PENSEURS DU SUD, N0.7 – Walter Mignolo : Désobéir à la Pensée

DR JIMMY HARMON

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Dans notre dernier papier de « Penseurs du Sud, N0.6 », (voir la page Forum — Le Mauricien, du 29 septembre 2022) nous relevions l’idée maîtresse de « affirmative sabotage » dans la pensée de Gayatri, femme intellectuelle-activiste, de nationalité indienne et professeure de littérature comparée à la Columbia University, États-Unis. Nous reprenions ses propos en ces termes:  « Affirmative sabotage doesn’t just ruin; the idea is of entering the discourse that you are criticizing fully, so that you can turn it around from inside. The only real effective way you can sabotage something this way is when you are working intimately within it. ». C’est donc « saboter » le système tout étant à l’intérieur.

Pour la septième contribution à cette rubrique, nous allons retrouver un autre penseur du Sud qui, lui, nous invite à « désobéir » la pensée. C’est Walter Mignolo, né en 1941 en Argentine, professeur à la Duke University, États-Unis. Durant sa carrière, il a reçu de nombreux prix pour ses publications : Katherine Singer Kovaks pour The darker side of the renaissance (1996) et le  Prix Frantz Fanon par le  Caribbean Philosophical Association pour The Idea of Latin America (2006), entre autres. En 2018, il publie avec Catherine Walsh « On Decoloniality: Concepts, Analytics, Praxis ». Que ce soit pour ses nombreux « lectures » dans des universités à travers le monde ou tout simplement de chez lui lors des « online conversations » avec des jeunes doctorant/es, Walter Mignolo, de ses 82 ans, tient tout le monde en haleine. Il interpelle, il nous laisse pensifs pour ne pas dire carrément pantois ! Pour lui, il faut « delink » avec la pensée que nous utilisons pour comprendre le monde. Alors que ses idées remettent beaucoup en question l’ordre établi comme les études post-coloniales et subalternes, cependant Mignolo refuse d’utiliser le mot « post-colonial » et invente plutôt les mots « colonialité » et « décolonialité » qu’il trouve plus appropriés. Les propos de Walter Mignolo dans le présent viennent principalement d’un échange qu’il avait eu online avec deux Leverhulme Doctoral Scholars (Liverpool) nommément Benedetta Zochi et Manuela da Rosa Jorge en 2001. Les lecteurs peuvent retrouver cette conversation « Decoloniality, coloniality and mobility: A conversation with Professor Walter Mignolo » sur YouTube.

S’affranchir de l’obsession de la « méthode »

Mignolo déroute tout le milieu universitaire quand il dit que la réflexion sur la colonialité et la décolonialité ne relève d’aucune « discipline » même pas « pluridisciplinaire ou transdisciplinaire », mais « undisciplinary ». Car les réflexions viennent de plusieurs universitaires, chercheurs et intellectuels-activistes dans les années 2000 en Amérique Latine qui pensent le monde non pas avec le prisme de leur « discipline » mais d’abord de leur propre expérience, en se posant la question « where does it sense me ? ».  C’était une refondation de la philosophie de la libération, née dans les années 70, avec le nouveau contexte sociopolitique en 2000 dans leurs pays respectifs et dans le monde. Pour Walter Mignolo, ce qui a pu les amener à trouver de nouveaux concepts c’est d’avoir été des « undisciplinary thinkers ». À ce propos, Walter Mignolo dit qu’il n’y a pas de « méthode » à priori. Alors que trouver une « méthode » pour une recherche fait partie des canons de la recherche. Aux jeunes universitaires qui font un Master ou doctorat, Walter Mignolo leur dit de se poser avant tout la question : « Why are you doing what you are doing ? » Il ne s’agit pas de faire l’objet d’un formatage par une discipline qui finalement punit la pensée. Pour Mignolo, penser d’abord, réfléchir autour de la problématique, c’est alors que la « méthode » va émerger. Conscient de la pression qu’exerce le système sur toute personne qui entreprend des études universitaires et doit utiliser le canevas qu’on lui donne, Walter Mignolo conseille « use the tool, don’t let the tool use you ». Nous voyons que c’est une exigence intellectuelle mais aussi une éthique de vie. La finalité de toute chose n’est pas la chose en elle-même mais c’est le sens que nous donnons à cette chose.

Pourquoi « coloniality » et pas « post-colonial » ?

Le préfixe « post » sous-entend une idée de passage avec un « avant » et un « après ». Le post-colonial désigne alors une période qui suit le colonial. Mais il peut surtout laisser entendre que c’est du passé, du révolu comme dans « post-mortem » ou « post-scriptum ».  Il ne s’agit donc pas de s’opposer au colonial, mais d’envisager son « après », comme si le colonialisme avait disparu. C’est ainsi que nous parlons de « sociétés post-coloniales » qui naissent après l’indépendance. Or, Walter Mignolo nous dit que la « structure » coloniale reste après l’indépendance. Elle ne disparait pas. C’est la langue du colonisateur, le système judiciaire, l’administration publique et autres systèmes qu’on maintient et qu’on parviendra difficilement à démanteler. Pour Walter Mignolo, ce qui caractérise la colonisation européenne c’est le développement accéléré du système capitaliste et la catégorisation sociale (couleur, genre, race, etc) que le système met en place. Mignolo ne fait pas appel à la révolution. Il dit que c’est peine perdue. Il dit « you can’t change the world when people don’t want to change it ». Ce n’est pas « résistance » que nous devons envisager mais il faudrait plutôt penser à « re-existence ». Pour cela il nous faut « delink » et faire du « border thinking ».

« Delink » & « Border Thinking »

Walter Mignolo ne mâche pas ses mots. Il dit que nous devons penser en nos propres termes. Il faut qu’on arrive à « delink ». Il donne ici pour exemple des pays comme la Chine et Singapour qui, dans les années 60 et 70, ont décidé de ne pas suivre les instructions du FMI et de la Banque mondiale. Ces pays ont effectivement pensé le développement à partir de leur propre vision du monde. Contrairement à beaucoup de penseurs post-coloniaux, l’euro-centrisme n’est pas mauvais en soi. Pour lui l’euro-centrisme confirme que tout être humain conçoit le monde à partir de son univers. Ici, Mignolo introduit deux termes significatifs, notamment cosmologie et cosmogonie.  La « cosmologie » est la science qui étudie la structure, l’origine et l’évolution de l’Univers considéré dans son ensemble. Alors que la « cosmogonie » est un récit mythologique qui décrit la création du monde. Les cosmogonies sont des mythes fondateurs que l’on retrouve au sein de chaque civilisation. Pour Mignolo la pensée humaine part de sa cosmologie et sa cosmogonie. Donc, il n’y a pas de pensée centrale, dominante en soi. Toute pensée est liée à son contexte. Elle est historique et historicisée. Il parle ainsi de « pluriversalité » au lieu « d’universalité ». Au sein d’une pensée du monde, il y a plusieurs pensées valables mais que la colonialité nous empêche de voir. Il y a une imbrication des pensées. Mais il arrive qu’une pensée domine les autres. Ce que nous reprochons à l’euro-centrisme. Mais que Mignolo trouve normal. Or, pour lui nous serons toujours sous la domination de cet euro-centrisme si nous ne faisons pas de « delink ». Pour vraiment « delink », il nous faut aller aux frontières. C’est ce que Mignolo appelle de la « border thinking ». C’est penser autrement, trouver d’autres formes de connaissance.

Désobéissance épistémique

Il est intéressant de voir l’exemple que donne Mignolo pour expliquer le terme « désobéissance épistémique ». Il prend Gandhi comme exemple qui appelait au « satyagraha », la résistance et la désobéissance civile qui n’était pas que se débarrasser de la « British rule » mais de la remplacer par une façon de vivre propre à la cosmologie et la cosmogonie des Indiens. Il faut alors désobéir à la manière dont le colonisateur faisait la population réfléchir. Depuis 1835, la politique éducative de Lord Macaulay était de s’assurer que l’élite locale pense comme les Anglais. Cette désobéissance épistémique passe chez les Indiens par la valorisation de la connaissance locale, du terroir. On retrouve cette désobéissance quand Gandhi décide ne plus porter de costume/cravate mais le dhoti blanc. On la voit aussi quand en 1962 Mandela se présente au tribunal en costume traditionnel de la tribu Thembu, et qu’il a refusé de se faire représenter par un avocat et a fait valoir qu’il était un homme noir jugé par une cour composée de Blancs. Les deux hommes empruntent alors la voix d’une liberté épistémique. Cette liberté « permet d’apprendre à désapprendre pour pouvoir réapprendre » d’après Ndlovu-Gatsheni dans sa publication Decoloniality as the future of Africa (2015).  Gandhi et Mandela ont passé par ce chemin de désobéissance épistémique pour trouver la liberté épistémique. C’est toujours un chemin difficile, tortueux et le moins fréquenté.

Références

Mignolo, W. and Walsh, C.. On Decoloniality: Concepts, Analytics, Praxis. Duke University Press., 2018.

Corinne Mencé-Caster, Cécile Bertin-Elisabeth. Approches de la pensée décoloniale. Archipélies, 2018.

« Pour Mignolo, penser d’abord, réfléchir autour de la problématique, c’est alors que la « méthode » va émerger. Conscient de la pression qu’exerce le système sur toute personne qui entreprend des études universitaires et doit utiliser le canevas qu’on lui donne, Walter Mignolo conseille « use the tool, don’t let the tool use you ». »

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