s’il écrit pour une femme ou n’importe lequel des êtres qu’il ne veut oublier. La langue est fluide, astucieuse et romantique.
Umar Timol revient ici avec les formes courtes, différentes semble-t-il de celles qu’il vient de publier dans son recueil d’aphorismes à l’Atelier d’écriture. Ici, le lecteur se frotte à un choix de strophes ou poèmes minuscules, où le second degré, la métaphore dérangeante, l’idée intrigante ou l’ironie bienveillante… se dégustent doucement comme on goûte, par exemple, « l’insoumission de la lumière / (qui) désunit / les sciures / de l’ombre ». Le poète de la coolitude, Khal Torubally, propose ici une Ode à Fernando Pessoa écrivant pour un fado, une saudade qui marie la nostalgie lusitanienne à la solitude du rimailleur ou du « marron des pénombres ». Cet écrivain habitant Lyon se demande plus loin si l’étranger est « celui qui prend la route comme une ancienne épreuve  » quand, par exemple, Umar Timol, qui vit à Maurice, s’interroge sur l’Autre : « cette énigme / incinérée / dans l’écrin de tes sens. »
Ces quelques mentions nous font négliger les autres auteurs présents dans l’ouvrage, ceux qui n’ont rien à prouver ou ceux, tout jeunes – comme Aqiil Gopee et Lisa Ducasse –, qui font espérer d’autres futures bonnes lectures, ceux dont on ne parle pas assez comme Sylvestre Le Bon, Anil Gopal, qui vient de publier à l’Harmattan, Stefan Hart de Keating le slameur et Thierry Chateau. Robert Furlong et Eileen Lohka guident le lecteur en historien ou spécialiste de la littérature francophone.

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